Thomas Loëbskuhr
La plupart des personnes ignorent le parcours de Jacob Kurtzberg. Quant à connaître sa biographie, inutile même d’y songer si l’on ne compte pas parmi les initiés !
Pourtant, l’un et l’autre pourraient nous sembler familiers si l’on y réfléchit bien. En effet, nous sommes paradoxalement très nombreux à connaître Captain America, Iron Man, les X men, Hulk, Thor, le surfeur d’argent et tout un riche panthéon de super héros en collants vifs ou en armures rutilantes made in usa. Qui peut sincèrement ignorer ces dieux issus d’une nouvelle mythologie et que les blockbusters, les uns après les autres, tout comme les bandes dessinées, imposent au monde entier à grands coups de rouleaux compresseurs ? Or donc nous connaissons la plupart de ces personnages mais point Jacob Kurtzberg : comment cela se peut-il ? Ces super héros sont le fruit d’une seule et même imagination prolixe et d’un trait de crayon révolutionnaire enfantés par Jacob Kurtzberg aka Jack Kirby ! Ainsi donc Jacob et Jack ne font qu’un !
Qui est véritablement celui que la critique a surnommé « King of comics » et que le Département de la Moselle s’apprête à honorer tout au long de l’année 2017 ? Né Jacob Kurtzberg le 28 août 1917 à New-York dans une famille juive autrichienne, le futur roi de la bande dessinée a tout de la petite frappe comme on en voit dans Il était une fois l’Amérique de Sergio Leone. Elevé à la dure dans le Lower East Side, la petite caillera se retrouve à plusieurs reprises sur la carreau, plongé dans les limbes, la mâchoire et la tempe douloureuses. Cela forge le caractère disait-on en ces temps-là ! La crise de 1929 touche durablement son père qui perd son emploi de tailleur et en rajoute une couche pour être certain que les phalanges ont bien taillé les arêtes du caractère à l’instar des coups de crayon du maître plus tard dessinant ses personnages. Le jeune Jacob distribue les journaux et les beignes, relève les impôts indirects que les bandes de malfrats font peser sur les petits commerces illégaux nés de la crise ici et là dans le quartier et survit dans une ville placée sous les auspices du dieu Baal [1]. Petit, râblé, Jacob ne craint pas de faire le coup de poing pour survivre et pour s’imposer en compagnie des siens. Les préceptes d’une éducation reçus à l’école juive du quartier semblent loin et pour survivre il y a certes les poings mais aussi son trait de crayon qui lui assure de vendre des dessins pour la presse sous le nom de Jack Curtiss et d’entrer aux studios Fleischer où il apprend le métier sur les dessins animés de Popeye.
L’année 1940 confirme sa collaboration avec Joe Simon et Martin Goodman, tous trois juifs (plus tard il y a également Stanley Lieber aka Stan Lee) : leurs travaux éditoriaux se renforcent et prennent une tournure plus politique. En effet, inquiets du sort qui est réservé aux juifs allemands, ils créent Captain America qui paraît le 20 décembre 1940 ; lequel capitaine dérouille le dictateur Hitler et fiche trempes sur trempes aux nazis. Un an plus tard, les Etats-Unis sont entrés en guerre après l’agression nippone de Pearl Harbor. Convaincu que sa place se trouve au front, Jacob Kurtzberg part faire ses classes et il embrasse sa jeune épouse Rosalind Goldstein avant de revêtir les atours du GI. Il n’est pas un foudre-de-guerre : c’est certain. Son entraînement et son parcours le prouvent et celui qui est désormais Jack Kirby se rend vite compte qu’il s’est fourvoyé. Il va tout essayer pour éviter d’affronter directement les nazis et se porter volontaire pour dessiner pour la propagande de guerre : en vain ! Le destin va lui livrer l’occasion de démontrer qu’il n’est pas un pleutre malgré ses notes insuffisantes au tir, sa maladresse aux transmissions et mécanique, sa peur des blindés. Il débarque à Omaha Beach début août 1944 et avec l’armée de Patton fonce vers Berlin, vers un improbable happy end digne des plus grands films hollywoodiens.
D’un Omaha Beach à l’autre
Il n’a beau être que replacement [2] dans la Red Diamond de Patton, il se retrouve bien malgré lui, début septembre plongé dans l’une des plus terribles batailles de la Seconde Guerre mondiale sur le front occidental : la prise de la forteresse Metz. Nommée par certains historiens la bataille oubliée ou le Omaha Beach Lorrain, la bataille de Dornot-Corny, 1ère tête de pont pour libérer Metz est une boucherie sans nom que les Américains impréparés enterreront rapidement dans l’oubli avec leurs morts. L’Histoire a passé, le département de la Moselle a décidé de la ressusciter ; mieux même de la mettre au jour et à jour. Cultiver la mémoire est à ce prix !
