Guillaume Bagard, Université de Lorraine
En 1677, Louis XIV règne sur la France de manière absolue, selon un mode de gouvernement admiré par l’Europe entière, et il sera bientôt imité par ses voisins. Mais dans l’ombre du Roi Soleil, la monarchie polonaise fait figure d’exception, avec un régime politique original que les historiens surnomment Aurea Libertas (Liberté dorée).
Une « République sous la Présidence d’un Roi »
Stanislas Leszczynski (ou Leczinski dans les textes français du XVIIIe) naît dans cette curieuse République des deux nations (Rzeczpospolita Obojga Narodów), « Une République sous la présidence d’un Roi ». Il s’agit en réalité d’une synthèse entre une monarchie élective et des institutions inspirées par celles de Rome, avec un Sénat et une noblesse appelée Ordre Equestre…
Dès la fin du XVIe siècle, la noblesse polonaise (la Szlachta) avait entrepris de limiter considérablement le pouvoir du souverain en lui imposant des lois constitutionnelles, avec les « Articles Henriciens » du nom du premier Roi de Pologne, le prince français, Henri de Valois. Le Roi élu était en effet tenu de signer un contrat avec la noblesse, le pacta conventa, qui l’obligeait de respecter les lois de la République des deux Nations, toutes les lois, et pas uniquement les lois fondamentales du royaume.
Cette évolution contraste avec les institutions françaises de la même époque, où le Roi n’est pas tenu de respecter les lois ordinaires. En effet, le Roi est législateur, c’est donc à lui qu’il appartient de créer le droit, et donc de le modifier ou supprimer.
D’ailleurs, en Pologne, les entraves fixées au Roi par la noblesse ne furent jamais très bien admises par les souverains étrangers appelés à gouverner le Royaume de Pologne et de Lituanie, à l’instar du premier roi, Henryk Walezy (Valois) qui abandonnera la Pologne pour rejoindre la France en secret, et y devenir Roi sous le nom d’Henri III.
Une crise institutionnelle au sein du Royaume
À l’époque de Stanislas, le pouvoir législatif se retrouve figé par la règle d’unanimité du Liberum Veto : tout membre de la Diète pouvait suspendre le vote d’une loi et réclamer l’élection d’une nouvelle assemblée, si la mesure ne lui convenait pas. Pour cela, il lui suffisait de crier : « Nie pozwalam ! » (en polonais : « Je n’autorise pas ! »). Paralysées, les institutions polonaises ont besoin de réformes pour protéger la Pologne des invasions de ses puissants voisins Russes, Autrichiens, et Prussiens…
En 1733, à la mort de son ancien rival Auguste II, Stanislas Leczinski se présente une nouvelle fois à l’élection de Roi de Pologne, chose paradoxale, car il a déjà remporté cette élection à vie en 1704.
Il fut en effet sacré Roi et reconnu par les souverains étrangers, mais détrôné en 1709 au revers d’une défaite militaire.
Pour retrouver son Royaume, il souhaite convaincre la noblesse polonaise de réformer en profondeur les institutions, sans pour autant renoncer à cet idéal de liberté qui les inspire :
« Tel est l’abus que nous faisons de la liberté, le plus grand de nos biens, la plus précieuse de nos prérogatives : nous l’estimons sans doute, cette liberté, et avec raison ; mais pouvons-nous nous flatter d’en connaître le prix, du moment que nous ne savons pas nous en ménager les avantages ? »
Un projet de réforme ambitieux
Dans ce texte intitulé La Voix du libre citoyen ou Observations sur le Gouvernement de la Pologne, il annonce la pensée de Montesquieu, en distinguant le pouvoir exécutif d’un autre pouvoir qu’il appelle « délibératif » :
« Je donne seulement ici une idée de la juridiction de ces Conseils, qui ne devraient pourtant avoir pour les affaires nouvellement proposées qu’un pouvoir délibératif, & soumis à la décision de toute la République assemblée ; mais néanmoins un pouvoir exécutif dans toutes les choses déja décidées en forme de jugement par les lois du Royaume. »
La formation du gouvernement
Le Roi ne compose pas l’ensemble du gouvernement, les quatre ministères les plus importants sont attribués par la « République » :
« La République les a sagement attribués à quatre de ses Ministres, pour resserrer d’autant plus le pouvoir de nos Rois. »
Les postes en question correspondent aux pouvoirs dits « régaliens » dont Stanislas détaille les missions :
« Les Ministres sont, le Grand-Général, qui est le Chef de la guerre : le Grand-Chancelier, qui préside à la justice : le Grand-Trésorier, qui a soin des finances, & le Grand- Maréchal qui a la direction de a police. »
Dans son projet, l’ancien et futur Roi de Pologne souhaite limiter le mandat des ministres à 6 ans, et diviser leur autorité en trois provinces pour autant de ministres : la Grande Pologne, la Petite Pologne, et la Lituanie.
Restreindre le Liberum Veto
Stanislas souhaite aussi soumettre les dépenses personnelles du Roi à l’approbation du grand Trésorier, et accorder plus de place à la concertation dans les nominations civiles, en revanche celles militaires resteront une prérogative exclusivement royale.
S’il considère le Liberum Veto comme une garantie contre toute atteinte aux libertés individuelles, il souhaite en restreindre son champ d’application pour le limiter aux textes mis en délibérations, en y retirant les sujets déjà réglé par une précédente loi :
« Il est certain que dans les matières qu’on propose pour être mise en délibération, nous pouvons employer le liberum veto ; il est juste qu’il ait alors toute sa force. C’est-là sa vraie destination si je puis parler ainsi. […] Il n’en est pas de même pour toutes les sentiments déjà approuvées par tout le Corps d’Etat ; ici aucune opposition, ne peut ni ne doit avoir lieu, puisqu’il n’y a que la République qui puisse annuler ce qu’elle a fait elle-même. »
Défendre le peuple
Enfin, Stanislas n’ignore pas les Polonais qui n’appartiennent pas à la noblesse : dans un chapitre intitulé « Le peuple », placé en tête de son ouvrage, il se révolte contre les mauvais traitements subis par les paysans :
« Des hommes si nécessaires à l’État devraient y etre considerés sans doute ; mais à peine les distinguons nous des bêtes qu’ils entretiennent pour la culture de nos terres. Souvent nous ménageons moins leurs forces que celles de ces animaux, trop souvent par un trafic scandaleux nous les vendons à des maitres aussi cruels, & qui bientôt par un excès de travail les forcent à leur payer le prix de leur nouvelle Servitude. »
Il rappelle que dans d’autres pays, les non nobles jouissent de la liberté, peuvent siéger au congrès, et ainsi participer au gouvernement et se désole du retard de la Pologne vis-à-vis de cette « portion de ses États ».
Des idées trop subversives aux yeux de Louis XIV
Le projet de réforme imaginé par Stanislas fut lu à la Diète de Varsovie, et eut même un écho à la Cour de France. Agacé, son gendre Louis XV pria son beau-père de s’abstenir à l’avenir d’écrire des idées aussi subversives tant qu’il serait sur le territoire français. Au Grand Siècle succédait celui des Lumières, et les idées hier modernes de Louis XIV devenaient celles du passé, tandis que celles de Stanislas annonçaient l’avenir. L’ancien Roi Stanislas fut à nouveau élu, puis encore détrôné, avant de devenir à la faveur d’un traité, le dernier Duc de Lorraine.
Guillaume Bagard, Doctorant contractuel en Histoire du Droit, Université de Lorraine
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.