Gérome Truc, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières
Les attentats qui ont frappé la France cette dernière décennie ont donné lieu à de nombreux ouvrages tentant de comprendre, décrypter et analyser le phénomène djihadiste, la terreur et les émotions qui ont accompagné ces événements. Alors que s’ouvre le procès des attentats du 13 Novembre 2015, The Conversation publie un extrait de l’ouvrage dirigé par Sarah Gensburger et Gérôme Truc, consacré à la mémoire de ces attentats, et intitulé Les mémoriaux du 13 novembre, Paris, Éditions de l’EHESS, 2020, et plus particulièrement un texte de Gérôme Truc issu du chapitre 4, « Ce que disent les messages du 13 novembre ».
Déposer un message dans un mémorial de rue, à la suite d’un attentat, participe d’un rituel de deuil collectif. Le geste tire tout son sens du fait que d’autres le font en même temps que nous, l’ont fait avant ou le feront après. N’ajouter que quelques mots, un simple « Pray for Paris » ou « Je suis Paris » est déjà une manière de s’affirmer comme membre de la communauté de deuil qui prend forme.
Mais celle-ci ne se confond pas nécessairement avec la communauté nationale ni avec celle que forment les habitants de la ville attaquée. Ses frontières sont floues, car ce ne sont en fait pas un, mais plusieurs « nous » qui se manifestent ainsi dans l’épreuve, qui se superposent les uns aux autres, peuvent se recouper, se cumuler, mais jamais ne se confondent.
Les « nous » du 13 Novembre
Depuis une même position, certains ont le sentiment d’appartenir au « nous » frappé, ils estiment qu’ils auraient pu être à la place des victimes, tandis que d’autres compatissent à leur sort sans pour autant s’identifier à elles, en distinguant le nous et le vous : « Nous sommes de tout cœur avec vous ».
C’est toute la différence entre un message que l’on signe en tant que Français, considérant les attentats du 13 Novembre comme une attaque contre tout le pays, et un autre signé d’un Lillois ou d’un Marseillais, qui se déclare solidaire des Parisiens. Cette ambigüité est récurrente dans les réactions aux attentats dans les sociétés occidentales.
Les attentats du 7 juillet 2005 à Londres, par exemple, furent perçus au Royaume-Uni comme un événement concernant d’abord et avant tous les Londoniens, plutôt que le pays dans son ensemble, tandis que ceux du 11 septembre 2001 aux États-Unis ont à l’inverse été vécus comme une attaque contre l’ensemble du pays, et pas seulement contre New York et Washington.
Les attentats d’Oslo et Utøya, le 22 juillet 2011, furent de même assimilés à une attaque contre toute la nation norvégienne, bien qu’ils aient ciblé les élus et les jeunes d’un mouvement politique spécifique. Que nous disent les messages des mémoriaux du 13 novembre à ce propos ?
Paris et la France y sont massivement présents, dans des proportions sensiblement similaires : 40,5 % des messages pour Paris, 40,2 % pour la France. Une différence apparaît toutefois dès lors que l’on distingue les mentions en toutes lettres des symboles graphiques.
« Paris » ou « Parisien/Parisienne » est écrit dans 27,9 % des messages, et évoqué par la représentation d’un symbole, principalement la tour Eiffel ou le logo du Paris Saint-Germain, dans 12,6 % des cas. Les proportions sont strictement inverses pour la France : 12,6 % de mention en toutes lettres et 27,5 % d’évocations graphiques, le plus souvent un drapeau tricolore ou l’usage de bleu/blanc/rouge. […]
Après ces niveaux de réaction classiques que sont la ville, la nation et le monde, viennent les références à des entités collectives davantage spécifiques au 13 novembre.
Il s’agit d’abord de la communauté des professionnels et amateurs de musique et de rock, présente dans 3,2 % des messages, puis de celle des habitants et habitués des quartiers et lieux frappés, que l’on retrouve dans 2 % des messages, tel celui-ci où on lit « À mes voisins du quartier morts dans les attentats du 13 novembre 2015. Nous ne vous oublierons jamais », ou cet autre commençant par « NOUS, habitants de ce quartier… », dans lequel un collectif de riverains rappelle son attachement à l’un des bistrots frappés, le Comptoir Voltaire.
