Eric Martel, Conservatoire national des arts et métiers (CNAM)
L’accident du 8 août dernier survenu en Russie sur une plate-forme militaire offshore à plus de 1 200 kilomètres au nord de Moscou, et qui a coûté la vie à au moins cinq ingénieurs nucléaires, a particulièrement suscité inquiétudes et suspicions du fait du manque de transparence sur l’explosion et de sa gestion auprès des populations. Mais il a aussi confirmé ce que Vladimir Poutine avait annoncé un an plus tôt : l’armée russe développe un missile à propulsion nucléaire.
Un tel engin, complètement autonome, a l’avantage de voler pendant des mois, voire des années, à l’affût de ses cibles, attendant patiemment l’ordre de frapper. Une fois l’instruction reçue, seules quelques minutes le séparent de son point d’impact.
La fin de la domination américaine
Les affirmations de Poutine, lors de son discours de politique générale du 1ᵉʳ mars 2018, avaient pourtant laissé bien des experts sceptiques. Or, l’engagement des Russes dans ce domaine est sérieux, il date de 2011 avec le programme d’armements à l’horizon 2020.
Ces nouvelles armes auront pour effet de rendre obsolète le bouclier antimissile américain.
La stratégie apparue dans les années 50 à l’initiative de l’US Air Force consistant à effectuer une première frappe nucléaire ou First Strike puis de contrer une riposte russe devra être définitivement écartée. Comment peut-on menacer son adversaire de le frapper à tout moment si l’on ne peut se prémunir de sa réaction ?
Donald Trump a pu être tenté par la stratégie du fou ou madman theory de Nixon : ce concept théorisé par Hermann Kahn, un consultant de la RAND (Research and Development) un think tank fondé pour conseiller l’armée américaine, vise à faire croire à l’adversaire que le dirigeant d’une nation disposant d’une énorme capacité de destruction a un comportement imprévisible.
A l’avenir, il devra y renoncer définitivement. Personne ne peut plus désormais croire qu’il sera capable de déclencher un First Strike. Symboliquement, les États-Unis sont donc redevenus une puissance comme les autres pour lesquelles l’arsenal nucléaire ne sert plus qu’à dissuader un éventuel attaquant.
Une technologie ancienne
Lors de ce fameux discours en mars 2018, Poutine mentionna d’autres types d’armes porteuses d’ogives nucléaires, tel un engin sous-marin autonome doté d’un réacteur nucléaire, un planeur hypersonique et un missile balistique amélioré.
Les doutes des experts quant à la capacité de la Russie à mettre au point des missiles à propulsion nucléaire s’expliquent aisément : leur conception suppose la résolution de nombreux problèmes techniques.
Implémenter un réacteur atomique dans un missile n’a rien d’une sinécure. La pile à combustible doit être miniaturisée. Pour des raisons de poids, elle ne saurait être blindée : elle émet donc des radiations. En conséquence, le réacteur ne peut être activé qu’en vol, le lancement du missile doit donc être effectué de manière conventionnelle avec un propulseur chimique.
Cette technologie peut paraître révolutionnaire, elle est pourtant ancienne. Les Américains expérimentèrent un premier projet d’avion équipé d’un réacteur atomique, le Convair NB-36H, en 1955. Puis ils développèrent au début des années 60 le SLAM qui ressemblait très fortement au projet russe. Complètement automatisé avec les technologies de l’époque, le SLAM était équipé d’un statoréacteur à propulsion nucléaire non blindé, donc fortement radioactif. Même s’il ne fut jamais construit, les essais de son réacteur s’avérèrent concluants. Le programme fut abandonné en 1964 en raison de sa dangerosité.
Une machine n’a pas d’état d’âme
Les Russes ont repris ce concept en lui apportant une amélioration majeure : des éléments d’intelligence artificielle le rendant complètement autonome, l’engin détermine lui même sa trajectoire afin de déjouer les systèmes de détection ennemis, il est également apte à « choisir » ses cibles.
Si l’accident du 8 août dernier nous permet de comprendre les risques inhérents à ce programme, il ne faut pas oublier que les Russes ont montré lors de leurs programmes spatiaux une forte tolérance aux risques. Là où les Américains préféraient vérifier chaque sous-système individuellement, les Soviétiques optaient pour des tests grandeur nature avec de vraies fusées bardées de capteurs.
