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L’Union européenne et la Pologne : le grand écart

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La première ministre de Pologne, Beata Szydlo (ici en 2016).
P. Tracz/Wikimedia

Yves Petit, Université de Lorraine

Lors du Conseil « Affaires générales » du 16 mai 2017, la Commission européenne a détaillé l’état d’avancement du dialogue qu’elle mène avec la Pologne sur l’État de droit. Saisis pour la première fois de questions relevant des « affaires intérieures » d’un État membre, les ministres ont souligné qu’il importait de poursuivre le dialogue entre la Commission et la Pologne. Officiellement, la Commission vient de demander à nouveau l’inscription de la même question à l’ordre du jour du prochain Conseil « Affaires générales », le 25 septembre prochain.

Mais alors que la situation en Pologne connaît une dérive grave et continue depuis l’arrivée du PiS (Parti Droit et Justice) au pouvoir en octobre 2015, qui l’éloigne toujours plus des standards européens de l’État de droit, des droits fondamentaux et des principes fondamentaux des traités européens, le Conseil aborde cette question seulement comme un point « divers » !

Ce classement permet de mesurer la gêne éprouvée par le Conseil à se saisir de manière frontale des attaques répétées contre l’État de droit en Pologne. Il montre également que l’Union européenne apparaît relativement impuissante face au recul systématique de la démocratie dans plusieurs États membres de l’Est. Non seulement ses valeurs sont niées purement et simplement, mais l’Union elle-même est atteinte dans ses fondements.

Les manquements répétés de la Pologne

État de droit. Par trois fois – en juillet 2016, en décembre 2016 et juillet 2017 –, la Commission a adopté des recommandations concernant l’État de droit en Pologne. Leur lecture donne une idée précise des manquements répétés de la Pologne, tout particulièrement ceux découlant des réformes du système judiciaire.

Sans entrer dans le détail des réformes adoptées ou en cours d’adoption (en raison du veto du Président polonais, A Duda), non seulement la Pologne s’est éloignée d’un contrôle constitutionnel indépendant et légitime, mais plusieurs lois portant sur l’École nationale de la magistrature, le Conseil national de la magistrature, l’organisation des juridictions de droit commun, et sur la Cour suprême contiennent de nombreuses dispositions inquiétantes pour l’indépendance de la justice et la séparation des pouvoirs.

L’indépendance de la justice étant une condition préalable d’adhésion à l’UE, celle-ci « ne peut accepter un système qui permet de révoquer des juges à discrétion », et accroît considérablement la menace systémique pesant sur l’État de droit. Un tel système est inenvisageable, notamment car les juridictions polonaises, comme celles de tous les États membres, agissent en tant que juge de l’Union veillant à l’application de son droit.

Relocalisation des migrants. Elle fait l’objet d’un refus catégorique de la part de la Pologne, mais également de la Hongrie et de la République tchèque. La Commission européenne a entrepris une procédure en manquement et envoyé à ces trois États membres une lettre de mise en demeure, le 15 juin 2017, puis un avis motivé, le 26 juillet 2017. La Pologne n’a procédé à aucune relocalisation, ni offert aucune place depuis décembre 2015, ignorant toute forme de solidarité. Elle est également intervenue au soutien des recours introduits par la Slovaquie et la Hongrie contre le mécanisme provisoire de relocalisation obligatoire des demandeurs d’asile, que la Cour de justice vient de rejeter le 6 septembre 2017 dans leur intégralité.

Environnement. Alors que la forêt de Białowieza est l’une des forêts naturelles les mieux conservées d’Europe, la Pologne s’est lancée dans un abattage d’arbres centenaires menaçant son intégrité. Dans une ordonnance du 27 juillet 2017, le Vice-président de la Cour de justice, prenant en considération le principe de précaution, ainsi que le risque de préjudice grave et irréparable pour les habitats mis en avant par la Commission européenne, a intimé à la Pologne de suspendre l’exécution d’un certain nombre d’opérations de gestion forestière sur le site Natura 2000 Puszcza Białowieska.

Ces infractions multiples permettent de prendre la mesure du jusqu’au-boutisme de la Pologne, qui ne tient aucun compte de la jurisprudence de la CJUE et de la CEDH, ni des avis de la Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise), ou encore des déclarations de son Président exprimant son inquiétude, car le Tribunal constitutionnel est empêché d’exercer le rôle que lui assigne la Constitution polonaise. Il va sans dire, également, que les autorités polonaises sont restées sourdes aux mesures à prendre d’urgence recommandées par la Commission européenne.

Des mécanismes européens inadaptés

Selon l’article 17 -1 du TUE, la Commission est la gardienne des traités et contrôle la bonne application par les États membres de leurs obligations européennes. Malgré tout, la pratique fait nettement ressortir qu’il lui est (très) difficile de contraindre le gouvernement d’un État membre à se conformer à ses obligations découlant des traités. Dès le Rapport Rui Tavares, datant de 2013 et portant sur la situation des droits fondamentaux en Hongrie, ce qu’on appelle dorénavant le « dilemme de Copenhague » est apparu au grand jour :

« L’UE reste très stricte quant au respect des valeurs et des normes communes par les pays candidats, mais manque d’outils efficaces de contrôle et de sanction dès que ces pays ont rejoint l’UE. »

À vrai dire, une sorte de « boîte à outils » de l’infraction permet aux institutions de l’Union de s’attaquer aux menaces systémiques : le recours en manquement ; le cadre pour l’État de droit dans l’UE ; la sanction politique de l’article 7 TUE, avec ses deux procédures distinctes.

