« Je ne peux pas filmer le génocide », confie le réalisateur Eric Barbier, qui a adapté le roman de Gaël Faye, l’histoire d’un gamin du Burundi pendant la guerre civile et l’horreur au Rwanda. Un film puissant et secouant.
Après avoir porté à l’écran le roman de Romain Gary, « La promesse de l’aube » (avec Pierre Niney et Charlotte Gainsbourg), Eric Barbier a adapté le livre de Gaël Faye, « Petit Pays » (sortie le 26 août). « Il y a un lien très fort entre les deux films, c’est l’histoire d’un garçon avec sa maman. L’histoire de Romain Gary, un enfant qui veut absolument que sa mère soit heureuse, mais sa mère le détruit de son amour. Et dans Petit pays, c’est l’inverse, il veut absolument que sa mère soit heureuse, mais sa mère le rejette », précise Eric Barbier.
Le roman du jeune chanteur, Prix Goncourt des Lycéens en 2016, a pour personnage principal un gamin du Burundi, Gabriel, enfant métis d’un couple mixte qui vit à Bujumbura. Un père français (joué par Jean-Paul Rouve) et une mère Tutsi originaire du Rwanda (Yvonne, incarnée par Isabelle Kabano), et qui se vit comme « une réfugiée » au Burundi. Gabriel et sa petite sœur Ana sont témoins des engueulades de leurs parents ; témoins aussi des bouleversements qui secouent le pays, en pleine guerre civile à partir de l’automne 1993. En avril 1994, c’est dans le petit pays voisin, le Rwanda, que débute le génocide des Tutsis par les Hutus.
Perdant l’insouciance de l’enfance, Gabriel va devoir choisir son camp dès la cour de l’école, dit au revoir à son oncle prénommé Pacifique qui part à la guerre, subit le couvre-feu, retranché avec sa soeur à la maison, et voit sa mère revenir du Rwanda, où elle est allée chercher sa famille, complètement prostrée, choquée. C’est à travers les yeux de Gabriel qu’est racontée la haine, l’horreur, dans ce film puissant et secouant, sans pourtant montrer directement l’insupportable violence.
Rencontre avec le cinéaste Eric Barbier et l’actrice Isabelle Kabano, lors de l’avant-première du film au Caméo, à Nancy.
Eric Barbier : « On ne pouvait pas tourner au Burundi »
Qu’est-ce qui vous intéressait dans le livre de Gaël Faye, et vous a donné l’envie d’en faire un film ?
Eric Barbier : « Petit pays » est un roman qui parle de deux pays que je ne connais pas, donc c’est assez compliqué pour moi d’appréhender un film au départ ; ce qui déclenche mon envie de faire le film, c’est la rencontre avec Gaël. Je lui parle du sujet que je vois dans le livre, qui est pour moi l’axe central de l’adaptation, c’est-à-dire l’histoire d’un enfant qui subit la séparation de ses parents. Ce qui me marque le plus dans le livre, c’est comment cet enfant est obsédé par la séparation de ses parents et comment la grande histoire va rentrer dans la famille. Tous les grands drames de l’histoire de ce pays entre 1993 et 1995, c’est dans le cadre de la famille qu’on le vit, je trouve qu’il y a un axe pour aborder la guerre civile au Burundi et le génocide du Rwanda.
Avec cette histoire, vous avez donc fait une alliance entre l’intime et l’historique ?
C’est dans le livre. On a Gabriel, qui est le héros, un enfant de douze ans, et on vit les événements à travers lui. Mais on ne comprend pas tout quand on a douze ans, donc Gabriel ne comprend pas forcément tous les enjeux historiques, tous les conflits, tout ce qui se passe autour de lui, il subit les choses à travers le conflit de ses parents, à travers la douleur de sa mère. Cet axe génère de l’émotion, ça va construire quelque chose d’assez émouvant, cet enfant reçoit toutes les émotions, toutes les douleurs, tous les conflits, de ses parents comme une éponge, il en souffre.
