Sandrine Mesplé-Somps, Institut de recherche pour le développement (IRD)
Cet article est publié en partenariat avec l’UMR DIAL IRD-Paris Dauphine. On peut retrouver toutes les références des articles mentionnées sur la newsletter de DIAL.
L’étude des migrations est un sujet que la communauté scientifique a investi bien avant l’actualité récente des flux de réfugiés en Europe. Cependant, longtemps les migrations étudiées ont été principalement les flux en provenance du Sud vers le Nord. Ce focus rend compte de travaux récemment publiés par les chercheurs de DIAL qui abordent des aspects peu étudiés. Ils apportent un éclairage intéressant sur les processus migratoires contemporains. Par exemple, ils permettent de comprendre qu’en Afrique le fait de migrer est une décision collective dont dépend à la fois le choix du pays de destination et la propension du migrant à aider la famille restée sur place. De même, ils révèlent que les transferts financiers des migrants participent au développement des pays récipiendaires, mais qu’ils peuvent aussi entraîner des effets inattendus notamment en matière d’éducation des enfants.
Les travaux précurseurs portant sur les migrations Sud-Nord se sont penchés sur la compréhension des facteurs historiques, économiques et sociaux à l’origine de cette mobilité et ont tenté d’examiner en quoi ces migrations engendrent des changements économiques et sociaux dans les zones dont sont originaires les migrants. Un exemple assez frappant de ce prisme particulier Sud-Nord sont les travaux menés en sociologie et en géographie sur les Sénégalais et les Maliens de la région du fleuve Sénégal venus en France. Or, ces migrations Sud-Nord sont loin d’être représentatives des phénomènes migratoires en provenance des pays du Sud. 89 % des migrations africaines et 79 % des migrations asiatiques ont lieu respectivement au sein des continents africain et asiatique.
Les déterminants de la migration et leurs incidences sur les comportements de transfert
Au-delà des raisons géopolitiques ou de proximité de l’objet d’étude (il est plus facile pour un chercheur d’interroger des migrants résidant dans son pays de résidence que dans les autres pays de destination), l’une des causes de cette focale Sud-Nord est, au moins à l’échelle de l’Afrique, le manque de données permettant de rendre compte de la diversité des destinations des migrants africains.
Les chercheurs de DIAL ont, ces dernières années, mis en place des dispositifs originaux de collectes permettant de combler en partie cette lacune. C’est ainsi que des enquêtes ont été menées auprès de migrants sénégalais résidant en Italie, Mauritanie et France et simultanément auprès de leurs familles d’origine restées au Sénégal (enquête MIDDAS). Cela a permis notamment d’étudier les mécanismes décisionnels familiaux qui président au choix de la personne qui partira en migration ainsi que de son pays de destination.
Dans cette recherche, Isabelle Chort et Jean-Noël Senne montrent que le choix de migration est un processus de décision collective du ménage d’origine et non pas un choix d’émancipation ou de maximisation du bien-être individuel. De plus, ce ne sont pas seulement les individus à même de générer de plus hauts revenus dans le pays de destination qui sont désignés pour partir en migration au sein du ménage, mais aussi les individus dont le ménage anticipe une propension forte à transférer de l’argent.
Cette recherche permet donc de mieux comprendre la sélection des migrants et le choix de pays de destination. Dans le contexte sénégalais, il s’avère que ce sont les aînés de la famille et qui ont été, enfants, dans les écoles coraniques qui partent plus en migration que les autres. Elle donne un éclairage nouveau sur le profil des migrants sénégalais par exemple en France et permet de mieux comprendre leur propension élevée à transférer de l’argent relativement aux autres migrants résidant en France (40 % des migrants sénégalais vivant en France envoient de l’argent à leur famille contre 16 % en moyenne de l’ensemble des migrants résidant en France).
Une autre étude s’est intéressée aux effets des migrations Sud-Sud sur les comportements de transferts. Plus particulièrement, Florence Arestoff, Mélanie Kuhn-Le Braz et El-Mouhoub Mouhoud montrent que les migrants africains qui ont rejoint l’Afrique du Sud du fait de conflits violents dans leurs pays d’origine sont moins enclins à maintenir le lien avec leurs pays d’origine. Leur probabilité de transférer des fonds à leurs familles est plus faible que celle des personnes ayant migré vers l’Afrique du Sud pour des raisons économiques. Il s’agit là d’un résultat qui n’est pas surprenant dans la mesure où ces derniers ont certainement, lors de leur arrivée, des conditions économiques et psychologiques plus favorables que les personnes qui ont fui leur pays pour des raisons politiques.
Cependant, les auteurs montrent aussi que lorsque les migrants ont pris la décision de transférer, l’intensité des flux financiers s’explique par les mêmes facteurs, que la migration ait été forcée ou économique. Les montants de transfert sont ainsi plutôt fonction des conditions d’insertion dans le pays d’accueil ce qui incite à favoriser une intégration économique et sociale des migrants quelles que soient leur origine ou leurs raisons de migrer.
Transferts des migrants aux familles d’origine : quels effets sur l’éducation ?