Le 6 septembre 1944, Jack Kirby est plongé au cœur d’un massacre digne des plus grandes batailles de 1914-1918. On penserait volontiers à Verdun où il a séjourné avant d’échouer dans ce petit village mosellan de Dornot. En 60 heures de combats acharnés durant lesquels on dénombre jusqu’à 27 contre-attaques, sur un petit périmètre, une compagnie (F) du 11e régiment de la 5e Division d’infanterie de la 3e armée traverse la Moselle et s’implante, fixée par un feu nourri ennemi, dans le bois du fer à cheval à Corny. Face à elle, des soldats aguerris de la 17e Panzergrenadier Division SS von Berlichingen qui se sont battus à Saint-Lô, des soldats expérimentés du front de l’Est du bataillon Berg et des élèves de la Nachrichtenschule der waffen-ss Metz. Des éléments aguerris constitués d’officiers originaires de Metz, de Nancy, expérimentés de la 462e Volks grenadier-division vont également constituer un obstacle de taille. Endoctrinés, défendant leur patrie et leur ville, le mot d’ordre est : « pas de quartier ! » (les témoignages des rares survivants américains sont terribles à cet égard). Les Américains vont perdre 943 soldats (tués ou portés disparus) sur 1103 que comptait le bataillon. Jack Kirby est là, (en)terré dans son foxhole [3], qui va vivre une expérience du feu traumatisante. Elle va le marquer durablement. Selon ses hagiographes, Kirby n’a cessé sa vie durant de se réveiller en hurlant la nuit, agité par des visions cauchemardesques. Il est l’un des rares survivants, mais traumatisé [4] et souffrant du trench foot [5], la guerre est finie pour lui. Il est soigné à l’arrière, à Paris. Ses camarades poursuivent le combat dans les Ardennes. Lui regagne son pays, définitivement marqué au fer rouge, obsédé par le blast des explosions, l’atrocité des combats, le caractère impitoyable des soldats allemands.
Expositions, festival et spectacles
Conscient de tenir là un prétexte en or pour développer sa politique culturelle, le Département de la Moselle, soucieux également de raviver la flamme de la mémoire patriotique, de mettre en lumière l’histoire locale et ses richesses patrimoniales, a décidé de consacrer l’année 2017 à Jack Kirby ; à lui tout seul une justification en béton armé. En plus, nul ne peut nier l’attrait grandissant pour les super héros à l’heure où l’Europe est frappée par des attentats terroristes et où le moindre acte civil est synonyme d’héroïsme ; à l’heure également où les citoyens se cherchent des modèles et des chefs, virils, imaginatifs, courageux. Ainsi, le département dirigé par le député Patrick Weiten, a décidé une succession de manifestations dignes d’intérêt qui trouvent à s’exprimer dans un cadre de septembre 2016 à octobre 2017. En effet, tout a débuté le 11 septembre dernier, date hautement symbolique s’il en est, à Corny lors de l’installation d’une nouvelle borne dédiée à Kirby dans le parcours de mémoire déjà existant. En présence du secrétaire d’Etat auprès du Ministre de la Défense, chargé des Anciens Combattants et de la Mémoire, Jean-Marc Todeschini, le député et président du département Patrick Weiten accompagné de Jean François, 1er vice-président, de la Consule générale américaine Amy Westling, Denis Jacquat, député et des autorités civiles et militaires, Elisabeth Gozzo, présidente de l’association Thank’s Gi, a dévoilé la nouvelle borne dédiée au roi de la bande dessinée. Ainsi, l’ouverture de la saison se fit sous un soleil radieux et dans la paix des friselis que la Moselle offrait ; loin de la boue, de la pluie, du fort courant et des orages d’acier qui eurent lieu 72 ans auparavant en ce même endroit et qui annonçaient un des hivers les plus rigoureux du XXe siècle.
Une bande dessinée pour expliquer et raconter
Le Département s’est associé avec un éditeur de prestige pour raconter cette bataille oubliée. En effet, Casterman Bruxelles a répondu favorablement à la proposition qui lui était faite de produire une bande dessinée sur le sujet. Elle portera nom : Les batailles de Moselle et sera dessinée par l’artiste messin Olivier Weinberg (voir article et entretien par ailleurs). Elle constitue un nouveau numéro de la collection des Reportages de Lefranc ; célèbre personnage inventé par Jacques Martin. Plusieurs numéros dédiés à la Seconde Guerre mondiale en constituent la collection : le Mur de l’Atlantique, La bataille des Ardennes, la guerre du Pacifique, le Débarquement, etc… Il s’agit d’un coup de maître pour qui veut mettre en lumière son histoire tout comme son patrimoine local. La Moselle s’assure ainsi une visibilité de Québec à Bruxelles dans le monde de la bande dessinée franco-belge. La ligne de chacun est claire ici : donner à voir et être vu.
