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Le Brexit, une tragédie shakespearienne

Theresa May en difficultés sur la sortie du Royaume-Uni de l'Europe (Photo credit: UK Prime Minister on VisualHunt.com /  CC BY-NC-ND)
Theresa May en difficultés sur la sortie du Royaume-Uni de l’Europe (Photo credit: UK Prime Minister on VisualHunt.com / CC BY-NC-ND)

Yves Petit, Université de Lorraine

Tragédie shakespearienne ! Cette appréciation revient presque comme une antienne depuis quelques jours, car le Brexit pourrait bien s’achever par la mort politique de Theresa May et le renversement du gouvernement qu’elle dirige ! Un projet complet d’accord de retrait ordonné du Royaume-Uni de l’Union européenne (UE) a en effet été agréé par les négociateurs européens et britanniques le 14 novembre 2018. Son sort dépend de nombreux paramètres.

Après de longues et complexes négociations, une étape décisive a enfin été franchie. Il est malheureusement impossible de s’en réjouir car, dès le lendemain, cet accord technique de retrait a fait l’objet de critiques multiples et virulentes, de la part de nombreux « hard Brexiters », du parti unioniste DUP, du Parti travailliste, ou encore de la première ministre écossaise, Nicola Sturgeon, sans que cette liste soit exhaustive. La crise politique menace !

Après une présentation détaillée et pénible du projet complet d’accord à son gouvernement, puis à la Chambre de communes – qui doit l’approuver tout comme le Parlement européen –, ainsi que la démission de cinq ministres, Theresa May a opté pour une posture gaullienne – « May ou le chaos » –, car le projet d’accord scellé se révèle être le seul scénario envisageable. Les « Brexiters » semblent avoir conduit le Royaume-Uni au bord du précipice, le « cliff edge » (« saut de la falaise ») se rapprochant dangereusement !

Le spectre d’un « no deal », redouté par et redoutable pour les milieux économiques britanniques, se profile ainsi. D’autant plus qu’il est fort improbable que la négociation soit rouverte. Le Conseil européen extraordinaire prévu le 25 novembre 2018 donnera son approbation au projet d’accord et considérera certainement que « la négociation est close ».

En dépit des réactions de stupeur provoquées par le projet d’accord, celui-ci est, comme il se doit, un accord international précis et détaillé, d’un volume de 585 pages, comprenant 185 articles, ainsi que trois protocoles comportant de nombreuses annexes. Si les négociateurs sont parvenus à s’entendre sur la question de la frontière irlandaise, « nœud gordien » des négociations, pour le moment, le cadre de la relation future n’est qu’un « plan commenté ». A l’aune de cette laborieuse première mise en œuvre de l’article 50 du TUE, il n’est pas faux d’affirmer que le retrait de l’Union européenne semble, à bien des égards, quasiment impossible.

Un accord à l’opposé des souhaits des « hard Brexiters »

En se référant aux principaux domaines de l’accord de retrait présentés par Michel Barnier, il est évident que son contenu est à l’opposé des promesses (mensongères) des « hard Brexiters ». Ceux-ci voulaient que le Royaume-Uni quitte le marché unique et l’union douanière, s’affranchisse de la jurisprudence de la Cour de justice, ou encore reprenne le contrôle de sa politique migratoire. Ils affirmaient également que le Royaume-Uni ferait d’importantes économies, et n’aurait rien à payer en quittant l’UE. Bref, « Take back control » était leur leitmotiv, afin que le Royaume-Uni retrouve sa souveraineté, et ne soit plus un « État vassal » de l’Union, selon Boris Johnson.

Les droits des citoyens ayant été depuis le début de la négociation une priorité commune, les citoyens européens installés au Royaume-Uni et les Britanniques établis dans un État membre pourront continuer à y résider, étudier, travailler, percevoir comme auparavant des allocations et faire venir leur famille. Les engagements financiers pris à 28 États membres seront honorés – ce qui signifie que le Royaume-Uni versera à l’UE une somme comprise entre 40 et 45 milliards d’euros (soit 35 à 39 milliards de livres).

Les derniers sujets pendants – Euratom, droits de propriété intellectuelle, protection des données personnelles – ont été réglés. Il en va de même à propos de la gouvernance de l’accord pour assurer sa bonne mise en œuvre. L’arbitrage et, pour toute question concernant l’interprétation du droit de l’Union, la compétence de la CJUE, s’appliquent. Les deux Protocoles, portant respectivement sur Gibraltar et les bases militaires souveraines du Royaume-Uni à Chypre vont éviter le retour de conflits européens « gelés ».

L’accord prévoit également une période de transition, qui va s’étendre sur 21 mois – du 30 mars 2019 au 31 décembre 2020. Sa prolongation pour un an par accord conjoint est possible, mais elle accroîtrait la facture du divorce. Le Royaume-Uni aura toujours accès au marché unique et à l’union douanière, et les droits et obligations liées aux politiques de l’Union resteront inchangés. Mais il sera exclu de la vie institutionnelle de l’UE, et ne pourra pas conclure d’accords de libre-échange (ALE) avec des pays tiers – ce qui fait plus qu’exaspérer les « hard Brexiters » ! Ce « Brexit en douceur » est très éloigné de la rupture totale qu’ils souhaitaient.

L’Irlande du Nord, trop européenne ?

