Carole Bisenius-Penin, Université de Lorraine
Pour sa quatrième saison, la résidence d’auteurs de Scy-Chazelles a reçu Fabienne Jacob durant deux mois pour une immersion littéraire sur un territoire foulé par la sulfureuse héroïne de David Herbert Lawrence.
Le désir d’un lieu : du bureau de Robert Schuman à l’amant de Lady Chatterley
Subissant controverse littéraire, procès et censure, saisi dès 1928 par les autorités britanniques et américaines, il faudra attendre 1960 pour que paraisse dans ces pays une version non expurgée de ce grand classique de l’érotisme L’Amant de Lady Chatterley qui tout décrivant l’éveil à la sexualité de Constance, dénonce les ravages du système industriel et le puritanisme de la société.
La Lady du roman est élevée avec sa sœur Hilda à Berlin, Paris et Florence parmi les peintres et les intellectuels, dans « un milieu esthétique et libre de convention » ; un profil qui ressemble à celui de la maîtresse de l’écrivain, l’artistocrate et femme mariée Frieda von Richthofen avec laquelle il s’enfuit. Fille d’un général prussien, gouverneur de la place forte de Metz après l’annexion de l’Alsace-Lorraine et cousine du Baron Rouge (Mabfred von Richthofen), elle partage sa jeunesse dans la ville avec sa sœur Else, élève de Max Weber et première femme docteur en économie de l’Université de Heidelberg. La fuite des deux amants en Europe les conduit à Metz en mai 1912 et notamment à Scy-Chazelles.
David H. Lawrence relate dans son roman Mr. Noon retrouvé plus de 50 ans après sa disparition, sa passion tourmentée pour celle qui allait devenir sa femme et son goût pour les promenades dans les vignobles du village :
« Au sommet de la colline, il s’assit sur une espèce de plate-forme ou de grande terrasse. La ville, les canaux, les fortifications, la plaine s’étendaient en contrebas. Il émanait des vieux vignobles sur le coteau une impression digne de Rome – de la vieille Rome. »
C’est au cœur de ce même lieu que Fabienne Jacob a choisi d’entamer sa résidence d’auteurs sur les traces d’une femme forte en accordant toute sa place à la corporalité aux confins de la fiction, de la sociologie et de l’intime (Un homme aborde une femme, Buchet-Chastel ; Corps, Buchet-Chastel ; Mon âge, Gallimard), comme elle le confie lors d’un entretien accordé :
« On dit de mes livres qu’ils sont assez physiques. J’accorde une grande place au corps, aux sensations, au détriment de la psychologie. Je préfère montrer les choses dans leur lucidité, dans leur vérité que les analyser. Je travaille beaucoup avec mes sens, je donne à voir, à entendre, à sentir. On dit aussi souvent que j’ai une écriture poétique. »
Cette poésie se joue avec malice du patrimoine littéraire, des personnages historiques et même de la création littéraire, comme lorsque l’écrivaine ayant accès à la maison de Robert Schuman vient s’installer un après-midi « au bureau du grand homme » pour y écrire et raconte l’intimidation qui la saisit :
« Pour faire de la place à mes stylos Bic et mon vieux carnet à spirales j’ai dû pousser des invitations officielles sur papier Bristol, un dîner au Musée du Louvre et un autre carton de la part de Sa Majesté le roi d’Afghanistan. Je n’en menais pas large, au ventre le sentiment de commettre un acte sacrilège. De plus Elizabeth II ne cessait de me fixer de son œil souverain et altier, pour ne pas dire réprobateur. Allais-je réussir à écrire un traître mot sous une telle tutelle ? »
Un instantané parmi d’autres offert aux habitants sur le blog de la résidence et qui déploie un autre regard sur cette maison des illustres.
Une exploration sensorielle : l’art de la récolte
Concernant les activités de médiations, Fabienne Jacob a souhaité construire en collaboration avec la structure d’accueil son projet autour de la récolte (souvenirs, expressions…) qui renvoie à la fois à l’activité de la cueillette de fruits, de plantes, de légumes ou encore de mots, peut-être en souvenir d’autres récoltes poétiques (Apollinaire, Émile Verhaeren).
Ce thème automnal et littéraire a ainsi été le fil conducteur de divers ateliers d’écriture proposés aux publics. Les enfants de l’école primaire de Scy-Chazelles se sont initiés à cette recherche sensorielle en dressant une liste de choses qui s’en vont, tandis que les élèves de l’école de Ban-Saint-Martin ont pu expérimenter le dispositif du dictionnaire poétique et ont réservé une belle surprise à l’auteur en réalisant un panneau où ils tentaient de définir le mot « écrivaine ». Dans le lot, quelques perles de créativité : « Une écrivaine, c’est une grosse poule qui pond des livres », « Une écrivaine, c’est une petite flaque d’eau toute belle », « une extraterrestre qui écrit des mots », « un escargot sans coquille », « une fleur qui écrit dans les jardins ».
