Fabrice Hamelin, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC)
Ils avaient presque su se faire oublier. Au tournant des années 2000-2010, le permis à points les avait remplacés dans le viseur des opposants à la politique de sécurité routière. Et depuis dix ans, leur efficacité n’a cessé de se dégrader, au point que de nouveaux usages ont été développés par les pouvoirs publics. Ils ont, par exemple, été embarqués dans des voitures banalisées et plus récemment confiés à des opérateurs privés. Enfin, tous les regards s’étaient tournés vers les nouveaux panneaux en aluminium installés aux bords des routes au début de l’été dernier.
Le mouvement des « gilets jaunes » les a remis au cœur du débat public et en a fait une des cibles de la protestation. Depuis plusieurs semaines, la vindicte s’abat sur les radars automatiques fixes. Recouverts de sacs-poubelle, repeints, dégradés ou même incendiés, plus de la moitié des 3 200 radars fixes installés au bord des routes de France auraient été rendus inopérants depuis le début du mouvement des « gilets jaunes » de contestation de la politique gouvernementale !
Un bon bilan pour la sécurité routière
Le bilan des radars automatiques est connu. Ce bon bilan est aujourd’hui largement relayé par les médias : les radars installés au bord des routes ont permis une nette diminution des vitesses moyennes de circulation, la quasi-fin des grands excès de vitesse et la multiplication des infractions constatées. Par conséquent, le nombre des tués sur la route, depuis leur déploiement en 2003, a rapidement et fortement diminué.
Pour leurs défenseurs, cette technologie aurait sauvé 40 000 vies sur les routes de France et, depuis 2017, les recettes annuelles dépassent le milliard d’euros. Elles sont à plus de 90 % consacrées à la sécurité routière et à l’entretien des infrastructures. Et d’autres vertus pourraient lui être imputées : la rapidité de la sanction – qui a valeur éducative –, une meilleure équité dans le traitement des contrevenants – par la fin des indulgences – et une sanction qui n’est pas que pécuniaire.
Ces atouts et ces bons résultats n’empêchent plus que le dispositif soit contesté et pris dans les controverses actuelles. Dans le débat public, les radars ne sont que rarement présentés comme sauvant des vies. Ils sont presque toujours dénoncés comme des machines à cash, un outil de prélèvement d’une taxe cachée. Ce n’est qu’une demi-surprise. Quinze années se sont écoulées depuis l’implantation du premier radar et les promoteurs du dispositif avaient bien perçu que la qualité de ce bilan serait associée à deux exigences : son efficacité et son acceptabilité.
Une perte d’efficacité
Aujourd’hui, la perte d’efficacité des radars automatiques fixes ne fait plus de doutes. Le nombre de flashs est en baisse, tout comme l’est la transformation de ces flashs en contraventions. Les évolutions successives du dispositif de contrôle automatisé (les radars mobiles, les radars embarqués dans des voitures banalisées et privatisées) l’attestent mieux encore que les simples données enregistrées.
L’outil reste cependant essentiel à la réussite de la politique nationale de sécurité routière. Le choix du déploiement des radars automatiques est un choix structurant qui a écarté d’autres pistes envisagées ou au moins crédibles à la fin des années 1990 : la création de polices de la route spécialisées ou le dispositif LAVIA. Ce choix masque aussi la complexité d’une politique qui se déploie à plusieurs niveaux et repose aussi sur l’éducation, la communication, mais également sur l’amélioration des véhicules et des infrastructures pour sauver davantage de vies.
Pour autant, l’évaluation de l’action du gouvernement n’est plus perçue qu’à travers la réussite ou l’échec supposé de ce seul outil. Pour ces raisons, les radars détruits devront être réparés et/ou remplacés, y compris par les voitures banalisées comme le demandent des associations. La réduction de la vitesse à 80 km/h n’aura les résultats attendus qu’à la condition d’un contrôle sanction sans faille. Les coûts humains et économiques seront payés par la collectivité.
Un sentiment d’injustice qui a pris l’ascendant
La perte d’efficacité explique aussi l’acceptabilité plus fragile du dispositif. Au début des années 2000, la bonne acceptation du déploiement des radars a été une surprise pour les observateurs. Des controverses se sont développées dans tous les pays où le contrôle automatisé a été mis en place et, en France, cette introduction a été rapide et peu concertée. Mais une sorte de « spirale du silence » s’y est installée qui a rendu largement inaudible les protestations et peu légitimes les oppositions.
L’efficacité immédiate et clairement perçue des radars automatiques y a largement contribué autant que la force des soutiens à la politique portée à l’époque par Jacques Chirac. Réduits à la Fédération française des motards en colère et à quelques élus, la faiblesse des opposants a aidé. Or cette spirale du silence s’est dissipée.
Le sentiment de l’inefficacité du contrôle automatisé et le sentiment d’injustice ont progressivement pris l’ascendant. Les opposants se sont multipliés et se sont aussi structurés, au cours de la dernière décennie. Ils ont su trouver des relais parmi les médias et parmi les élus. La faible légitimité des autorités publiques qui développent le système a renforcé le phénomène.
Par ailleurs, l’acceptabilité du dispositif repose essentiellement sur la perception des radars devant lesquels on passe, par obligation, chaque jour. C’est l’efficacité ou l’inefficacité de ces radars-là qui nous fait juger celle de l’ensemble du dispositif. Enfin, cette acceptabilité est, paradoxalement, accrue par les capacités ou opportunités que l’on a pour contourner ses effets.
