« Je voulais que tout le monde connaisse cette musique », confie le critique, qui publie un livre de souvenirs-souvenirs, « Rock », et sera le maître de cérémonie de « Rockin’ 1000 » le 29 juin au Stade de France. Interview.
« Ma vie est un roman », est-il imprimé sur le bandeau rouge autour de « Rock », livre de souvenirs et mémoires binaires signé Philippe Manœuvre (Editions Harper Collins/19€). Un bouquin dans lequel l’ancien gamin de Châlons-sur-Marne a voulu « raconter des moments où il s’est passé des trucs ». Et il s’en est effectivement passé des trucs dans la vie du « critique rock le plus célèbre de France », passé notamment par « Metal Hurlant », « Rock and Folk », « Les Enfants du Rock », Canal Jimmy…
« Le rock est vivant, je suis vivant », disait Manoeuvre, à la Fnac de Nancy, où il clôturait une tournée de dédicaces. Durant des décennies, il aura parlé avec passion de musique, bédé, science-fiction, films et livres considérés alors comme de la contre-culture, et devenus entre-temps « la » culture des baby-boomers. « Je me sentais représentant du public », assure le critique dans sa panoplie, perfecto, jean, boots, lunettes noires. Rencontre avec celui que Gainsbourg surnommait « gamin » et que « monsieur Johnny Hallyday » appelait « rocker ». Interview de Mister Philman.
Qu’est-ce que ça fait d’incarner Monsieur Rock en France ?
Philippe Manœuvre : Moi je n’ai rien demandé, je vous le jure. Je suis là depuis 73, je conçois qu’à un moment je finisse par incarner le truc à moi tout seul, mais j’ai rien demandé. En fait, j’ai vu tellement de drames et de choses qui se sont mal finies, abominables, comme l’affaire Cantat, que j’avais pour désir de faire une famille rock, qu’on soit heureux et que ça se passe bien. C’est merveilleux, cette musique qui nous donne tellement de bonheur, j’étais un prosélyte du rock, je voulais que tout le monde connaisse cette musique.
Vous êtes d’une génération qui vit quand même depuis cinquante ans avec les Rolling Stones…
Voilà, on avait choisi le bon groupe, on ne s’était pas trompés et eux ne nous lâchent pas non plus. Ils ont ralenti le tempo, c’est clair qu’ils ne jouent plus à la vitesse de 78, mais c’est les Stones, quoi, ils sont là. Je dis toujours que Mick Jagger, c’est un bon chef du rock, il n’a pas tapé sa gonzesse à coups de poing, il ne l’a pas laissée mourir dans la pièce à côté sans appeler l’ambulance, il n’a pas pédophilé avec des gamins, il a été au milieu d’un monde où il n’y avait que de la drogue, des filles, des trucs, et il a réussi à sortir de là intact.
Vous faites allusion à Michael Jackson, dans votre livre vous racontez d’ailleurs une anecdote sur ces parents qui accompagnaient leur fils en tournée…
Mais oui, je l’ai vu le gamin, il était là. Le seul problème, c’est qu’il y a dix ans il témoignait devant la justice américaine pour dire qu’il ne s’était jamais rien passé, en jurant sur la bible, et là Michael est mort, il se réveille et dit que si, finalement, il se passait des trucs. Alors moi, ce genre de témoins, j’y crois pas, je trouve ça un peu bizarre, je ne peux pas rentrer dans des histoires qui relèvent du droit commun, du fait-divers, c’est Jacques Pradel, là. Tous mes potes black américains me disent que c’était le plus grand artiste noir de tous les temps, et qu’on est en train de le détruire, c’est tout, ils ont tué Marvin Gaye et là ils sont en train de s’occuper de Jackson.
« Ce qui ne passe pas à la télé disparait »
Le rock est maintenant là depuis si longtemps, comment voyez-vous l’évolution à venir ?
Nous, on est venus d’une culture underground, avec des choses comme le Velvet, Joy Division, c’était l’expression des mouvements de jeunesse. La jeunesse se voyait rockabilly, elle se voyait ska, new-wave, funk, la jeunesse était changeante, la musique changeait avec les mouvements de jeunesse, et à un moment ça s’est calmé, on a rejoint l’industrie du spectacle, il n’y a plus que Bob Dylan qui continue mordicus, comme les artistes rock des années 60-70, et qui insiste pour jouer son nouvel album en concert, les autres font leurs titres gold, tout le monde fait les gold, les Stones, Paul McCartney… Le rock ne peut pas mourir, parce que c’est une musique, c’est une forme musicale, ce n’est pas un être de chair et de sang, donc il va peut-être nous survivre. On est toujours à un gamin magique du sursaut, le dernier gamin magique qu’on ait eu, il s’est suicidé, c’était Kurt Cobain. Après la société évolue, bouge, qu’est-ce qui a vaincu le rock, c’est le rock ! Les rockers ne veulent pas aller à la télé, c’est ça le problème de fond.