Outre le séminaire de recherche mené avec le centre de recherche sur les médiations (Université de Lorraine), les étudiants de 2e année de l’atelier d’écriture, à l’occasion de la manifestation « Esprits Livres », ont testé la création littéraire collective grâce à un atelier transgénérationnel avec les seniors de la commune, autour de la récolte d’expressions et de leurs souvenirs de collectes.
Immersion sensuelle et arts littéraires
L’enjeu résidentiel étant aussi de dynamiser un territoire, un véritable parcours immersif a été pensé afin de multiplier les formes d’interaction possibles entre l’écrivain, les médiations autour de l’objet livre et les publics.
Ainsi, l’artiste plasticienne Sherley Freudenreich a élaboré en collaboration avec Fabienne Jacob une lecture dessinée, une forme sonore et visuelle combinant des textes littéraires autour des souvenirs d’enfance et des images qu’elle dessine en direct et qu’elle projette sur un grand écran. Sur sa grande table lumineuse construite pour la scène, elle peint des paysages mouvants où se promènent des marionnettes de papier. Le public peut voir ses mains manipuler des objets, en même temps que le résultat artistique : le film projeté. Son geste raconte et crée une œuvre où s’entremêlent la voix de l’auteur, la lumière et les images.
À partir d’une sélection de ses créations, Fabienne Jacob a lancé au pianiste Jacques Humbert un défi, celui de répondre musicalement à sa lecture en s’inspirant in situ de l’univers littéraire déployé, lors d’une soirée « Vers et verres ». Soumis à l’improvisation, le pianiste s’exécutant sur le piano de R. Schuman a mis en œuvre une approche de la musique comme poétique primaire, tout en suivant les détours sensuels de la langue de l’écrivaine qui explore l’univers intime de la jouissance en forêt :
« Un jour je me suis enroulée autour d’un arbre et je me suis fait surprendre. J’ai fermé les yeux et j’ai senti monter du chaud. Je ne savais pas ce que c’était ni comment ça s’appelait. Je voulais juste que ça dure et que ça recommence. Le chaud et la honte sont monté ensemble une même vague. Dans certains pays on interdit aux enfants de s’enrouler autour des arbres, m’a-t-on dit. Je comprends. »
ou encore celui de la baignade une nuit d’été :
« Une des trois femmes se lève, se dirige lentement vers la piscine, en descend deux marches, trempe ses pieds dans l’eau. C’est incroyable ce qu’elle est encore bonne ! Elle lance aux deux autres, puis descend les trois dernières marches et soudain envoie valser sa robe qui atterrit sur le rebord de pierre. Elle est entièrement nue et se glisse tout le corps dans l’eau moelleuse et tiède, elle est grasse et charnue, son ventre fait des étages, elle nage la brasse, sur son visage exprime la plénitude, on la comprend et on l’envie, l’eau masse comme jamais à cette heure. »
Enfin, en partenariat avec le café littéraire de Metz et le Livre à Metz-Festival Littérature & journalisme, la résidence a organisé une « planche littéraire » en proposant à l’auteur de venir présenter sa création en cours d’écriture. En plus de la découverte, le public présent durant cet apéritif littéraire a pu faire des commentaires, exposer son ressenti, donner un avis à Fabienne Jacob sur son début de roman, permettant ainsi à l’écrivain d’enrichir sa démarche créative grâce aux retours des participants. Une potentialité de tester son texte, d’emprunter d’autres voies ou encore de faire « un pas de côté » que la romancière a saisi d’emblée :
« Je suis ici en résidence pour écrire ! J’écris sur une amie de jeunesse avec qui j’ai fait mes études de lettres à Nancy. C’était une fille très, très charismatique qui m’a beaucoup influencée, et qui était en quelque sorte mon modèle, mon mentor. Hélas, cette fille qui avait tout pour elle n’est pas devenue tout ce qu’elle promettait de devenir. Elle a en quelque sorte, pour le dire vite « raté sa vie ». Je vais me demander comment on peut avoir tout pour soi et en définitive ne « rien devenir » de ce que l’on promettait de devenir. Cela va parler aussi de l’inextinguible énergie de la jeunesse, de l’amitié dans une communauté de filles et des modèles qu’on se choisit à cet âge. »
L’échange a été nourri et a permis d’approcher grâce à cette séance immersive dans les brouillons de l’auteur, le travail de l’imaginaire, tout comme les mécanismes de cette amitié amoureuse au cœur de l’intrigue que la romancière a accepté de dévoiler.
En conclusion, cette résidence dans les pas de Lady Chatterley apparaît bien comme un lieu indispensable à la création contemporaine qui conforte l’idée que la littérature n’est pas un reflet ou un mode d’appréhension de la réalité, mais bien un catalyseur de virtualités inexprimées.
Carole Bisenius-Penin, Maître de conférences Littérature contemporaine, CREM, Université de Lorraine
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.