L’impuissance de l’Union européenne

Le recours en manquement est le premier moyen. Il est destiné à contraindre les États membres à modifier leurs lois nationales contraires aux principes des traités et de la Charte des droits fondamentaux, mais la procédure dure plusieurs années. La Commission ne peut engager une telle procédure que lorsqu’il y a violation d’une disposition du droit de l’UE ; celle-ci ne permet pas vraiment d’agir contre des pratiques politiques comme celles du PiS.

Face au non-respect des valeurs de l’Union, en 2012, le Président de la Commission J.-M. Barroso a souhaité perfectionner les moyens de riposte de l’UE en proposant la création d’un nouveau cadre de l’UE pour renforcer l’État de droit, afin qu’elle dispose d’« un arsenal mieux conçu qui ne se borne pas à l’alternative entre le pouvoir d’influence de la persuasion politique et l’« option nucléaire » de l’article 7 TUE ».

Insérée lors de la révision des traités en 1997, cette procédure de l’article 7 visait à adresser un message de fermeté aux pays de l’Est. Optimiste ou bien candide, la Commission avait cependant déclaré que la prise de sanctions au titre de cet article « ne sera pas nécessaire »… Il est vrai que la dissuasion nucléaire est avant tout synonyme d’intimidation !

Le cadre pour l’État de droit, qui s’articule autour de trois étapes procédurales (évaluation, recommandation et suivi), est donc logiquement qualifié de procédure pré-article 7 TUE. Il permet un dialogue – si la volonté politique existe – entre la Commission et l’État membre, dans le but d’éviter l’apparition d’une menace systémique envers l’État de droit, qui pourrait se transformer en un « risque clair de violation grave » des valeurs de l’article 2 TUE, et entraîner le déclenchement de la procédure préventive de l’article 7-1.

Beata Szydło en visite chez son homologue hongrois, Viktor Orban, en février 2016.
P. Tracz/KPRM/Flickr

En mai 2017, le Parlement européen a estimé que la situation en Hongrie représentait un tel risque et proposé le lancement de la procédure de l’article 7-1 TUE. Fin juillet 2017, la Commission s’est déclarée prête à la déclencher sans délai contre la Pologne.

En réalité, elle se trouve dans une impasse politique car si la procédure préventive de l’article 7-1 TUE est enclenchée à la majorité des 4/5e des membres du Conseil, le mécanisme de sanction de l’article 7-2 TUE, relatif cette fois à « l’existence d’une violation grave et persistante » des valeurs de l’article 2 par un État membre, requiert l’unanimité. Or, le premier ministre hongrois, V. Orban, a d’ores et déjà déclaré qu’il serait solidaire de la Pologne. Sauf à lier les situations de la Pologne et de la Hongrie, pour contourner leurs vetos respectifs, la Commission est face à une aporie. On comprend mieux qu’elle ait temporisé depuis fin juillet 2017, car la procédure de l’article 7 « est un fusil à un coup » !

Négation des valeurs de l’Union et de la communauté politique européenne

L’UE est une Union de droit et de valeurs, au sein de laquelle l’État de droit revêt une importance spécifique, en tant que concept clé du patrimoine constitutionnel européen. Son respect est une condition indispensable à la protection des valeurs énoncées à l’article 2 TUE, et à la mise en œuvre des droits et obligations découlant des traités européens. Dans son discours sur l’état de l’Union du 13 septembre 2017, le Président de la Commission, Jean‑Claude Juncker, vient de rappeler fermement que, dans l’Union européenne, l’État de droit n’est pas une option, mais une obligation.

En bafouant les valeurs fondamentales de l’UE, la Pologne s’exclut elle-même d’une communauté de valeurs partagées et instille le doute sur sa volonté d’appartenance à l’Union. En ne respectant pas le principe de coopération loyale formalisé à l’article 4-3 TUE, elle rompt la confiance mutuelle entre États membres sur laquelle l’UE est fondée.

Cette rupture laisse entrevoir le hiatus existant entre les valeurs de l’UE et le principe démocratique, car le PiS a remporté les élections législatives de manière parfaitement légale et, au-delà, entre les valeurs de l’Union et le respect de l’identité nationale des États membres énoncé à l’article 4-2 TUE. Dans son discours à la Pnyx à Athènes, le Président Emmanuel Macron s’est d’ailleurs demandé si cette confiance mutuelle existait toujours.

L’ancien président de la Commission, Romano Prodi.
Niccolò Caranti/Wikimedia, CC BY-SA

En acceptant la violation de ses valeurs, l’Union court le risque de perdre son identité et sa crédibilité. Comme l’a déclaré l’ancien Président de la Commission, R. Prodi, à propos de la crise autrichienne en 2000, « lorsqu’un État membre est en difficulté, c’est toute l’Union qui est en difficulté. » Les dirigeants polonais actuels l’ignorent totalement, et éprouvent en fin de compte un profond mépris pour les idéaux des Pères fondateurs de la CEE.

La Pologne est le plus important bénéficiaire net du budget de l’UE : entre 2007 et 2020 – soit la durée de deux cadres financiers –, elle aura perçu 150 milliards d’euros, ce qui représente deux fois son PIB annuel. Dès lors, une corrélation peut être établie entre respect des valeurs et solidarité financière dont elle bénéficie au titre des fonds structurels et d’investissement (Fonds ESI). En mettant en avant cette « conditionnalité démocratique », de nombreuses voix s’élèvent pour demander qu’elle soit frappée « au portefeuille ».

The ConversationEn prenant avant tout l’UE pour un « tiroir-caisse » et en niant sa nature de communauté de valeurs démocratiques, la Pologne actuelle a sans doute une attitude encore moins européenne que celle du Royaume-Uni qui, prenant acte de ses multiples désaccords avec les principes de l’Union, a finalement opté pour le Brexit.

Yves Petit, Professeur de droit public, Université de Lorraine

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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