En même temps, il n’y a plus d’émission de rock à la télé…
S’il y en avait une, ils ne viendraient pas. J’ai eu de la chance, j’ai fait l’émission rock, c’était « Les Enfants du Rock », mais c’était en 82 et déjà c’était dur quand on a vu arriver Prince, Madonna, U2… C’était des travailleurs de l’industrie du spectacle, ils n’étaient pas venus renverser la société, il y avait des plans promo très définis, très vite la télé c’est devenu MTV. Les rockers n’aiment pas passer à la télé, c’est dommage parce que ce qui ne passe pas à la télé disparait. Au moment où tous les rockers refusent d’aller à la télé, voilà qu’arrivent des nouveaux musiciens qui y vont, NTM ils sont à la télé, et ils passent bien, JoeyStarr a la tchatche, il a le truc, c’est une star. Dans le rock, on n’a pas su fabriquer des personnages comme ça, ils sont fabuleux sur scène, comme Iggy Pop, mais en interview à la télé ça ne passe pas. La télé c’est un truc, le rock c’en est un autre, on est sur des voies parallèles, on ne se rencontre pas et ça nous coûte gros ; aux dernières Victoires de la Musique, c’était une déferlante des nouveaux talents dans tous les domaines, sauf le rock. Les maisons de disques ont baissé le rideau, depuis 1954 elles sont venues pour un seul but, vendre des disques ; quand certains de leurs employés refusent d’aller à la télé, ça ne les intéresse plus, il y a vraiment une incompréhension totale.
Votre pote JoeyStarr repart d’ailleurs pour une série de concerts, mais il annonce que cette fois ce sera vraiment la fin de NTM ?
Oui, Kool Shen dit qu’ils n’arrivent pas à écrire un nouvel album, et qu’ils arrêtent là s’ils n’arrivent pas à faire un disque. Mais l’époque a encore besoin d’eux, les Bercy se remplissent en quelques secondes, dans tous les festivals où ils passent c’est le bonheur, les gens hurlent, ils ont des chansons formidables. NTM, je les aime beaucoup, ils ont fait tous les circuits du rock, je les ai vus aux Eurockéennes en première partie d’Iggy Pop, ils ont su regarder, comprendre, apprendre, et leur spectacle aujourd’hui c’est fabuleux, c’est dément, énorme, ça fait plaisir à tout le monde.
« 90 morts à un concert, ça on n’avait jamais vu »
Dans « Rock », vous écrivez que Johnny « provoquait le chaos », et même après sa mort, il a encore provoqué le chaos…
Oui, Johnny, c’était le chaos assuré, intégral. Il observait bien, il était très intelligent, et à la fin, il suggérait d’aller plus loin, toujours, c’était son boulot, il incitait au chaos, c’était Johnny Hallyday, il a fait son métier jusqu’au bout. Il était dans sa folie, il n’avait pas fait Gainsbourg-Gainsbarre, Johnny Hallyday c’était un truc tout le temps, Jean-Philippe on ne le voyait jamais, on n’a jamais su qui c’était, ça n’intéressait personne Jean-Philippe Smet. C’était un étendard, un beau mec, un super chanteur, une bête de scène, il a fait le boulot magnifiquement, avec la voix qu’il avait il aurait pu faire ce qu’il voulait, mais lui dans sa tête c’était le rock, le rock, le rock, il était saisi par ça, c’était le premier et moi j’ai trouvé ça admirable.
Pourquoi estimez-vous que l’attentat du Bataclan, en novembre 2015, marque la fin de l’âge d’or du rock en France ?
On a eu des coups durs, clairement le suicide de Kurt Cobain en était un, l’affaire Cantat en était un autre, et le Bataclan, alors là, 90 morts à un concert, ça on n’avait jamais vu, c’était l’horreur absolue, l’angoisse, ça m’a tapé pendant un an, ça m’avait mis à genoux, c’est Iggy Pop qui m’a vraiment soutenu, il était concerné, ça m’a aidé à me reprendre. C’est de la démence, les gens disaient que ça aurait pu arriver dans n’importe quel concert, sauf que c’était un concert de rock, c’était pas un concert de rap, pas un concert de musique classique.
Qu’est-ce qui vous a fait accepter d’être le maître de cérémonie de Rockin’ 1000, qui rassemblera le 29 juin mille musiciens amateurs sur la pelouse du Stade de France ?
C’est un truc formidable, Rockin’ 1000, parce que c’est né d’une grande frustration, des Italiens qui voulaient voir du rock, les Foo Fighters ne venaient pas dans leur ville, Cesena, alors ils ont réuni mille rockers pour attirer l’attention de Dave Grohl, évidemment son attention a été attirée, Dave Grohl est venu et il a fait le concert. Mais ils avaient pris le goût du sang, ils ont découvert que mille musiciens, fussent-ils amateurs, mais qui jouent ensemble dans un stade, ça fait un son unique au monde. On avait reçu trois mille demandes, on a fait une set-list spéciale France, avec un morceau de Johnny, il y aura 240 amplis de basse, 350 amplis de guitare, 310 batteurs, il y a un son, un truc, une épiphanie, c’est le bonheur. C’est une aventure extraordinaire, c’est la première fois que ça va se faire en France, je me sens très fier de porter ça, on va être très nombreux, on va faire sonner le stade, je sens que ça va être une vraie grande fête.
Propos recueillis par Patrick TARDIT
« Rock », par Philippe Manœuvre (Editions Harper Collins/19€).
Rockin’ 1000, le 29 juin à 21H au Stade de France, billetterie www.stadedefrance.com (tarifs de 29€ et 49€).