Des pratiques de résistance qui se développent
Il y a dans la dégradation des radars une forme singulière, extrême et visible de résistance aux outils de gouvernement de la sécurité routière. N’oublions pas qu’il s’agit d’actes de vandalisme. La dégradation d’un radar est un délit !
Les dégradations se sont accentuées avec le passage au 80 km/h. Elles se sont amplifiées avec le mouvement des « gilets jaunes ». Le gilet de sécurité, les ronds points, le coût du carburant, l’automobilité renvoient directement à l’exercice et à la régulation du droit à la mobilité. Même si le mouvement évolue dans sa composition comme dans ses revendications, il faut envisager cette délinquance – comme la violence routière d’ailleurs – à l’aune des pratiques de résistance à la politique de sécurité routière de l’État.
Ces actes vont bien au-delà des protestations un peu attendues contre l’introduction d’un nouvel instrument de régulation. Mais on dépasse aussi les autres formes de résistance à cette politique, de celles qui paradoxalement la rendent plus acceptable. Pour les radars, elles vont du contournement de la politique en question à l’opposition.
Face aux échecs des actions collectives menées au début des années 2000, cette résistance a d’abord pris la forme de bricolages individuels ou domestiques. Au sein de la sphère familiale, cela s’est fait sous la forme d’un « don » de points à un membre de la famille par celui qui ne conduit plus ou moins. Dans la sphère professionnelle, par le refus d’employeurs de dénoncer les salariés infractionnistes. Des travailleurs indépendants ont aussi provisionné un budget « rachat de points » leur permettant de suivre des stages de « récupération ».
Elles se sont ensuite rapidement professionnalisées – que ce soit par les tentatives de création d’un marché de l’achat de points sur Internet ou plus durablement par le développement de services d’avocats spécialisés dans la contestation des infractions constatées. La mise sur le marché d’avertisseurs de radars et, plus récemment, le développement d’applications collaboratives ont renforcé les capacités de résistance à la régulation publique, au point de menacer de la rendre inopérante.
Pour autant, peut-on y voir une violence instrumentale, de celle qui s’exerce sans passion ni agressivité incontrôlée en vue d’atteindre des objectifs définis ?
Une forme de violence en voie de banalisation
Les atteintes aux radars automatiques restent l’expression colérique d’une minorité délinquante. Ces actes sont le plus souvent individuels. En cela, ils témoignent d’abord de l’échec de la mobilisation des groupes organisés à faire entendre la parole des protestataires. Ce fut le cas pour les opposants au 80 km/h dont l’action collective n’a pas fait reculer le gouvernement en juillet dernier. Cette délinquance individuelle apparaît alors comme le geste un peu désespéré de ceux qui n’acceptent pas de n’avoir pu se faire entendre.
Ce type d’acte témoigne aussi autant de l’inorganisation d’un mouvement contestataire que de l’incapacité du gouvernement à lui apporter des réponses. Ces actions prennent aussi des formes plus collectives, à l’exemple des actions coup-de-poing menées sur un même territoire.
Ces actes délictueux sont aussi facilités par le fait qu’il s’agit d’objets technologiques, inanimés, et d’une grande fragilité pour certains. Lorsqu’ils sont signalés, facilement accessibles, non surveillés, ils sont particulièrement vulnérables aux dégradations. De ce fait, il faut aussi reconnaître que s’en prendre aux instruments du pouvoir plutôt qu’aux individus qui l’incarnent ou l’exercent reste une violence contestataire à niveau modéré et en voie de banalisation dans les sociétés démocratiques.
Une réponse à la violence sociale et politique des gouvernants ?
Les atteintes aux radars peuvent aussi être interprétées comme une réponse à la violence politique et sociale des gouvernants. La violence contre l’État et ses symboles répondrait à celle de l’État. La répression alimenterait l’indignation et la protestation. Le parallèle avec le mouvement des « bonnets rouges » et les atteintes aux portiques de l’écotaxe, mais aussi aux radars, est facile à faire.
Pour autant, il est bien difficile d’y avoir l’empreinte d’une quelconque stratégie politique. Quand 80 % des radars de Seine-et-Marne sont estimés hors service, il faut garder en tête que ce n’est pas dans ce département que les gilets jaunes ont été les plus nombreux, les plus visibles et les plus mobilisés. Les appels à s’attaquer aux radars « pompe à fric » et le déploiement de haine sur les réseaux sociaux suggèrent aussi qu’on a peu affaire à une violence instrumentale.
La colère répond donc à des motifs bien différents les uns des autres. Les types de radars y sont bien identifiés et ne sont pas considérés comme des cibles pouvant être confondues. Certains estiment que s’attaquer aux radars feux rouges est, par exemple, plus discutable que les radars vitesses. Le risque de sécurité routière suscité par le refus de priorité n’est pas envisagé de la même manière que l’excès de vitesse. Pour d’autres, ce doute moral est levé par les 4 points en jeu dans le franchissement d’un feu rouge !
Au final, le vandalisme dont les radars sont l’objet témoigne principalement des difficultés de conduite de l’action publique aujourd’hui. Non seulement les modalités de résistance sont diverses mais les plus inciviles se révèlent envisageables, réalisables, voire banales.
C’est donc à une interrogation sur l’ingouvernabilité de nos sociétés contemporaines que conduit l’expansion de ces comportements qui restent, du point de vue des exigences de la sécurité routière, indéfendables.
Fabrice Hamelin, Enseignant-Chercheur en science politique, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.