Un effet de site très net s’observe dans les deux cas. La mention d’un « nous » local monte à 13 % pour les messages collectés devant le Comptoir Voltaire, alors que sa part oscille entre 0,7 % et 3,6 % sur les autres lieux. L’attentat du Comptoir Voltaire, qui ne fit aucun mort hormis le kamikaze qui s’y est fait exploser, fut totalement éclipsée dans les médias par les autres attaques, ce qui semble avoir exacerbé la réaction de ses riverains.
De même, c’est presque exclusivement devant le Bataclan que se concentrèrent les références à la musique et au rock, représentant sur ce site 4 % des messages collectés, contre une douzaine ailleurs en tout et pour tout. On notera au passage que réagir aux attentats sur ce mode peut conduire des personnes assistant régulièrement à des concerts au Bataclan à des résolutions diamétralement opposées : les uns écrivent sur un billet pour un concert prévu dans cette salle « Nous n’irons plus jamais » (phrase soulignée deux fois) – ce qui se comprend comme une volonté de respecter la mémoire de ceux qui y ont perdu la vie –, un autre, au contraire, « Je reviendrai écouter de la musique au Bataclan, comme je le fais depuis 30 ans », tout en précisant bien qu’il aura alors une pensée pour toutes les victimes, – manière d’indiquer qu’il ne cèdera pas aux terroristes et à la peur.
Réagir en tant que musulmans
Parmi ces « nous » du 13 Novembre, il y a aussi celui que forment celles et ceux qui réagissent aux attentats en tant que musulmanes ou musulmans, pour se désolidariser explicitement des terroristes, souligner que le Coran n’appelle pas à tuer et que l’islam est une religion de paix.
Leurs messages, qui représentent 1,5 % du corpus, sont restés dans les mémoriaux jusqu’à ce que les Archives de Paris les collectent. C’est vrai également des messages en arabe, qui sont au nombre de 60, ce qui en fait l’une des langues étrangères les plus présentes, au même niveau que l’allemand, juste après l’anglais, l’italien et l’espagnol.
Cela indique qu’il n’y eut pas, ou peu, de censure islamophobe et/ou arabophobe dans les mémoriaux, tandis que l’on sait, pour l’avoir observé, que les messages à caractère raciste y avaient en revanche une durée de vie très limitée, de sorte qu’ils ne constituent qu’une infime partie du fonds constitué par les Archives de Paris (0,2 %).
Il y a enfin un mode de réaction au 13 Novembre, un dernier « nous », que je n’avais jusqu’alors jamais rencontré, autour d’autres attentats : des réactions en tant que parents.
Étant donné que les victimes du 13 novembre étaient dans l’ensemble relativement jeunes (la moyenne d’âge des personnes décédées est de 35 ans), et que l’accent a précisément été mis dans les médias sur leur jeunesse – cette « génération Bataclan » qui fit la une du quotidien Libération le 16 novembre 2015 – il semble que certains se soient sentis concernés du fait de leur condition de parents (ou grands-parents, dans quelques cas). Ils ne se sont pas dit qu’ils auraient pu être à la place des victimes, devant un concert au Bataclan ou en terrasse d’un café un vendredi soir, mais que leurs enfants ou petits-enfants auraient pu l’être, eux. Près de 1 % du corpus consiste ainsi en messages qui sont signés en tant que « maman », « papa » ou « mamie » et/ou les victimes sont désignées comme des « enfants » – bien qu’il n’y ait eu qu’une seule mineure, Lola Ouzounian, âgée de 17 ans, parmi les personnes tuées ce soir-là.
Bien entendu, ces titres auxquels on compatit au sort des victimes ne sont pas exclusifs les uns des autres ; ils peuvent au contraire se cumuler. Ont ainsi pu être récoltés devant le Bataclan des messages anonymes se terminant par « Parisienne et maman » ou « une maman du 11e ».
C’est vrai aussi pour les musulmans : « Je suis Paris, je suis jeune, je suis musulman, je suis français », dit un autre message collecté au même endroit. Autant de raisons de se sentir concerné.
Gérome Truc, Sociologue, chargé de recherche CNRS, ISP, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.