« J’avais besoin de témoigner de choses que j’avais pu voir ou vivre », confie Sara Forestier, qui incarne une prostituée dans le film de Frédéric Fonteyne et Anne Paulicevitch, tourné en partie à Nancy.
C’est par une nuit d’orage qu’un corps est enterré, ni vu ni connu. C’est avec ce corps, poussé dans un trou sous l’averse, que débute « Filles de joie » (sortie le 22 juin), film de Frédéric Fonteyne et Anne Paulicevitch. « Ce film est une réaction à tous ces films ou séries policières qui commencent avec une prostituée qui se fait assassiner », précise Frédéric Fonteyne. « Je n’en pouvais plus de voir qu’à chaque début d’intrigue c’était toujours une femme démembrée, violée, qu’on jette comme une ordure, et si c’est une pute c’est encore mieux, j’en avais la nausée », ajoute Anne Paulicevitch, qui a écrit le scénario.
Pour une fois c’est donc un homme qui finira sous une chape de béton, mais ce sont bien trois femmes dont est racontée l’histoire dans ce film. Sara Forestier, Noémie Lvovsky et Annabelle Lengronne incarnent ainsi Axelle, Dominique et Conso. Trois collègues qui font du covoiturage, habitent en France, et vont bosser en Belgique. Dans une maison close ; là, elles sont Athéna, Circé et Héra, et vendent leur corps. Toutes les trois ont donc une double vie, et un quotidien pas réjouissant, enfants, mari, solitude, drogue, galères et faux espoirs de s’en sortir un jour.
« Il y a, oui, beaucoup de noirceur, mais aussi une puissance de vie et de lumière énorme ; mon combat était de traverser les émotions très dures que les personnages vivent, mais de garder tout le temps la lumière et la dignité des femmes », dit Frédéric Fonteyne, qui filme ainsi à plusieurs reprises des instants de douceur dans ce salon où les filles se retrouvent. « Il y a une énorme violence, une grande dureté dans leur vie, mais j’ai ressenti là une énorme puissance de vie, beaucoup de lumière, et c’est l’essentiel pour qu’elles puissent continuer », ajoute le réalisateur, « Là il y a un endroit de vérité, où elles ne mentent plus, c’est un endroit assez rare où personne ne rentre jamais ; il y a vraiment une frontière entre la partie client et la partie où elles vivent ».
« Elles m’ont raconté leurs histoires »
Pour reconstituer cette vérité, cette intimité, Anne Paulicevitch a passé de nombreuses après-midis dans un bordel belge, par l’intermédiaire du fameux proxénète belge Dodo la Saumure. « Je me suis dit que ce n’était pas possible d’écrire cette histoire si je ne rencontrais pas vraiment des filles, si je n’allais pas dans les bordels, je trouvais que ce n’était pas décent, pas respectueux », dit la scénariste. « Je suis allée dans plusieurs bordels, et dans l’un il y a eu une rencontre entre les filles et moi. J’ai fait des allers-retours pendant neuf mois, pendant l’écriture, j’allais une à deux-trois fois par semaine, pendant plusieurs heures dans le salon, toutes les filles savaient pourquoi j’étais là », raconte Anne Paulicevitch, « Ce n’était pas les clients qui m’intéressaient mais les femmes, j’ai vécu avec elles, et elles m’ont raconté leurs histoires. Il y avait un besoin de raconter parce qu’elles ne peuvent raconter à personne ce qu’elles font, elles sont dans la double vie, elles mentent à leur famille, elles mentent aux clients, le film est nourri de toutes leurs paroles, toutes leurs histoires.
« Le sujet du film n’est pas uniquement la prostitution, il parle aussi de la violence faite aux femmes, qui peut tout à fait arriver en-dehors et dans tous les milieux », assure Frédéric Fonteyne, « Une des choses qu’on voulait raconter aussi à travers ce film, c’était le fait que, dans notre société, la solidarité est presque devenue quelque chose d’illégal ». C’est ainsi par solidarité que ces trois femmes iront ensemble jusqu’à l’acte final.
Après avoir tourné « La femme de Gilles » en Lorraine, dans le Pays-Haut, Frédéric Fonteyne est revenu dans la Région Grand Est, dont il a obtenu le soutien pour plusieurs jours de tournage à Nancy. Des scènes d’hôpital, à la clinique Saint-André, et une séquence à l’Hôtel de la Reine, où est organisée une opération punition d’un salaud, qui va prendre cher pour tous les sales types.
« Filles de joie » portait au départ le titre « La Frontière » ; celle entre la Belgique et la France, celle entre la famille et ce boulot caché, celle entre la réalité et une encore plus dure réalité. Ce film montre un monde qu’on ne veut pas voir, il y a de la tristesse et de la sauvagerie, mais c’est aussi un film qui prend la défense des femmes maltraitées.
Sara Forestier : « On est avec elles »
Qu’est-ce qui vous a fait accepter ce personnage dans « Filles de joie » ?
Sara Forestier : Sincèrement, le sujet, c’est la première fois que j’accepte un film sans avoir fini le scénario. En fait, j’ai été vraiment touchée par son histoire personnelle, la violence conjugale, ça faisait écho à quelque chose en moi, et c’était un moment où j’avais besoin d’en parler, où j’avais envie de témoigner. C’est la première fois de ma vie que je suis emportée par un besoin, j’étais très touchée par sa problématique, par ce qu’elle traverse, par ses difficultés, ce harcèlement.
