L’Ile de Man, au large de l’Ecosse : un si charmant petit paradis fiscal.
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Isabelle Bensidoun, CEPII – Recherche et expertise sur l’économie mondiale; Jézabel Couppey-Soubeyran, CEPII – Recherche et expertise sur l’économie mondiale et Laurence Nayman, CEPII – Recherche et expertise sur l’économie mondiale
Cet article est publié dans le cadre de la série du CEPII « L’économie internationale en campagne », un partenariat CEPII–La Tribune–The Conversation–Xerfi–Canal. Laurence Nayman est économiste au CEPII. Elle répond aux questions d’Isabelle Bensidoun et Jézabel Couppey-Soubeyran.
L’optimisation fiscale n’est pas une pratique nouvelle, pourtant on en entend de plus en plus parler. Pour quelles raisons ?
D’abord, les pratiques d’évitement fiscales ont été largement commentées dans la presse du fait des affaires dévoilées au Luxembourg (Luxleaks), où certaines entreprises avaient négocié des conditions d’imposition très avantageuses avec le fisc. Ensuite, parce que les montants en jeu sont importants : selon l’université des Nations unies (Unu-Wider), l’optimisation fiscale fait perdre à la France environ 20 milliards de dollars par an (soit un tiers environ des recettes d’impôts sur les sociétés), à l’Allemagne environ 15 milliards, aux États-Unis près de 190 milliards. Au niveau mondial, le manque à gagner fiscal est estimé à plus de 500 milliards de dollars par an. Ensuite, parce que les championnes de l’économie numérique en pleine croissance sont aussi souvent celles de l’optimisation fiscale, la nature immatérielle de leurs activités décuplant les possibilités.
Les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) sont effectivement souvent pointées du doigt. En quoi ces géants mondialisés de l’économie numérique ont-ils changé la donne ?
La création de valeur des géants de la numérique repose avant tout sur des actifs immatériels que sont les brevets, les marques, des algorithmes ou des logiciels. Leur caractère immatériel procure à ces actifs un avantage de taille par rapport aux actifs matériels que sont les facteurs de production industriels : la possibilité de les transférer très facilement là où la fiscalité est la plus avantageuse. Du coup, l’impôt n’est pas payé là où le chiffre d’affaires est réalisé, mais là où sont localisées les filiales auxquelles les actifs de la propriété intellectuelle ont été concédés par les sociétés mères. Et il va sans dire que ces localisations ont la particularité d’être fiscalement très accueillantes.
Quelles sont précisément les techniques utilisées par les multinationales pour exploiter les différences de législation fiscale entre pays ?
Une technique répandue consiste à utiliser les prix de transfert, prix pratiqués dans les transactions au sein d’un groupe, pour transférer les bénéfices d’une société installée dans un pays où la fiscalité est forte vers une autre localisée dans un pays où la fiscalité est avantageuse. Pour ce faire, la société installée là où la fiscalité est forte va sous-facturer ses prestations ou surfacturer ses achats à sa filiale afin de réduire ses bénéfices et en conséquence sa charge d’imposition. La sous ou surfacturation s’apprécie en comparaison du prix de marché qui aurait prévalu si la transaction avait été facturée à une entreprise tierce. Or, dès lors que ces transactions mettent en jeu des actifs immatériels, les prix de marché sont bien plus difficiles à estimer et les prix de transfert à contrôler.
N’est-ce pas d’ailleurs dans les industries du numérique que les montages sont les plus sophistiqués ?
Absolument, les industries du numérique ont eu recours à des procédés aux noms évocateurs comme le « double irlandais » ou le « sandwich hollandais ». Si la réforme fiscale de 2015 en Irlande rend le double irlandais impraticable pour les nouvelles sociétés, elle tolère encore son usage jusqu’en 2020.