Mais là ne s’arrêtent pas les idées de la Direction de la Culture départementale en la matière. Un accord a également été trouvé pour anticiper d’une année la parution en français par Urban Comics (Dargaud) de Losers ; un recueil mythique d’histoires de guerre par Jack Kirby. La parution est annoncée le 2 juin 2017, autrement dit la veille du lancement du 1er festival de la bande dessinée au château de Malbrouck dont le parrain n’est autre que Hermann, grand prix d’Angoulême 2016. Conçu comme une immense fête adossée au château, ce festival de la bd à Manderen, aux Pays des Trois Frontières, se déroulera les 3, 4 et 5 juin 2017 lors du week-end de la Pentecôte. Une quarantaine d’artistes et de conférenciers sont invités parmi lesquels notons Jean-Yves Mitton, Jean-François et Maryse Charles, Davide Fabbri, Philippe Jarbinet, Jason Latour, Gene Ha, Frédéric Marniquet. Outre les classiques rencontres et dédicaces, les visiteurs découvriront au pied des murailles du château, dans un bel écrin de verdure, des camps de reconstituteurs des différentes périodes historiques suivantes : guerre de Sécession, Celtes et Romains, Gi’s, grognards de l’Empire, stormtroopers de l’Empire… galactique.
Histoire et guerres étant le fil conducteur et le dénominateur commun à Kirby, la Moselle, la Direction de la Culture a donc envisagé également de présenter de début avril 2017 à début décembre 2017 une exposition permanente au Château de Malbrouck comportant plus de 250 planches et dessins originaux sur la thématique de la guerre dans la bd. De l’Antiquité avec Alix ou 300 à la guerre froide des Buck Danny en passant par Vance et Thorgal ou Sarajevo Tango de Hermann, les aficionados comme les curieux pourront découvrir un parcours imagé et enrichi de pièces de collections sur une thématique qui n’est jamais aisée : la guerre. Mais les 100 ans de la bataille de Verdun sont encore proches, ceux du Chemin des Dames à venir, la guerre au Moyen-Orient, les nouvelles approches scientifiques et historiques sur le sujet, les attentats qui endeuillent l’Occident, un intérêt croissant pour la culture locale – et Mars sait combien de croix et de cimetières ont poussé en Moselle -, tout cela renforce la légitimité d’une exposition attendue. Dans ce même état d’esprit, le musée de la guerre et de l’Annexion de Gravelotte, musée unique en Europe, abritera une autre exposition temporaire, sur la même durée et intitulée : Jack Kirby et la bataille de Dornot-Corny, ceci afin de faire découvrir aux curieux la terrible bataille oubliée et le parcours du private [6] Kirby. Urban Comics sera le partenaire avec Losers de cette exposition originale.
Kirby en Cabanes
Voilà pour la partie visible de l’iceberg Kirby ; disons celle que le grand public attend avec impatience. Il faut noter toutefois que le Festival Cabanes qu’organise le département tous les deux ans et composé de spectacles de théâtre, de circassien, de concerts, de conférences, déclinera également une thématique Kirby dans ses productions. Ainsi, les écoles de musique du département, les artistes en résidence ou invités proposeront des créations originales sur le roi de la bande dessinée ; un programme riche, étoffé, coloré et original où chacun pourra trouver à dire et à redire tout en goûtant un agréable moment. Un concours également est créé à destination des collégiens. Des festivités en nombre que les détracteurs et les gardiens du temple ne manqueront pas de qualifier de trop « populaires » mais qui sont tellement dans leur époque, synonymes de « vraie vie » et non pas d’éther culturel.
Thomas Loëbskuhr,
Saarbrücken.
[1] Il est facile dès lors de comprendre comment Etrigan the demon par exemple et tant d’autres héros ou monstres naîtront dans l’esprit de Jack Kirby ; sans parler de Gotham City, cette cité noire inventée en 1807 et qui occupe dans l’imaginaire américain une place de choix.
[2] Traduction : renfort, pourtant le sens militaire n’est pas le même. Un renfort suppose une expérience au feu, une formation complète or pour l’armée américaine un replacement est un bleu que bien des soldats ont craint d’avoir à leurs côtés au cœur des combats.
[3] Littéralement trou de renard, terrier. Il s’agit du trou que chaque fantassin creusait pour se mettre à l’abri des balles et des schrapnells. Kirby crée une série de guerre qui porte le nom de Foxhole.
[4] Syndrome post-traumatique.
[5] Début de nécrose due à l’humidité et non aux engelures.
[6] Grade dans l’armée américaine, le plus bas, qui correspond à soldat.