« Le premier contre-coup est la colère et l’incompréhension », confie le cinéaste tunisien Mohamed Ben Attia, qui évoque l’incompréhension d’un père dont le fils est parti en Syrie.
Après un premier film doublement récompensé au Festival de Berlin en 2016, « Hedi, un vent de liberté », le cinéaste tunisien Mohamed Ben Attia a réalisé « Mon cher enfant » (en salles depuis le 14 septembre), sélectionné à la Quinzaine des Réalisateurs à Cannes, ainsi qu’au Festival du Film Arabe de Fameck. C’est sous son titre original, « Weldi » (qui veut dire « mon fils »), que le long-métrage vient de sortir en Tunisie : « Le double sens fonctionne très bien en tunisien, mais pas en français », constate le réalisateur.
« Mon cher enfant » nous fait entrer dans un foyer « aimant », où de vieux parents s’inquiètent pour leur fils unique Sami (joué par Zakaria Ben Ayed), qui souffre de migraines à répétition et révise son bac. Du jour au lendemain, le fiston, un ado « stable » jusqu’alors, disparait sans prévenir, emportant toutes ses affaires, ne laissant qu’un message : le jeune homme est parti en Syrie. Ce mélodrame raconte avec une grande délicatesse l’absence d’un fils et la douleur d’un père (joué par Mohamed Dhrif) face à l’inacceptable. Interview du réalisateur, lors de la présentation du film au Caméo à Nancy.
Jusqu’alors, dans les films qui évoquaient la radicalisation, il était surtout question de jeunes européens…
Mohamed Ben Attia : Quand l’envie me tente d’écrire sur le sujet, et qu’on dit au producteur qu’on va parler de ça, mais pas que de ça, le sujet est ailleurs, ce n’est pas qu’il y a une inquiétude, mais ils m’ont dit de faire attention, il y a eu plein de films déjà sur le sujet. Je trouve que c’est réducteur, parce que le sujet en lui-même est tellement grave qu’on n’a pas cessé de faire le tour de la question, et ce n’est pas le sujet principal de ce film.
En même temps, vous signalez que c’est devenu un phénomène « presque banal » en Tunisie ?
Depuis 2012, ça s’est très vite généralisé et ça s’est presque banalisé, ce qui est affreux à dire. Les témoignages des parents racontent le choc, parce que pour la plupart ils ne s’attendaient pas à voir leur fils ou leur fille partir, c’est très brusque. Bien sûr, il y a eu des cas tels qu’on les imagine, ça vient au fur et à mesure, avec la barbe, la mosquée, la prière, mais il y a aussi pas mal de cas aussi brusques que ce qu’on voit dans le film. Depuis le début de ce phénomène, de ce fléau, que ce soit en Occident qui a été victime des attentats, que nous victimes de ces départs, ce n’est pas la même perception, mais on n’a pas cessé d’être dans le premier contre-coup qui est la colère et l’incompréhension. De mon côté, ça m’intéressait d’aller fouiller un peu plus loin que ça, dépasser ce premier degré de rejet, et se poser d’autres questions.
Effectivement, le sujet du film est plutôt ceux qui restent que celui qui part, ces vieux parents complètement démunis face à ce qui leur arrive…
C’est plus complexe que ça, le père a bâti sa vie autour de son travail, et après autour de son fils, de cette paternité. La retraite est un premier coup un peu dur à encaisser, il se sent démuni d’un coup, et après il se raccroche aux problèmes de son enfant, il l’emmène partout pour régler ses maux de tête, il en est presque redevable. Et une fois qu’il disparait, ça le déstabilise, mais pas uniquement sur le premier degré tout à fait légitime de la perte d’un enfant, c’est plus par rapport à soi, par rapport à ce qu’il se définissait avant à travers son fils, et là il se trouve désorienté.
« Il y avait cette envie de ne pas juger »
Finalement, on sent chez lui plus de désespoir que de colère ?
Oui, la colère vient plus tard, c’est l’incompréhension au début, et puis après, ce voyage qu’il entreprend est un voyage plutôt initiatique par rapport à sa quête à lui, c’est plus un regard qu’il porte sur ses propres choix, et là c’est une révélation. Même s’il n’a pas vu son fils, il retourne à Tunis comme s’il a vécu un deuil, il choisit de vivre ce deuil bien qu’il ne se soit rien passé de plus à travers toutes ses rencontres, à travers ce cauchemar.
Parti à la recherche de son fils, le père va jusqu’en Turquie, jusqu’à la frontière syrienne, puis revient, pourquoi ce choix ?
C’est la somme de plusieurs sentiments, le film ne dit pas clairement pourquoi. Dans notre vie, il nous arrive très souvent de prendre des décisions graves, de quitter des gens, de démissionner, de voyager, de partir, et c’est la somme de plusieurs raisons, on ressent une évidence par rapport à notre choix, mais sans que ce soit motivé par une seule raison. Là, par exemple, on ressent quelque chose, il y a un mélange à la fois de lâcheté et de bravoure, parce qu’il faut avoir pas mal de courage pour abandonner en cours de route, il y a aussi beaucoup de générosité, la décision de se détacher complètement de cet enfant, combien même c’est douloureux. C’est grave, parce qu’il ne le laisse pas vivre à New York pour faire ses études, il le laisse pourrir là où il est, en lui faisant assumer une décision qui a été forcément trop lourde de conséquences. Il y a de l’égoïsme et en même temps de la générosité, de la lâcheté et aussi du courage ; le défi, depuis l’écriture, c’est de faire ressentir ça sans mettre des mots sur cette décision. Il y avait cette envie de ne pas juger, ce n’était pas le but, c’est facile de porter des jugements hâtifs.
« Mon cher enfant » est coproduit par les frères Dardenne, quel a été leur rôle, comment sont-ils intervenus ?
Sur celui-là, très peu ; sur le premier film, c’était beaucoup plus intense, depuis le scénario. C’est peut-être une question de confiance ; sur ce second film, ils ont été plus présents vers la fin, une fois qu’ils ont commencé à voir les premières versions de montage. Je mesure encore et encore la chance qu’on peut avoir d’être au sein d’une équipe telle que la leur, c’est incontestable. Et puis, ils ne se placent pas uniquement comme producteurs d’un projet, très lointains, ils sont très impliqués, il y a un lien très fort.
Propos recueillis par Patrick TARDIT
« Mon cher enfant », un film de Mohamed Ben Attia (en salles depuis le 14 septembre).