Arnaud Mercier, Université Paris II Panthéon-Assas
23 ; 22 ; 20 ; 19 : ces quatre chiffres ainsi alignés dessinent un portrait bien divisé de la France. Dans une phase de décomposition politique déjà bien entamée, le jeu partisan et électoral vient de subir un électrochoc sans comparaison. Les deux partis de gouvernement qui alternent au pouvoir sont éliminés du second tour, et ne représentent à eux deux (PS et LR) que 26 des suffrages exprimés.
Trois des quatre forces politiques qui se détachent dans cette compétition inédite n’ont jamais été au pouvoir, et pour le candidat en tête, son mouvement politique n’existait pas il y a seulement un an ! Ce scrutin est donc non seulement un accélérateur de décomposition mais aussi un ferment de recomposition. Cette recomposition dessine un spectre politique qui se joue à quatre forces quasi équilibrées.
Cet éparpillement nouveau, façon puzzle, ne laisse rien augurer de bon quant à la gouvernabilité future du pays, car chacun comprend immédiatement que l’émergence d’une majorité parlementaire est tout sauf une certitude. Dans une configuration où les rapports de force sont si proches, la majorité présidentielle du futur élu, le 7 mai prochain, ne trouvera pas forcément un nombre suffisant de circonscriptions où ses candidats sortiront en tête ou bien placés.
Quatre clivages structurants
Mais au-delà de ces projections électorales sur juin prochain, le résultat du premier tour de la présidentielle montre une fracturation de l’électorat, et donc des Français, autour de plusieurs enjeux qui sont progressivement devenus des clivages politiques et axiologiques structurants. Les travaux conduits notamment par les chercheurs de Sciences Po Paris ont permis de dégager dans le temps des indicateurs d’attitude et de valeurs qui permettent de comprendre la manière dont les Français ont recomposé leur identité politique, avec pour corollaire l’émergence de nouveaux mouvements politiques et le renouvellement de l’offre électorale.
On a beaucoup dit lors de ce scrutin que les affaires ont masqué le débat de fond. Qu’il nous soit permis de dire ici, de répéter, que nous ne faisons pas nôtre cette doxa. Bien sûr que les affaires judiciaires de deux candidats ont beaucoup occupé l’espace médiatique. Pour autant les électeurs ont bien perçu derrière cela les enjeux et les clivages sur lesquels ils souhaitaient s’aligner.
Résumons, schématiquement, les positions des quatre principaux candidats en fonctions des quatre lignes de clivage :
- Le libéralisme économique oppose les tenants du respect des lois du marché (avec ou sans intervention étatique régulatrice) à ceux préconisant un fort interventionnisme égalitariste de l’État ;
- Le libéralisme culturel oppose ceux qui sont du côté de la défense de l’émancipation individuelle de chacun dans le respect des différences et d’une grande tolérance sur les mœurs à ceux qui se retrouvent plutôt dans des postures autoritaires d’ordre et de respects de règles et valeurs définies collectivement et s’imposant plutôt aux individus ;
- L’euroscepticisme, qui peut aller jusqu’à l’europhobie, accueille tous ceux qui tiennent un discours souverainiste qui met l’Union européenne sur le reculoir au point d’envisager de la quitter.
- Enfin, le clivage de l’ethnocentrisme oppose ceux qui mettent en exergue l’identité nationale, ses racines historiques – associée à des réflexes d’exclusion de tous ceux qui n’appartiennent pas ou pas bien à la nation –, le tout dans une dénonciation des méfaits de la mondialisation culturelle, à ceux qui acceptent une réalité plus bigarrée dans un univers mondialisé et une société ouverte.
Les combinatoires de ces quatre critères reconfigurent l’offre électorale contemporaine en France. Et l’on peut schématiser les positions axiologiques des quatre candidats à travers le tableau suivant, où on essaye d’indiquer par un + que tel candidat incarne bien tel clivage et par un – qu’il en est très éloigné au contraire. Bien sûr, des cases sont parfois difficiles à remplir car certains candidats sont plus ambigus sur certains clivages ou sont tenus de composer avec un double électorat, comme c’est le cas du FN avec un Front national du Nord et de l’Est, ouvrier et populaire, aspirant à une meilleure protection et un Front national du Sud avec d’autres caractéristiques sociologiques différentes et un attachement à certaines valeurs conservatrices du christianisme.
