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Les batailles de Moselle se racontent en bande dessinée

Thomas Loëbskuhr, Saarbrücken

Les croix blanches qui décorent les paysages lorrains sont nombreuses et rappellent en permanence que la Moselle est une terre martyre

Les batailles de Moselle
Les batailles de Moselle

Sur les vaux, comme autant de châteaux imprenables surplombant nos consciences citoyennes, dans les cimetières en rangées méticuleuses, à l’orée encore d’une clairière d’oublieuse mémoire ou enfin au beau milieu des champs comme pour mieux souligner qu’un sang pur a abreuvé ces sillons-là, des croix se dressent, implacables témoins de la  geste humaine et nous interpellent quotidiennement.
Cause principale ou prétexte de trois guerres majeures dont deux mondiales, la Moselle demeure, dans ses fêlures et non-dits, pudique et discrète sur la Guerre ; comme honteuse. La preuve ; il n’existe aucun musée de la guerre sinon celui tout récent de l’Annexion et de la guerre de 1870 sis à Gravelotte ; sur les lieux en partie de la terrible bataille que se livrèrent Prussiens et Français. Alors que la Normandie ou le Luxembourg et la Belgique, plus proches géographiquement de nous, en comptent des dizaines, publics ou privés, la Moselle ne montre pas ce qui ailleurs est synonyme désormais de tourisme de mémoire et de forces économiques.
Peut-être que la Moselle demeure silencieuse et discrète parce qu’elle n’a jamais pu choisir entre tous ses fils, Allemands, Français et même étrangers venus se sacrifier et qui reposent en son sein, choisir entre deux versions de l’Histoire ? Peut-être.

Des fantômes dans les champs

Peut-être également cela relève-t-il de la volonté politique nationale qui, en la matière, est proche du degré zéro. Pourtant en Moselle, comme en Lorraine, les sujets comme les prétextes ne manquent pas pour évoquer les différentes guerres et les nombreuses batailles qu’elles ont enfantées. Mais là où d’autres ont non seulement fait le deuil mais aussi apporté des réponses politiques à ces sombres heures, la Moselle reste une belle endormie plus prompte à débattre de la nécessité d’implanter des gares dans des champs de betteraves et des aéroports fantômes plutôt que de s’occuper des fantômes qui occupent déjà lesdits champs.
Il semblerait toutefois que les temps changent et même s’ils le font en version slow motion, ils paraissent muer, comme l’animal qui a hiberné s’ébroue au printemps renaissant. Et puis, les mentalités évoluent, une guerre chasse l’autre. Même si c’est ailleurs, comme à Alep, ou à Sarajevo, elle questionne ce que chez nous elle a enfanté de laideurs et de beautés et que nous ne voulons voir ressurgir.

Cultiver la mémoire

Aussi, parce qu’il est temps de raconter, de commémorer, de célébrer le souvenir et l’histoire locale, d’interroger les notions d’héroïsme, de valoriser les sites touristiques mosellans, au-delà des seuls ouvrages scientifiques et techniques qu’une seule poignée de lecteurs avertis lit, le Département de la Moselle a saisi l’opportunité de l’année Kirby (voir par ailleurs article sur année Kirby) pour mettre en valeur son patrimoine, valoriser ses richesses et raconter au plus grand nombre des histoires fussent-elles terribles. C’est ainsi qu’il a passé un accord de partenariat avec Casterman Bruxelles ; grande maison de la bande dessinée au catalogue riche et fourni, aux noms prestigieux comme les lambris des palais royaux. Cet accord prévoit la publication d’un volume des reportages de Lefranc intitulé Les batailles de Moselle (1870-1945). Les trois grandes guerres sont abordées à travers trois batailles symboles : Gravelotte, Dornot-Corny et Créhange. Livraison prévue en octobre 2017.
Les reportages de Lefranc sont dédiés à la Seconde Guerre mondiale. Cinq volumes ont paru dont le dernier consacré à la guerre du Pacifique fin novembre 2016. Les autres titres sont : Le mur de l’Atlantique, la Bataille des Ardennes, La chute de Reich, le Débarquement.
Ils sont l’excroissance heureuse et réussie des aventures du reporter Guy Lefranc imaginé par Jacques Martin en 1952. Guy Lefranc est le pendant d’Alix, personnage célèbre du 9e art (l’un est franc quand l’autre est romain, l’un est blond quand l’autre est noir, etc…). Ses aventures classiques ont trouvé une approche plus pédagogique, historique pour s’exprimer avec la collection des voyages de Lefranc (et ainsi se déclinent toutes les aventures des personnages de Jacques Martin : les voyages d’Alix, les voyages de Jhen, les voyages de Loïs, etc…). Puis des voyages, l’éditeur est passé aux reportages afin de coller avec la réalité d’une profession fantasmée : celle de reporter. C’est dans ce cadre-là que les batailles de Moselle vont être évoquées : avec une recherche iconographique précise, des textes, des photographies d’époques, des témoignages et enfin les dessins d’Olivier Weinberg formé aux films d’animation, dont Ernest et Célestine, primé aux Césars en 2013 et nommé dans la catégorie du Meilleur film d’animation aux Oscars 2014. Un pedigree plus qu’honnête qui vous pose un homme habité par sa région et passionné par son travail.