Prenons l’exemple emblématique de Google, Inc. (US) qui a économisé 3,6 milliards d’impôts en 2015 grâce à un double irlandais agrémenté d’un sandwich hollandais : deux sociétés en Irlande prennent en sandwich une société hollandaise pour se transférer les droits de propriété intellectuelle en exploitant les différences de traitement fiscal des redevances de chaque pays.
Revenons donc sur les ingrédients de cette recette légère en impôts ! D’abord une dose de double irlandais : deux filiales sont créées en Irlande. La première, Google Ireland Holdings, de droit des Bermudes, détient les actifs de propriété intellectuelle hors des États-Unis. Cette société est étrangère au regard de la loi fiscale irlandaise car elle ne dispose pas d’une autonomie de gestion. Elle a vocation à concéder les licences, moyennant des redevances, à d’autres filiales du groupe qui peuvent ainsi les déduire de leur résultat comptable. La seconde, Google Ireland Ltd, est de droit irlandais et concentre l’essentiel du chiffre d’affaires de Google hors États-Unis grâce à un système de filiales dans différents pays. Si Google Ireland Holdings concédait directement ses droits de propriété intellectuelle à Google Ireland Ltd, la redevance versée par cette dernière irait à un pays hors de l’UE (les Bermudes) et ferait l’objet d’une retenue à la source. Google Ireland Holdings les concédera donc à Google Netherlands B.V., qui à son tour les sous-concédera à Google Ireland Ltd.
L’intérêt d’intercaler une société néerlandaise dans le double irlandais (le sandwich hollandais) réside ici : la redevance, estimée à 72 % de son chiffre d’affaires, que Google Ireland Ltd verse à Google Netherlands B.V. n’est pas soumise à une retenue à la source en Irlande, car les redevances versées au sein de l’Union européenne sont exemptées d’impôts. Ensuite, moyennant des frais de gestion modiques, Google Netherlands B.V. reverse, sans aucune retenue à la source, particularité du droit néerlandais, la redevance reçue de Google Ireland Ltd à Google Ireland Holdings, qui, Bermudes obligent, n’est pas soumise à l’impôt sur les sociétés. Le tour est joué !
L’imagination est au pouvoir dans les cabinets de fiscalistes ! Mais alors comment empêcher l’optimisation fiscale ?
L’imagination des fiscalistes ne fait qu’exploiter les possibilités offertes par les États à la recherche d’incitations pour attirer des activités sur leurs territoires. C’est d’ailleurs pour cela que la Commission européenne a relancé en octobre 2016 son projet datant de 2011 d’une assiette commune consolidée pour l’impôt sur les sociétés (ACCIS) dans l’Union européenne.
Ce dispositif, s’il est adopté par le Conseil de l’UE, obligera les groupes dont le chiffre d’affaires dépasse 750 millions d’euros par an à affecter leurs bénéfices à leur siège européen. Ces bénéfices seront ensuite répartis entre les pays européens, selon une formule prenant en compte la part du chiffre d’affaires, de la masse salariale et des actifs matériels de chacun. Ce dispositif n’éliminera pas toutes les possibilités pour les multinationales de réduire leur impôt, mais il constituera une avancée en limitant les transferts artificiels de bénéfices à condition que, cette fois, les États membres n’achoppent pas sur la partie la plus controversée du dispositif : la consolidation des bénéfices.
Pour aller plus loin : Toubal F., Davies R.B., Martin J. et Parenti M. « Prix de transfert et optimisation fiscale : le fait d’un faible nombre d’entreprises multinationales dans les paradis fiscaux » Blog du CEPII, 2014.
Isabelle Bensidoun, Économiste, CEPII – Recherche et expertise sur l’économie mondiale; Jézabel Couppey-Soubeyran, Maître de conférences en économie à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et conseillère éditoriale, CEPII – Recherche et expertise sur l’économie mondiale et Laurence Nayman, Économiste , CEPII – Recherche et expertise sur l’économie mondiale
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.