Est-ce que vous avez vu ce rôle comme votre participation à la défense de la cause des femmes ?
Non, mais j’ai eu besoin de témoigner de choses que j’avais pu voir ou vivre au fond de moi, je trouve qu’il y a quelque chose de très juste sur le harcèlement. Il y a cette notion d’emprise, qui est très peu comprise dans la société, beaucoup de gens ne comprennent pas pourquoi les victimes de violence mettent du temps à parler, la notion d’emprise est très difficile à décrire avec des mots et à conceptualiser. Quand c’est incarné, dans les regards, dans la manière de garder sa dignité, d’avoir l’air ferme et en même temps on sent qu’elle est ébranlée, c’est pas larmoyant, c’est pas victimaire. Le harcèlement, c’est quelque chose dont il est difficile de s’extraire en réalité. Quand des lignes ont été franchies, souvent par surprise et dans une telle violence, c’est l’idée de la sidération, ça bouscule complètement l’ordre des choses et des comportements, et toutes les valeurs que vous mettez dans un rapport normal, c’est comme le chaos, on ne peut plus remettre vraiment d’ordre. C’est compliqué de s’extraire de ça, il faudrait partir tout simplement, immédiatement. Mais quand on a construit un rapport avec quelqu’un, c’est extrêmement compliqué de tout casser. C’est comment le chaos entre d’un coup dans votre vie de manière sidérante et violente, ça casse une harmonie, ce n’est pas simplement la douleur, c’est aussi un deuil à faire de cette harmonie.
Les trois personnages de femmes subissent une situation, ce sont des victimes ?
C’est sûr qu’il y a quelque chose des gens qui portent le poids d’un accablement social, mais c’est des vraies guerrières. Ce qui m’a beaucoup plu, c’est que ça humanise les prostituées, elles sont regardées dans leur double vie, ce qui est assez rare. En général, le sujet de la prostitution est soit traité d’une manière purement sociale, soit ce sont des films où on érotise leur activité, ce sont de regards masculins. Dans ce film, le regard n’est ni au-dessous ni au-dessus, c’est un regard très droit, on les regarde pour ce qu’elles sont, c’est-à-dire des femmes qui travaillent, des femmes qui ont une double vie, c’est avant tout des personnes ; avant d’être des prostituées, c’est des femmes. Il y a quelque chose d’assez inédit dans ce regard, on est avec elles.
« Il y a une sorte de domination »
Le titre du film est « Filles de joie », mais la joie n’est guère présente que dans le salon où les filles se retrouvent entre elles…
Oui, il y a une vitalité, un besoin de rire ; quand on avait fait des rencontres avec les filles, un après-midi dans le salon, il y a quelque chose d’exacerbé, dans la vitalité et parfois dans la douleur, parce qu’il y a aussi des moments difficiles, c’est ce qu’on voit dans le film. C’est presque comme vivre la guerre ensemble, il y a une sororité très forte et des moments de crise, il y a un besoin de dédramatiser et une électricité palpable, une tension extrême.
On peut difficilement échapper à tout ce que trimbale l’image de la prostituée ?
C’est à la fois le métier le plus banal du monde, qui a toujours existé, il y a quelque chose de quotidien dans ce métier, qui est toujours considéré comme marginal. C’est un fantasme aussi, un bordel est un lieu qui cristallise les fantasmes, les gens se disent que soit c’est extrêmement glauque soit c’est extrêmement excitant sexuellement. Et quand vous rentrez dedans, on se rend compte que ce lieu n’échappe pas à la banalité de la vie. On se rend compte que, de tout temps, le monde est organisé de manière à ce que les pulsions sexuelles des hommes soient assouvies, ça n’existe pas pour les femmes. Il y a deux inégalités entre les hommes et les femmes, c’est l’inégalité financière et l’inégalité sexuelle. Je pense que ça change tous les rapports, ça instaure un rapport de force. Quand un homme peut avoir accès au corps d’une femme en claquant des doigts, forcément ça modifie le rapport à l’autre, il y a une sorte de domination, je pense que ça a des répercussions sur les rapports hommes-femmes en général. Si les femmes avaient accès au corps des hommes de manière aussi libérale, ça changerait les rapports.
La prostituée a toujours été une figure dans les disciplines artistiques, la littérature, la peinture, et bien sûr le cinéma…
Rarement les prostituées sont regardées comme des femmes, elles sont regardées comme des prostituées. Ce n’est pas rien le regard qu’on porte sur les prostituées, comment elles sont racontées, comment elles sont représentées, dans le cinéma, dans l’art, ça raconte quelque chose de notre société. C’est un sujet qui est encore tabou, il y a une hypocrisie extraordinaire, ces femmes sont à la fois demandées et culpabilisées, c’est ahurissant. On fait en sorte qu’elles soient au service des hommes, mais l’insulte c’est « pute », c’est pas « client de pute », la honte est encore mise sur les femmes. Cette hypocrisie, elles vivent avec au quotidien, ces filles ont tout le temps été marginalisées, c’est systémique, c’est organisé, ce n’est pas du tout égalitaire. Ces femmes sont à la fois adorées par les hommes et haïes par la foule ; ça raconte aussi les rapports humains, le rapport au corps, à l’argent, c’est un sujet majeur sur les rapports homme-femme, sur la place des femmes.
Propos recueillis par Patrick TARDIT
« Filles de joie », un film de Frédéric Fonteyne et Anne Paulicevitch, avec Sara Forestier, Noémie Lvovsky et Annabelle Lengronne (sortie le 22 juin).