L’école franco-belge

Olivier Weinberg est né en Moselle en 1969 et a vécu à Saint-Avold plus précisément, une terre mosellane où le francique rhénan est roi et règne en seul maître. L’Allemagne n’est pas éloignée qui donne à manger à bien des transfrontaliers vivant là. L’osmose est réelle, ni fantasmée ni dévoyée : c’est qu’ici on travaille dur, loin des problématiques des métropoles. De cet accent, Olivier Weinberg, n’a rien gardé lui qui vit désormais à Metz, après s’être essayé à Angoulême.  Et à dire vrai, il s’en moque quelque peu. Moins des réalités locales, de ses racines. Car lui, le seul accent qu’il revendique, c’est celui que son trait de crayon et sa palette graphique dessinent au gré de ses inspirations, de ses travaux éditoriaux et qu’il peut mettre au service d’une certaine vision engagée. Sa ligne est résolument claire : toute dédiée à une certaine école franco-belge ! Celle des Hergé, Jacobs et de son maître Jacques Martin qu’il a rencontré de son vivant.

redessiner les contours du passé
redessiner les contours du passé

Olivier Weinberg raconte des histoires avec son dessin ; celles terribles d’hommes qui font l’Histoire, broyés par elle, oubliés par elle. D’un naturel souriant et réservé, Olivier Weinberg est sérieux, conscient de ses responsabilités d’artiste et de Lorrain. Il sait également qu’il compte des auteurs estampillés Studio Jacques Martin, et qu’à ce titre il est responsable devant les lecteurs, éditeur et la mémoire de Jacques Martin, d’un style, d’une droiture et d’une impérieuse nécessité de documentation avant de créer un album. Pour s’en rendre compte, il y a la découverte de son travail et également une interview claire et sans ambages ! (voir ci-après).
Cette bande dessinée intitulée donc Batailles de Moselle, va mêler pour la toute 1ère fois  dans la collection établie trois époques avec une même thématique : la guerre en Moselle. Exercice délicat et périlleux qu’Olivier Weinberg compte bien surmonter avec un cahier des charges et une vision précise : il s’agit de reportages, rappelons-le, sur des batailles symboles : Gravelotte, Dornot-Corny et Créhange ou Morhange (le choix n’est pas encore arrêté à l’heure actuelle pour 1914-1918). Donc, pour débuter les reportages de Guy Lefranc en Moselle, la terrible bataille de Gravelotte ainsi nommée par les historiens allemands et bataille de Saint-Privat par les doctes français (quand on vous dit que rien n’est aisé en Moselle ; surtout trancher l’Histoire et affirmer telle posture au détriment des autres « enfants ») est celle choisie pour évoquer la guerre franco-prussienne de 1870 et débuter l’ouvrage. La bataille de Gravelotte ne fut certes pas décisive militairement parlant, mais elle fut le théâtre du premier massacre guerrier de masse. En effet, des hommes périrent par milliers sous des orages d’acier. Lesquels enfantèrent durablement l’expression : « il pleut comme à Gravelotte » pour rappeler que les hallebardes tombant du ciel sont l’égal de la mitraille tombée ce jour-là.
Le 18 août 1870, à l’aube, 300.000 hommes s’affrontent dans des combats sans merci qui annoncent, prémonitoires, ceux terribles et inhumains de la Première Guerre mondiale. Le soir enfin tombé, 30.000 hommes sont étendus, morts ou blessés, sur l’herbe grasse de Moselle.

La bataille de Dornot-Corny

L’autre terrible bataille et symbole notoire que relate Lefranc sous le trait de crayon de Weinberg, c’est celle de Dornot-Corny, 1ère tête de pont sur la Moselle, avant celle d’Arnaville, pour libérer Metz. Cruel sort que celui vécu par ces Gi’s venus mourir en Moselle : ils passent par le site de Gravelotte et subissent les tirs allemands dont le Mausolée allemand érigé en 1905 par l’empereur Guillaume porte les stigmates et témoigne encore aujourd’hui. Les soldats de la Libération vont être stoppés à Corny, quelques kilomètres plus bas, de l’autre côté de la Moselle, par les soldats du Reich : 943 tués ou portés disparus en 60 heures de combat ! Un bataillon entier décimé. Là aussi, la Moselle est une terre meurtrie où l’Histoire s’écrit à ses dépens. Et des histoires dignes d’intérêt puisque parmi les survivants de ce bataillon figurait Jack Kirby, le futur roi de la bande dessinée, le père de Hulk ou de Captain America (voir par ailleurs). Des histoires qui intéressent Marvel et Disney, le Patton Tour et des éditeurs… Si Metz est wunderbar, alors la Moselle is so comics !
Le travail de mémoire patriotique voulu par le président du département Patrick Weiten s’exprime pleinement dans ce genre d’initiative grand public qui a le mérite de dépoussiérer les écrits et les expositions imbibés de naphtaline et parfois rebutants. Ce travail attend également d’être déchiffré et défriché pour que d’autres s’emparent de cette richesse culturelle et touristique. L’intérêt croissant de structures culturelles vient le confirmer.
En attendant, la parution de la bande dessinée est prévue fin octobre 2017 lors d’un vernissage au musée de Gravelotte : l’opportunité de remettre l’église au milieu du village fut-il martyr et d’avancer sur une vision des faits historiques plus accessible, plus parlante et moins pudique.

Thomas Loëbskuhr, Saarbrücken

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