Positions des quatres principaux candidats sur ces clivages
Si on reprend l’ordre du scrutin, Emmanuel Macron se situe clairement du côté de la défense d’un certain libéralisme économique. Ce qui ne l’empêche pas de considérer que l’État doit pouvoir interférer dans la vie économique et venir en aide aux plus fragiles, aux victimes de la compétition économique internationale. Il est aussi du côté du libéralisme culturel, du point de vue des mœurs, et il s’est montré en défenseur du droit des femmes que certains adversaires semblaient vouloir remettre en cause (avortement) ou du mariage gay. De plus, l’émancipation individuelle de chacun est un de ses leitmotivs, y compris par la libération des carcans qui freinent l’esprit entrepreneurial de chacun.
Il n’est pas un eurosceptique. Au contraire, sa défense de l’ancrage de la France dans l’Union européenne est devenue un des marqueurs de sa campagne. Il est un des rares candidats à mettre à disposition des sympathisants dans ses meetings des drapeaux européens à agiter. Alors même que Marine Le Pen a demandé à TF1 d’enlever la bannière bleue aux douze étoiles présente sur un plateau, avant d’y pénétrer. Emmanuel Macron n’est pas davantage un adepte d’une société fermée, sa rivale du second tour et Jean‑Luc Mélenchon en faisant même un suppôt du mondialisme.
Marine Le Pen est très identifiée à un rejet de l’Union européenne telle qu’elle est conçue et fonctionne, puisqu’elle va jusqu’à préconiser une sortie de l’Europe et de l’euro. Position qui lui garantit un socle électoral solide mais lui construit, en miroir, un plafond de verre infranchissable, tant cette posture du grand large déplaît à une bonne partie de l’électorat de droite et âgé. La défense de l’ethnocentrisme constitue le fond de commerce du Front national depuis le début. Et la candidate a même fait retour sur ces fondamentaux dans ses derniers meetings pour ressouder un électorat qui s’effilochait dans les sondages. Les travaux de Nonna Mayer indiquent sans ambivalence que des positions hostiles aux immigrés et à l’islam sont le premier critère de soutien au FN chez nombre d’électeurs, qui considèrent que l’identité et la culture française sont en danger notamment du fait de l’islam.
Sur le plan du libéralisme culturel ou économique, la position du FN est ambivalente, car ses électorats et ses terres de conquête ne portent pas le même regard sur ces enjeux. Les ouvriers et employés du FN sont plutôt favorables à une forte protection sociale, alors que les agriculteurs, petits commerçants et artisans ou retraités qui votent FN seraient plutôt contre la croissance excessive de l’État, les syndicats, les réglementations, le « fiscalisme » pour reprendre l’expression habituelle de son père. Et pour les mœurs, deux conceptions traversent le parti, entre ceux qui s’enracinent dans les prescriptions du catholicisme et ceux qui sont déchristianisés et se disent laïques. Mais globalement les aspirations à plus d’ordre, à des valeurs d’autorité placent la candidate du FN du côté d’un refus du libéralisme culturel.
François Fillon s’est posé comme le plus ardent défenseur d’un libéralisme économique chimiquement pur, avec l’annonce de mesures radicales pour « libérer l’économie » qui ont construit un plafond de verre obérant sa capacité à gagner le vote populaire de droite que Nicolas Sarkozy avait su capter en 2007. L’affichage de ses convictions personnelles chrétiennes et le soutien du mouvement Sens commun (issu des mobilisations de rue contre le mariage homosexuel) ont clairement déporté le candidat des Républicains vers un conservatisme culturel, marqueur ancien de la droite en France. Cette force dextrogyre a certes permis à un François Fillon dans la tourmente, au bord de l’éviction, de se maintenir coûte que coûte, mais le coût justement a été d’enfoncer un coin sur la ligne de rattachement avec une partie de la droite culturellement libérale.
