Carole Bisenius-Penin, Université de Lorraine
Cet automne, durant un mois, l’écrivain Jacques Jouet inaugure la première résidence d’auteurs pérenne en Moselle, à la Maison de Robert Schuman à Scy-Chazelles. Écrivain polygraphe, il écrit des poèmes, chaque jour que les circonstances font (un poème par jour depuis le 1er avril 1992), mais aussi des pièces de théâtre, des romans, des nouvelles et des essais.
Tout en pratiquant régulièrement la lecture en public de ses textes, il réalise des collages, des travaux typographiques et multiplie les collaborations avec des artistes. Depuis 1983, il est membre de l’Oulipo (Ouvroir de Littérature Potentielle, fondé par François Le Lionnais et Raymond Queneau) et participe à l’émission radiophonique « Des Papous dans la tête » sur France-Culture.
Reposant sur un partenariat original, associant une collectivité départementale, une commune, une université et la Drac (Alsace-Champagne-Ardennes-Lorraine), ce lieu consacré à la littérature contemporaine est le premier sur le territoire à associer une résidence et un laboratoire hors les murs au sein d’un espace muséal.
La création d’une résidence au sein d’une Maison des Illustres
La Maison de Robert Schuman, demeure du « père de l’Europe » (1926-1963), héritier d’une double culture franco-allemande, dont l’engagement européen semble inscrit dans ses origines transfrontalières, a été restaurée par le département de la Moselle en 2004. Le site comprend également une extension muséographique abritant une zone d’exposition permanente sur la vie et l’œuvre européenne de Robert Schuman, ainsi qu’une salle d’exposition temporaire et un auditorium.
La maison de ce grand amateur de littérature collectionneur de manuscrits d’écrivains du XVIIe siècle, a été labélisé « Maison des Illustres » en 2011, par le ministère de la Culture et de la Communication. Puis, en 2015, la Commission européenne a confirmé l’attribution du « Label du patrimoine européen » à la Maison de Robert Schuman. Le Jardin de la demeure appartient au réseau transfrontalier « Jardins sans limites » qui offre 23 créations paysagères à découvrir en Moselle, en Allemagne et au Luxembourg, à travers un florilège de joyaux végétaux qui se joue des frontières.
La création d’une résidence dans ce village riche en patrimoine, plus spécifiquement dans un espace muséal, vise à permettre à des auteurs de mener à bien un projet d’écriture, ainsi qu’un projet de médiations culturelles en lien avec divers publics et sous différentes formes (atelier d’écriture déambulatoire, soirée de lecture, blog résidentiel). Ce dispositif résidentiel a pour objectif d’encourager la création littéraire en permettant à un auteur de développer un projet de création et de favoriser des rencontres entre écrivain et publics.
Une création poétique adressée
Dans le cadre de ce dispositif, Jacques Jouet mène un projet d’écriture intitulé « Littérature collective : Poèmes adressés, création transportée » qui cherche à valoriser une forme poétique spécifique (le poème adressé) et une pratique artistique ouverte à tous, en lien avec une territorialité s’actualisant sous différentes formes (un musée, des jardins…). Il s’agit d’une création collective, partagée avec les habitants de Scy-Chazelles, sous une forme épistolaire, c’est-à-dire l’envoi postal chaque jour de sa résidence de poèmes adressés à chaque foyer du village et en même temps transportée, c’est-à-dire une création faite au rythme des déambulations paysagères du poète dans les rues, les vignes, la campagne. En fait, une façon d’appréhender la spécificité d’un territoire mosellan selon l’auteur :
« Je compose quotidiennement des « poèmes adressés » qui sont expédiés par voie postale à des inconnus, des connaissances, des amis… Souvent ces poèmes témoignent d’une présence dans des lieux que je visite à l’occasion, dans lesquels je réside en permanence ou de façon temporaire. Ils sont, pour moi, une façon de découvrir activement un lieu. C’est une activité de création que j’aime partager avec des publics locaux : je vais adresser des poèmes à des habitants de Scy-Chazelles en leur parlant de leurs décors, mais j’ai aussi l’intention de les « embaucher » dans la composition de certains de ces poèmes à mes côtés ».
Un dispositif de production de création partagée : écrivain-publics
L’intérêt repose ici sur les médiations entre création, territoire et publics. Selon Jean Caune, (La Démocratisation culturelle, une médiation à bout de souffle, Grenoble, PUG, 2006), la médiation culturelle doit être envisagée dans sa dimension relationnelle, car « se focaliser sur le phénomène de médiation, c’est mettre l’accent sur la relation plutôt que l’objet. » Pour le maire du village, Frédéric Navrot, le dispositif résidentiel « s’avère une façon originale de créer du lien entre une population et un écrivain autour de la création contemporaine».
La résidence de Scy-Chazelles est l’occasion de repenser les situations d’échange et de rencontre entre les publics et l’écrivain, notamment la façon dont les habitants s’initient à la création et se réapproprient leur territoire au contact de la littérature, de manière ludique et sous différentes formes.
Pour certains, cela s’effectue par la forme épistolaire, une réponse au « poème adressé » envoyé à l’auteur qui reprend la forme poétique en évoquant des souvenirs liés à des lieux du village ou en déclarant :
« Jamais on a vu
comme ça ceux du cru
Auteur en résidence
ça n’avait pas de sens
Depuis on voit autrement
et les rues et les gens »
La mise en place d’un cycle d’ateliers d’écriture déambulatoires dans les ruelles et les sentiers du village, à partir de diverses stations cartographiant le patrimoine local, a également donné lieu à des productions poétiques élaborées par des habitants autour par exemple d’« Alice au pays de Chazelles » au milieu des vergers ou « des rives d’Europe, des rêves de charbon et d’acier » avec un poème dédié à Robert Schuman.
Un travail poétique a été mené aussi avec les enfants de l’école primaire sur la structure poétique de la « morale élémentaire » inventée par R. Queneau revisitant par exemple les super héros ou la légende locale du dragon messin (le Graoully) évoquée par Rabelais.
Fin octobre, l’écrivain offrira, aux publics, dans les jardins du musée, une expérimentation de la forme des poèmes « paysagers », nécessitant un travail in situ, sur le motif végétal. Toutes les productions littéraires réalisées durant la résidence, de manière individuelle ou collective, par Jacques Jouet ou les participants, sont au fur et à mesure envoyées par voie postale à la population.
Enfin, à partir de cette première expérience résidentielle, va se développer, sur le site de la Maison de Robert Schuman, une unité de recherche de l’université de Lorraine hors les murs portant sur la résidence d’auteurs et la littérature contemporaine. Forme institutionnellement inventive, le laboratoire hors les murs proposera une expertise du dispositif résidentiel, une réflexion sur l’accueil des écrivains, les relations à nouer avec les publics et la politique culturelle à mener dans ce cadre spécifique.
Carole Bisenius-Penin, Maître de conférences Littérature contemporaine, CREM, Université de Lorraine
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