Frédéric Charillon, Université d’Auvergne
À la mi-juin 2016, nous écrivions :
« Imaginons un instant cet enchaînement, qui n’est plus à exclure : le 23 juin, le Royaume-Uni quitte l’Union européenne ; Donald Trump est élu président des États-Unis en novembre ; en mai suivant, un président français est choisi avec une marge trop étroite face à Marine Le Pen, dans un pays de facto immédiatement clivé et paralysé ; quelques mois plus tard en Allemagne, Angela Merkel paie les séquelles de la crise des réfugiés, ou se retrouve avec une extrême droite puissante. Les trois grands pays de l’Union européenne, quatre des piliers de l’Alliance atlantique, se retrouveraient alors, en même temps et pour plusieurs années, en crise interne et sans boussole. Ailleurs en Europe, le populisme – c’est-à-dire la mobilisation du peuple pour des raisons électoralistes sur la base d’un discours volontairement simplificateur – aura déjà frappé. Après une telle séquence, il est probable qu’il s’étendra encore. Notre rapport au monde ne peut en sortir indemne ».
Plusieurs constats, aujourd’hui, ne laissent pas d’inquiéter.
Les États-Unis : un pays déchiré
La campagne qui s’achève a globalement été jugée navrante, elle a opposé deux candidats considérés par leurs adversaires respectifs comme éminemment repoussoirs. La division et la résignation dominent. Il était à prévoir, depuis longtemps, que celui des deux candidats qui l’emporterait aurait bien du mal, au moins dans un premier temps, à se faire accepter par l’autre Amérique. Aujourd’hui, une Amérique a gagné contre l’autre. Ç’eut été la même chose dans l’autre sens, mais l’Amérique qui a perdu aujourd’hui est la plus productive, jeune et multiculturelle.
Déjà lassés par la professionnalisation à la fois extrême de la politique et de ses pratiques washingtoniennes, les Américains ont polarisé leur vote. Beaucoup d’entre eux ont rejeté le politiquement correct martelé par les grands médias. En soutenant, à plus de 70 % dans certains États, un candidat qui s’en est pris à ce point à plusieurs nationalités ou cultures (pour ne parler que d’affaires internationales), l’Amérique a brisé quelques tabous, dont plusieurs régions du globe se souviendront.
Avec des franges importantes de leur société tentées par l’intransigeance de gauche d’un Bernie Sanders et celle de droite du Tea Party (ou des idées qui lui sont proches), les États-Unis voient progresser la tentation du retrait du monde. Après la war fatigue qui avait saisi le pays à l’issue de la période néoconservatrice de George W. Bush (2001-2009), le risque d’une world fatigue est grand, après l’ouverture au monde de Barack Obama (2009-2017).
L’héritage Obama
Ce dernier, en jouant pour l’Histoire, en intellectualisant les grands problèmes internationaux, en prônant une « patience stratégique » certes souvent mal comprise, y compris à l’étranger, a apaisé la relation au monde après les années Bush. Mais il n’a pas imposé de doctrine indiscutable en matière de politique étrangère, revers de médaille classique du pragmatisme et de l’analyse froide. Ses succès indéniables (accord sur le nucléaire iranien, réconciliation avec Cuba), ne sont pas forcément irréversibles, tandis que ses échecs (le reset avec Moscou, la gestion de la crise syrienne, le renoncement à relancer le processus de paix entre Israéliens et Palestiniens…) restent des dossiers brûlants pour les équipes à venir.
Son équation personnelle, son style, son charisme évident, en feront probablement un président emblématique et regretté. Mais il fut clivant, et le faible renouvellement des équipes du Parti démocrate pendant son règne, a laissé Hillary Clinton bien seule – et bien impopulaire – pour reprendre le flambeau. Ce sentiment d’une pérennisation des élites anciennes et des professionnels de la politique, le retour symbolique aux années Clinton, n’ont pas aidé à réconcilier le pays avec les valeurs indéniables que « les Clinton » pouvaient en réalité porter, notamment en matière de politique étrangère, mais dont l’authenticité n’a pas été jugée convaincante.
Pour autant, l’Amérique d’Obama laissera une trace dont beaucoup se réclameront aux États-Unis, et qui resurgira donc : une main tendue au monde, un prisme moins occidentaliste que précédemment, et toujours cette approche réaliste froide, qui sera regrettée autant qu’elle a été déplorée sous son mandat.
« Qui est Donald Trump ? »
Trump est-il la marionnette de Poutine, un psychopathe, un Berlusconi américain, comme il a été successivement dépeint ? Un personnage inquiétant mais plus complexe, comme le dessine Laure Mandeville dans son instructif petit ouvrage sur la question ? Un Nixon plus moderne, dont le style tout aussi fleuri était au moins resté privé avant l’heure des réseaux sociaux ? Auquel cas il devra vite trouver son Kissinger pour éviter le naufrage.
La machine américaine de politique étrangère et de sécurité ne le laissera probablement pas être aussi amical avec Moscou ou Pyongyang qu’il l’avait annoncé, ni aussi inamical avec ses voisins mexicains ou avec les musulmans du fait de l’existence de contre-pouvoirs démocratiques. Mais trois développements sont très probables, sauf revirements importants du nouveau président :
- Nous sommes à l’aube d’une nouvelle vague d’anti-américanisme dans le monde, dont les États-Unis mettront du temps à se remettre. L’image de cette Amérique-là, avec ces discours-là, ne sera pas aisée à réparer.
- La politique étrangère sera plus que jamais l’enjeu de déchirements intenses, car on ne peut imaginer que le camp adverse ne s’oppose pas à certains développements. Une certaine paralysie est donc à craindre.
- Les Alliés européens, quoi qu’ils en disent, devront apprendre à travailler avec Trump, qui saura se faire charmeur, et qui – à terme – pourrait séduire certains par son discours anti-interventionniste. Les gouvernements alliés seront toutefois contraints par des segments d’opinion qui réagiront mal à tout affichage de cordialité avec celui qui incarne le mal absolu à leurs yeux. Il faudra pourtant bien composer avec lui, le bon côté de la chose étant qu’il n’a probablement aucune idéologie, ce qui le rendra pragmatique.
La vraie question, cependant, est de savoir quelle sera la marge de manœuvre de Trump dans une Amérique en proie au doute, aux divisions, aux blocages politiques. Voudra-t-il même réconcilier avec le monde cette partie du pays que la construction d’un mur à la frontière mexicaine, ou l’interdiction d’entrée sur le territoire américain pour tout musulman, n’a pas effrayé ? S’il ne le fait pas, le rapport de l’Amérique au monde risque de traverser une passe particulièrement difficile.
Frédéric Charillon vient de publier, avec Célia Belin, « Les États-Unis dans le monde », CNRS éditions.
Frédéric Charillon, professeur de science politique, Université d’Auvergne
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.