Concernant le clivage européen, François Fillon qui fut naguère, aux côtés de Philippe Séguin, un zélé défenseur d’une position souverainiste affirmée a adopté une position entre-deux. Il fustigeait ses adversaires qui présentaient la sortie de l’Union ou de l’euro comme une solution crédible et bienfaisante mais, dans le même temps, il a adopté une position très critique sur certaines des contraintes liées à l’Union. On peut dire la même chose du clivage ethnocentrique. Il a repris progressivement à son compte le fond électoral de Nicolas Sarkozy sur l’identité nationale, la citoyenneté française, la lutte contre les intégrismes, surtout musulman, le tout dans une posture de défenseur de l’ordre et de la sécurité.
Enfin, Jean‑Luc Mélenchon dessine lui aussi une combinatoire spécifique de ces quatre clivages. Venant historiquement, comme Emmanuel Macron, du PS, il ne partage néanmoins avec lui que deux cases sur quatre. Il est du côté du libéralisme culturel et il rejette l’ethnocentrisme national identitaire et même valorise l’idéal multiculturel.
En revanche, il est un adversaire résolu du libéralisme économique, un interventionniste étatiste assumé, afin de faire bénéficier les moins bien lotis de meilleures conditions de vie, grâce aux taxes et impôts. Et, bien sûr, ses positions sur l’Europe le classent sans ambages du côté des eurosceptiques, voire des europhobes puisque le « plan B » de sa politique de « sortie des traités européens » prévoit une possible rupture avec nos partenaires.
Clivages conciliables ?
Quand on visualise ainsi cette quadripartition politique nouvelle de notre pays, on comprend mieux les propos entendus çà et là, à gauche comme à droite, par des militants, des élus ou des citoyens : « J’hésite entre un tel et un tel », « en fait, il y a du bien là-dessus, mais par contre je peux pas tolérer ça chez ce candidat », etc. Et c’est ainsi que Jean‑Luc Mélenchon et Benoît Hamon s’arrogent le droit de dénier à Emmanuel Macron le fait d’être de gauche, même si une bonne partie de son électorat vient du vote socialiste Hollande de 2012. Et ce parce que le libéralisme économique (le sien fut-il tempéré) est un marqueur de l’identité de gauche qu’ils ont construite pour leur conquête électorale.
Pour autant Benoît Hamon n’a pas trop de mal à appeler vite à voter pour Emmanuel Macron car si on l’ajoutait à notre tableau on verrait qu’il partage trois cases communes avec lui, alors que Jean‑Luc Mélenchon que deux. À ce jeu des cases comparées, François Fillon ne partage qu’une case pleinement, et deux autres seulement à moitié. Quant à Marine Le Pen, elle s’oppose à son rival du second tour dans trois cases et demie sur quatre. Elle se distingue aussi de Jean‑Luc Mélenchon sur 2 cases et demie.
Du coup, la question qui va se poser avec acuité dans les années politiques à venir, en commençant bien sûr par la campagne législative et les alliances de gouvernement qui en découleront, est celle des aptitudes des uns et des autres à reconnaître dans les rivaux de possibles partenaires, en voyant davantage ce qui est partagé que ce qui sépare.
Quels camps auront l’intention d’accepter de collaborer avec une force aux convictions opposées sur certaines de ces cases ? La France est-elle condamnée à une forme prononcée de paralysie parce que chaque force restera campée sur la pureté de ses positions sur chaque ligne de clivage ? Emmanuel Macron a adopté une posture de conciliateur entre les clivages. Mais ces clivages ne sont-ils pas vécus par beaucoup comme non négociables, dessinant alors une France difficilement réconciliable ?
Arnaud Mercier, Professeur en Information-Communication à l’Institut Français de presse, Université Paris II Panthéon-Assas
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.