Jean-Marie Cardebat, Université de Bordeaux
Pendant le confinement, le vin aura été particulièrement plébiscité par les Européens. Sa fréquence de consommation a en effet augmenté, tandis que celle de la bière et surtout des spiritueux a reculé, selon une enquête conjointe de l’Association européenne des économistes du vin (EuAWE) et de la Chaire Vins et Spiritueux de l’INSEEC U. menée auprès de 6 600 personnes entre le 17 avril et le 10 mai.
Fait saillant du confinement, l’angoisse générée par la pandémie constitue un facteur associé à la hausse de la consommation de tous les alcools dans tous les pays. Plus que la peur du virus lui-même, les répondants expriment une peur très marquée pour les conséquences économiques de la crise sanitaire. Cette angoisse « économique » aura particulièrement impacté la fréquence de consommation d’alcool. Différents facteurs de précarité, comme la solitude, le chômage et les bas revenus, ont pu en outre amplifier la tendance.
Les formes de consommation impliquant d’autres personnes que la famille se sont logiquement effondrées. Plusieurs faits marquants singularisent la période : la hausse sensible de la consommation de vin de personnes buvant seul, chez les hommes à revenus modestes et sans-emploi, mais aussi chez ceux qui boivent pour des motifs plus personnels et non dans un objectif de socialisation (« j’aime le goût, le vin me relaxe »).
C’est la catégorie des 30 à 50 ans qui a le plus augmenté sa fréquence de consommation d’alcool. Une tendance encore plus prononcée dans les ménages sans enfants.
Déstocker plutôt qu’acheter
En parallèle, on note aussi une hausse significative de la fréquence de consommation liée notamment à l’explosion du phénomène des apéritifs digitaux. Ce phénomène s’est surtout imposé chez les jeunes Italiens, notamment les étudiants, et chez les Français, en particulier les 30 à 50 ans en zone urbaine disposant de revenus confortables. Plus largement, près de la moitié des répondants français ont déclaré avoir pratiqué cette forme d’apéritif.
Parmi les quatre pays (Espagne, France, Italie, Portugal) dont les données ont pour l’instant été exploitées, c’est en France que la hausse de la fréquence de consommation de vin est la plus marquée : 44 % des répondants ont déclaré boire plus fréquemment du vin pendant le confinement. Le revenu a notamment joué un rôle significatif : les ménages français les plus aisés ont plutôt augmenté la fréquence de leur consommation, tandis que les revenus modestes se sont davantage portés sur la bière.
À l’échelle du continent, les répondants ont globalement dépensé moins pour l’alcool, notamment pour les spiritueux. Le prix moyen d’achat du vin a sensiblement diminué. Les supermarchés sont restés le principal canal de distribution. La plupart des autres canaux ont connu une baisse sévère.
Mais deux vecteurs d’approvisionnement ont gagné du terrain pendant le confinement. Tout d’abord, l’achat en ligne : avec plus de 80 % des répondants qui n’ont pas utilisé ce canal, on ne peut pas parler « d’amazonnisation » de la consommation de vin. Cependant, 8,3 % des Italiens ont acheté du vin pour la première fois sur Internet, 6,6 % des Espagnols, 5,2 % des Portugais, et 4,6 % des Français. Le fait d’avoir reçu des offres de vignerons ou de sites marchands est associé à une hausse significative de la consommation. Cela peut être lié à des achats livrés par les producteurs/marchands, signifiant ainsi un marketing réussi.
Toutefois, c’est le déstockage qui aura été le principal vecteur d’accroissement de la fréquence de consommation de vin. Les caves personnelles sont devenues la deuxième source d’approvisionnement en vin derrière les supermarchés, notamment pour les Français qui ont culturellement plus tendance que les autres à conserver leur vin avant de le boire.
Un boom des addictions ?
Dans une logique prospective, l’enquête soulève des questions sur les tendances futures de consommation et d’achat et donne quelques pistes de réponse.
Environ 70 % des répondants estiment qu’il faudra désormais privilégier l’achat de vin local. Cette proportion fait écho à une demande générale de la population suite à cette crise sanitaire de se tourner vers des circuits courts dans l’agroalimentaire. L’achat local pourrait être une lame de fond du monde post-covid. Cela a deux implications pour les producteurs : réapprendre à séduire et accueillir les acheteurs locaux, mais aussi anticiper de moindres débouchés à l’export.
Trois quarts des personnes pensent ne plus organiser d’apéritif en ligne après le confinement, donc 25 % des répondants ayant participé à ce type d’apéritif souhaiteraient poursuivre. Cette forme de consommation va-t-elle survivre au déconfinement ? Se pérenniser comme une pratique minoritaire mais peut-être importante chez les jeunes ? L’enquête ne permet pas de trancher. Mais cette pratique nouvelle pose beaucoup de questions en termes de marketing, de vente et de services pour les vendeurs d’alcools.
En outre, la hausse de la fréquence de la consommation d’alcool chez les personnes en situation de précarité soulève la question d’un développement d’une addiction plus forte. Il n’est pas possible de répondre à cette question car nous mesurons une fréquence de consommation et non pas une quantité consommée (on peut consommer plus souvent mais moins au final).
De plus, nous ne savons pas ce qui était avant le confinement consommé dans les bars et restaurants. La hausse de la fréquence domestique a-t-elle fait plus que compenser la baisse de la consommation à l’extérieur ?
La forte consommation de vin détenu dans les caves personnelles laisse enfin présager une reconstitution des stocks vidés pendant le confinement. Il est donc possible d’anticiper un rebond des achats de vins plus chers (vins de garde) que ceux achetés pendant le confinement dans les semaines qui viennent.
Remarque méthodologique : Tous ces résultats restent préliminaires. Aucun lien direct de causalité n’a été établi à ce stade. Les associations entre certaines variables, bien que statistiquement significatives, ne signifient pas qu’une causalité existe entre elles. Toutes les interprétations faites dans ce texte sont donc à considérer avec prudence. Un traitement statistique des causalités sera effectué dans les semaines à venir.
Jean-Marie Cardebat, Professeur d’économie à l’Université de Bordeaux et Prof. affilié à l’INSEEC School of Business and Economics, Université de Bordeaux
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.