Si auparavant avec les missiles lancés de sous-marins nucléaires ennemis, les États-Unis disposaient d’un temps de réaction d’à peine cinq minutes, avec ces nouveaux engins, il pourrait se compter en secondes, voire quasiment nul si l’on se réfère aux propos de Vladimir Poutine. En effet fonctionnant comme un missile de croisière, il serait indétectable.
Docteur Folamour, un documentaire ?
Certes, le film Docteur Folamour nous avait révélé le principe de la dévolution (Stanley Kubrick, 1964) mis en place par Eisenhower dans les années 50. À ce titre, pour Daniel Ellsberg, un ancien consultant de la RAND, ce film doit plus être considéré comme un documentaire que comme une fiction satirique.
Pour rendre crédible la dissuasion et décourager les Russes de décapiter le haut commandement en lançant une attaque massive sur Washington, le pouvoir de lancer une attaque nucléaire est déléguée aux commandants de terrain qui peuvent eux-mêmes la déléguer à leurs subalternes.
Mais comme l’exposait le personnage du docteur Folamour, en grande partie inspiré par l’ouvrage d’Hermann Kahn On Thermonuclear War, pour être crédible la dissuasion nucléaire ne peut s’appuyer sur l’élément humain qui constitue le maillon faible.
Rien ne dit que l’officier chargé du lancement des missiles à ogives nucléaires n’aura pas quelque appréhension à prendre une décision aussi grave, quel que soit le contexte. Pour être parfaitement crédible, la dissuasion se doit donc d’être automatisée : une machine n’a pas d’état d’âme.
C’est ainsi que les Russes avaient conçu le système Mertvoya Ruka ou Dead Hand dans les années 70, également connu sous le nom de « Perimeter ».
Il est censé avoir été opérationnel dès 1985. Activé en cas de crise, il repose sur un ensemble de capteurs et d’ordinateurs aptes à analyser les informations reçues. Si le système concluait que Moscou avait été détruite par une attaque thermonucléaire et qu’en conséquence le haut commandement avait disparu, il pouvait déclencher de sa propre initiative une riposte nucléaire. L’ordre était alors donné d’envoyer des fusées aptes à transmettre les instructions de lancement aux différents sites de missiles nucléaires.
Curieusement, l’existence de cette machine apocalyptique n’a été connue qu’après la chute de l’Union Soviétique. À l’époque, les militaires soviétiques n’avaient pas osé effrayer leur population en informant le monde de l’activation d’un tel système. L’analyste en stratégie militaire Daniel Ellsberg appelle cela le « Strangelove paradox » (paradoxe du docteur Folamour).
En effet, dans cette optique, ce dispositif sert à dissuader l’adversaire, à condition qu’il le sache, mais le révéler ne ferait qu’alarmer l’opinion publique.
Aujourd’hui les militaires russes n’ont plus cette appréhension puisqu’ils ont prévenu en 2017 par l’intermédiaire de la Pravda que « Perimeter » était de nouveau opérationnel.
Le « launch on warning », une option effrayante
Si ce système peut paraître effrayant, il n’est qu’une alternative à une option beaucoup plus dangereuse : le « launch on warning » (LOW) qui consiste à déclencher une riposte après avoir été averti d’une attaque ennemie par le biais du système de détection.
Plusieurs erreurs ont montré la dangerosité de cette doctrine. Ainsi le 3 juin 1980, le NORAD annonça que plus de 2 200 missiles soviétiques se dirigeaient vers les États-Unis. Il ne s’agissait que d’une fausse alerte.
Il paraît plausible d’envisager aujourd’hui, ne serait ce que pour rendre crédible leur dissuasion nucléaire, que les États-Unis travaillent à la mise en place d’un tel système. Pour cela, ils profiteront des avancées en termes d’intelligence artificielle et plus particulièrement de machine learning.
Le système pourra ainsi être « entraîné » par de multiples simulations, ce qui contribuera à le rendre plus crédible, voire acceptable auprès de l’ensemble de l’opinion publique américaine. Néanmoins, ces appareillages statistiques, aussi élaborés qu’ils soient, recèlent des fragilités. Ils peuvent être leurrés, sans parler des erreurs techniques. En fait quelque soit le niveau de sophistication du système, il ne sera jamais aussi clairvoyant qu’un être humain.
Eric Martel, Docteur en Sciences de Gestion/Chercheur associé au LIRSA, Conservatoire national des arts et métiers (CNAM)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.