Alors que les facteurs à l’origine de la décision du migrant de transférer de l’argent à sa famille d’origine est un champ relativement nouveau dans la recherche en économie du développement, les effets des transferts sur les pays récipiendaires est un domaine plus investi. Cependant, il est un aspect encore peu étudié qui a montré des résultats assez surprenants. Il s’agit des effets des transferts sur l’éducation des enfants. A priori, on s’attend à ce que ce supplément de revenu permette de lever la contrainte financière des parents et donc de financer les dépenses d’éducation (fourniture, transport, uniforme…). Dans le cas où ces transferts ne sont pas investis dans une entreprise familiale, ils devraient aussi réduire le coût d’opportunité du travail des enfants et inciter les parents à laisser les enfants à aller à l’école. Or les premiers travaux d’identification de ces effets ont mis en évidence une relation négative, par exemple, au Mexique.
En fait, d’autres mécanismes corrélés aux transferts des migrants peuvent venir contrecarrer l’effet positif attendu de l’augmentation des ressources du ménage. Le départ en migration d’un adulte modifie la structure du ménage. S’il s’agit d’un ménage nucléaire, l’adulte (homme ou femme) se trouve seul à diriger le ménage ce qui peut entraîner un moindre encadrement du travail scolaire des enfants, voire une déscolarisation. Par exemple, les aînés d’une fratrie peuvent être obligés de quitter l’école pour s’occuper des plus petits.
À cela peuvent s’ajouter deux éléments : le choc psychologique que les enfants subissent du fait de l’absence d’un référent, ce qui diminue leur capacité de concentration à l’école ; enfin, les apports d’une meilleure éducation peuvent ne pas être perçus comme évidents surtout dans des familles où des personnes sont parties en migration sans diplôme. Les jeunes vont chercher à migrer en ayant à l’esprit qu’une meilleure éducation n’est pas forcément un gage d’un gain économique.
Il existe cependant d’autres travaux empiriques qui montrent que les transferts de migrants sont bénéfiques à l’éducation des enfants. C’est le cas d’une étude au Maroc en milieu rural.
Jamal Bouoiyour, Amal Miftah et El Mouhoub Mouhoud montrent cependant que ce sont les garçons et non les filles qui en bénéficient. Un effet pervers de la migration est alors un accroissement des inégalités de genre d’accès à l’éducation. Donc, même si les transferts des migrants favorisent l’éducation, ils ne peuvent suppléer les politiques publiques d’éducation visant à améliorer notamment l’éducation des filles.
Les migrants financent aussi des biens publics via des transferts collectifs
Les migrants d’Afrique de l’Ouest mais aussi du Maroc et du Mexique se regroupent en associations, dans l’objectif de transférer de manière collective des fonds à leur communauté d’origine. Si l’altruisme motive en partie ces envois, il s’agit aussi pour les migrants d’investir dans les biens publics en vue de leur retour au pays ou de conditionner des flux monétaires à une utilisation précise, ce qui est plus difficile dans le cas d’envois de fonds – fongibles – au ménage. Ce phénomène a été décrit dès les années 80-90 par des études ethnographiques, mais n’a que très rarement donné lieu à une analyse économique quantitative à l’échelle d’un pays.
Un travail mené par Lisa Chauvet, Flore Gubert, Marion Mercier et Sandrine Mesplé-Somps examine l’influence des associations de migrants sur le nombre de biens publics dans la localité d’origine. Ces associations ont pour objectif de financer des écoles, des centres de santé, des systèmes d’adduction d’eau. Il est donc attendu que leur impact sur le développement local soit positif. Pourtant, certains mécanismes peuvent intervenir et induire des effets négatifs sur la fourniture de biens publics, si bien qu’en fin de compte leur influence est a priori ambiguë. Les associations de migrants sont notamment susceptibles de se substituer aux financements publics, de telle sorte que les localités qui en bénéficient ne pourraient pas nécessairement être mieux dotées en biens publics que les autres.
Pour examiner cette question de manière empirique, les auteurs ont tout d’abord effectué un recensement des associations de migrants maliens enregistrées auprès de la Préfecture de leur localité en France et déclarées au Journal Officiel. En utilisant les archives électroniques, les auteurs ont recensé toutes les associations de migrants maliens enregistrées en France, soit entre 1981 et 2009, 421 associations intervenant dans environ 1 800 villages maliens.
En mobilisant des données exhaustives de recensement et en adoptant une stratégie en double-différences, cette analyse montre que la migration a permis dès le milieu des années 1980 une meilleure disponibilité en écoles et en centres de santé. Les villages avec une association de migrant apparaissent également mieux dotés en systèmes d’adduction d’eau, mais surtout à partir de la fin des années 1990. Une interprétation de ce résultat est la capacité des associations de migrants à lever des fonds tant via des cotisations qu’en mobilisant des fonds dans le cadre des politiques de co-développement.
D’autres mécanismes peuvent également être envisagés. L’existence d’une association de migrants, en modifiant les rapports de force en présence, peut en effet affecter la gouvernance locale et accroître les exigences des citoyens en matière d’efficacité des politiques publiques. Ces mécanismes suscitent de nouvelles interrogations et appellent cependant de nouvelles recherches pour comprendre l’influence plus générale de la migration sur l’économie politique de l’offre de biens publics.
Sandrine Mesplé-Somps, Chargée de recherche, Institut de recherche pour le développement (IRD)
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.