Et avec Gabriel, on passe assez rapidement des jeux d’enfants à la guerre civile…
C’est le livre de Gaël, je crois que s’il a eu autant d’écho en France, il en vend plus d’un million d’exemplaires alors qu’il parle du Burundi, c’est qu’il y a une mélancolie qui a beaucoup touché les gens, la mélancolie de son enfance perdue, c’est ça qui touche. Et c’est ça qu’on a essayé de montrer dans le film, comment la guerre civile et le génocide font que cet enfant est arraché de son enfance de manière brutale.
« Le Rwanda a énormément changé »
Vous avez travaillé en collaboration proche avec Gaël Faye ?
Quand il écrit le livre, Gaël parle d’éléments qui sont assez intimes, ce n’est pas sa vie, c’est sa vie romancée, mais c’est quand même des éléments assez intimes. Quand je commence le travail sur le scénario avec lui, il me parle beaucoup de sa vie là-bas, de sa famille, il me montre ses albums-photos, des films, c’est aussi découvrir tout ce qui a alimenté son roman. Il est né au Burundi qu’il a quitté à douze-treize ans, il a passé toute son enfance là-bas. Ce qui est très fort aussi dans le livre, c’est de raconter une période où il peut se passer quelque chose que les gens ne comprennent pas, le fait de ne pas anticiper l’histoire.
Vous avez tourné le film au Rwanda, ce qui n’a pas dû être forcément facile ?
Avant d’écrire le scénario, je suis parti au Rwanda ; le Burundi est un pays assez compliqué aujourd’hui, c’est pas simple d’accès, donc on ne pouvait pas tourner au Burundi, malheureusement. Donc on a décidé de tourner au Rwanda, où on a un peu la même configuration qu’au Burundi, c’est aussi un petit pays, c’est un peu deux petits pays frères. J’ai rencontré beaucoup de gens qui connaissaient cette période, des amis de Gaël, des Rwandais réfugiés au Burundi, qui m’ont raconté les années 90 à Bujumbura, comment ça se passait. J’ai commencé à m’imprégner de toute l’atmosphère du roman, avant d’écrire le scénario. La difficulté du tournage au Rwanda était qu’il n’y a pas d’infrastructures de cinéma, on est arrivé dans un pays assez vierge au niveau de la production. Le livre là-bas a eu un écho assez fort, ça a touché les gens, on a été très bien accueillis, très bien supportés, le tournage là-bas s’est plutôt très bien passé.
Il a notamment fallu faire un vrai travail de reconstitution de Bujumbura ?
Le Rwanda aujourd’hui est un pays qui a énormément changé au niveau des infrastructures, des routes, de l’architecture, le pays s’est modernisé en vingt-cinq ans de manière assez impressionnante. Donc, c’était un paradoxe, on a dû refaire l’époque, remettre de la terre sur le bitume, reconstruire des éléments pour retrouver l’atmosphère de Bujumbura, que Gaël pouvait avoir connu. On a tourné à la frontière du Congo, près de Goma, on a fermé des routes, on a brûlé des voitures, il y avait des coups de feu, les gens n’avaient jamais vu ça. Il y a une collusion entre l’endroit où on a tourné et le drame que les gens ont vécu.
« Le livre a permis de raconter l’histoire d’enfants déracinés »
Le film secoue les spectateurs par l’évocation de la violence plus que la violence elle-même, l’idée c’était de montrer la haine et l’horreur à travers un enfant ?
Oui, la première violence c’est la guerre civile au Burundi, il va l’intégrer à travers ses amis, ses copains qui se radicalisent. Il perd le paradis perdu, l’enfance où il se bagarrait avec des mangues, il voit ses amis qui ont treize-quatorze ans devenir violents, racistes. Sans compter les incursions des miliciens. Ensuite, à cinq mois d’écart, on a le début de la guerre civile au Burundi puis le 7 avril le début du génocide rwandais des Tutsis. Ce n’est que dans les rapports familiaux que la violence va s’exprimer et jamais avec des scènes infilmables. Je ne peux pas filmer le génocide, représenter des corps, des gens avec des machettes ; la force du livre de Gaël c’est justement de monter l’impact d’un génocide sur les gens qui restent, quand on va au Rwanda on se rend compte que plein de gens n’en sont pas sortis. Les morts sont morts, c’est affreux, il y a eu un million de personnes qui ont été assassinées, c’est colossal, c’est plus de dix pour cent de la population, mais des générations entières sont marquées par ça. C’est très fort d’aborder un drame central de l’humanité avec cet angle-là, il n’y a pas que les morts, il y a ceux qui restent.