Le refus de rétablir une frontière physique (dure) entre la République d’Irlande (l’Eire) et l’Irlande du Nord a été le principal point de blocage depuis le début des négociations. Une solution de dernier recours, qui n’a pas vocation à être utilisée, figure dans le projet d’accord de retrait. Elle reste hypothétique car, si un ALE est conclu d’ici la fin de la période de transition en décembre 2020, le problème irlandais sera définitivement réglé.

Le deal a pu être conclu, car la première ministre Theresa May a renoncé à une de ses « lignes rouges » : elle a accepté que le Royaume-Uni reste dans sa totalité dans l’union douanière, afin que les échanges de marchandises et la libre circulation des personnes demeurent aussi fluides qu’actuellement – ce qui le prive toutefois de toute liberté commerciale avec les pays tiers. Un Brexit adouci est à ce prix.

En l’absence d’accord sur le cadre des relations futures, « un territoire douanier unique UE-Royaume-Uni » sera constitué, ce qui implique que l’Irlande du Nord demeurera alors dans le même territoire douanier que le Royaume-Uni. Afin de garantir des conditions de concurrence équitables, le Royaume-Uni, qui aura accès au marché unique sans droits de douane ni quotas, a été contraint d’accepter le respect de certaines règles en matière d’aides d’État, de concurrence, de fiscalité, et de normes sociales et environnementales.

Cette solution dite du « backstop » (filet de sécurité) évite la création d’une frontière physique entre les deux Irlande, mais impose à l’Irlande du Nord de continuer à s’aligner sur les règles du marché unique. Le code communautaire des douanes continuant à s’appliquer, ses obligations douanières demeureront plus strictes que celles du reste du Royaume-Uni.

L’Irlande du Nord se voit ainsi accorder un statut particulier, très (trop ?) européen. Non seulement il instaure une frontière réglementaire en mer d’Irlande – ce que dénonce le DUP – au nom de l’intégrité économique et constitutionnelle du Royaume-Uni, mais également la première ministre écossaise, qui estime que l’accord favorise l’Irlande du Nord en lui permettant de maintenir des liens étroits avec l’UE, et porte atteinte à l’union des nations formant le Royaume-Uni.

L’esquisse de la relation future

En complément du projet d’accord, les négociateurs se sont accordés sur les grandes lignes de la déclaration politique sur les relations futures entre l’UE et le Royaume-Uni, ce cadre ayant vocation à s’appliquer après la sortie effective du Royaume-Uni à l’expiration de la période de transition.

Il pose un ensemble de principes destinés à fournir les bases de la coopération, et précise les domaines du futur partenariat, qui sont en conformité avec ceux que l’UE inclut dans ses ALE de nouvelle génération. Ce partenariat ambitieux met l’accent sur l’absence de droits de douane et de quotas pour tous les biens.

La Zone de libre-échange (ZLE) prévue sera « fondée sur une coopération réglementaire et douanière approfondie et sur un level playing field », ce qui signifie une concurrence équitable évitant tout dumping fiscal, social et environnemental, à nouveau contrairement à un désir des « hard Brexiters », qui n’auront donc pas l’heur de se réjouir d’un « Singapour sur Manche ». L’attachement à des valeurs communes, à la protection des données, à la Charte des droits fondamentaux de l’Union et à la Convention européenne des droits de l’homme constituent également des principes de base.

Une longue liste de domaines de coopération fournit une esquisse de la nature de la relation future : transport et énergie ; coopération policière et judiciaire ; politique étrangère, de sécurité extérieure et de défense. La partie « Service et investissement » du document préliminaire prône l’instauration de « dispositions ambitieuses, globales et équilibrées ». Mais le Royaume-Uni perdra son « passeport financier », ce qui sera tout de même préjudiciable pour la City. Des dispositions spécifiques sont consacrées au secteur de la pêche, car le Royaume-Uni entend retrouver davantage de souveraineté et de contrôle sur ses zones de pêche.

Un Brexit impossible ?

L’accord de retrait est – quoi qu’on en dise – le miroir des contradictions britanniques depuis que le Royaume-Uni est entré dans la CEE en 1973. Ses innombrables divisions exprimées lors de la négociation de sortie n’ont pas pesé lourd dans la balance face à la « détermination à préserver l’unité de l’UE à 27 », les États membres étant en revanche divisés sur d’autres sujets tout aussi cruciaux.

Malgré une participation calibrée grâce à l’obtention de nombreuses exemptions, les liens économiques et politiques tissés durant de plus de 40 ans d’intégration européenne apparaissent ainsi potentiellement impossible à dénouer. Dès lors, il est logique de croire que les rédacteurs de la clause de retrait l’avaient conçue comme une disposition virtuelle, et impossible à activer, ce qui plaide en faveur du caractère irréversible de l’appartenance à l’Union européenne et du projet qu’elle porte.

Finalement, avec un peu de recul, le référendum du 23 juin 2016 était bien un « perfide référendum ». Les promesses fallacieuses et la mauvaise foi des « hard Brexiters » ont vraisemblablement entraîné le Royaume-Uni sur une voie sans issue. De toute façon, comme l’a déclaré le Président du Conseil européen, Donald Tusk, « le Brexit conduit à une situation dans laquelle tout le monde est perdant ». Ce qui, en définitive, n’est guère surprenant.The Conversation

Yves Petit, Professeur de droit public, Université de Lorraine

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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