Par quelques dialogues, c’est le rôle de la France dans ces événements qui est évoqué en fond de cette histoire ?
C’est compliqué, au Burundi ça n’a rien à voir avec le Rwanda. Il y a un rejet de la France au Burundi par écho à l’implication de la France au Rwanda. C’est vrai que la France a eu un sale rôle, tout cela est encore très polémique, mais la France a eu des positions plus qu’ambigües. La pire des choses, qui raconte ça, c’est quand la mère dit à son fils qu’il est un sale Français ; elle ne voit plus son enfant, elle voit ceux qui ont tué les siens, qui ont soutenu le génocide des Tutsis, la violence est très forte.
Sans montrer vraiment la violence, l’impact émotionnel du film est très fort…
Là où Gaël a réussi dans le livre c’est d’aborder des problématiques du point de vue d’un enfant, et de générer des émotions, de souligner une partie de l’histoire qui est méconnue par les générations. Beaucoup connaissent très mal cette partie de l’Afrique et en ont une vision assez abstraite, le livre a permis de raconter l’histoire d’enfants déracinés. Gaël est l’enfant d’un Français et d’une Rwandaise, l’enfant d’un Blanc et d’une Noire, quand il est au Burundi on le traite de Français, et quand il arrive en France il est perdu, il est noir. Il y a aussi cette histoire de quelqu’un qui a une double culture, qui en plus s’affronte à travers ses parents. Malheureusement, je crois que les choses ne changent pas, et que la politique est bien plus forte que les artistes, mais n’empêche qu’il était important de raconter cette histoire, de raconter qui est cet enfant comme Gaël Faye qui arrive en France. Il vient parce qu’il y a une guerre civile et un génocide dans le pays à côté, mais il n’a rien demandé.
Isabelle Kabano : « Il y a toujours des victimes qui ont honte »
Vous aviez lu le livre de Gaël Faye avant de participer à cette aventure cinématographique ?
Isabelle Kabano : Oui, je l’avais lu dès sa sortie. Nous avons vécu la même chose, Gabriel représente nous tous, les enfants de réfugiés. J’ai grandi au Congo, pas loin du Rwanda, à Goma, et en lisant ce bouquin on avait l’impression de tous se retrouver, d’avoir vécu tout ça, les vélos, les bandes, et puis ce crescendo. En lisant ce livre, on avait l’impression d’être Gabriel, d’être Ana, nos parents étaient Yvonne et Michel. Je suis fille d’une famille où il y a beaucoup de mariages mixtes, c’était quelque chose qui me touchait.
Quel lien aviez-vous avec Gaël sur le tournage, puisque d’une certaine façon, vous incarnez sa mère ?
Oui, la mère de Gabriel. Je me rappelle que la première fois que je l’ai vu, j’étais en train de jouer, la scène à l’église, c’était la première fois qu’il me voyait en costume, il m’a regardé et m’a dit : C’est exactement ce que je voyais d’Yvonne dans mon livre. Et ça m’a mis un baume au cœur, j’étais impressionnée, j’avais peur de ne pas pouvoir sortir ce qu’il voulait d’Yvonne.
En tant que Rwandaise, comment ressentez-vous l’impact qu’a eu le livre puis le fait de tourner le film au Rwanda ?
Dans le livre, il y a beaucoup de souvenirs d’enfance du Burundi, beaucoup ont grandi au Burundi, moi je suis née au Burundi, et le livre nous rappelle beaucoup de petites choses qu’on a vécu là-bas ; ça a bien sûr un impact, parce qu’il y a des souvenirs qui viennent, il y en a des joyeux, et des pas joyeux. On retransmet un message, sur le tournage, on entendait pleurer certains, ça remontait. Par rapport aux événements, il y a encore ce côté pudique des Rwandais qui ont peur de parler du génocide, parce que c’est tellement gros, c’est un truc qui se cache derrière un mur, il y a toujours des victimes qui ont honte.
Propos recueillis par Patrick TARDIT
« Petit pays », un film de Eric Barbier, d’après le roman de Gaël Faye (sortie le 26 août).