Eduardo Rios Ludena, Sciences Po – USPC
En 1913, le magnat du pétrole John D. Rockefeller aurait déclaré à la mort du très puissant banquier d’affaires américain, Pierpont Morgan : « Il n’était même pas riche ». Bien qu’il fut l’artisan du sauvetage des banques de New York lors de la panique financière de 1907 et l’un des banquiers les plus influents de son époque, son testament révélait, selon Rockefeller, « l’étroitesse » de sa fortune personnelle. Loin du milliard de dollars d’actifs qu’avait amassé ce dernier, Morgan n’avait accumulé au long de sa vie « que » 80 millions de dollars (l’équivalent de 960 millions de dollars aujourd’hui). Mais sa puissance parmi les banquiers de Wall Street ne résidait pas uniquement dans son pouvoir de frappe financier.
De la même façon, le pouvoir politique que Hugo Chávez a légué à Nicolás Maduro au Venezuela ne se limite pas à l’utilisation des deniers publics pour financer le socialisme révolutionnaire. S’il est vrai que Chávez a bénéficié d’un prix du pétrole très élevé entre 2003 et 2013 (autour de 100 dollars pour le baril de brent), dont le Venezuela est l’un des principaux producteurs mondiaux, son pouvoir ne reposait pas exclusivement sur cette rente. Depuis 2013, l’étendue de l’arsenal du chavisme au pouvoir se mesure à la capacité de survie de son dauphin.
Malgré une situation économique désastreuse, Maduro se maintient au pouvoir à l’aide de leviers souvent méconnus et que nous allons maintenant décrypter.
L’inertie économique pour survivre politiquement
Il y a quelques mois, un site proche de l’opposition Caracas Chronicles louait – non sans une pointe d’ironie – l’habilité politique de Maduro à se maintenir au pouvoir alors que son taux de popularité avait chuté à 20 % dans les sondages. Et cela, malgré des pénuries généralisées, une inflation à 400 % en 2016, une chute du PIB de 7 % sur la même période et une inflation de l’ordre de 1 000 % depuis 2012…
Cette capacité à surnager politiquement est d’autant plus surprenante que Maduro est l’un des acteurs qui, aux commandes du pays, ont provoqué la crise économique et qu’il est considéré par l’opinion comme le premier responsable du chaos actuel. Depuis son élection, Nicolás Maduro fait feu de tout bois pour garantir la survie de la révolution bolivarienne. Après chaque utilisation d’une cartouche, il pioche minutieusement dans sa besace pour tirer une nouvelle salve si nécessaire. Cette stratégie lui a permis de se maintenir. Au risque de brûler le legs politique de Hugo Chávez.
La course inexorable vers l’effondrement économique du pays s’explique, en grande partie, par les divisions internes du chavisme. Face à la crise, des groupes au sein du pouvoir – animés par leur credo idéologique et mus par la défense de leurs intérêts financiers – se sont divisés, se montrant incapables de trouver un compromis pour résoudre les difficultés économiques du pays.
En revanche, conscients qu’une fracture du mouvement chaviste se solderait inévitablement par une défaite politique, les héritiers de Chávez ont préservé coûte que coûte l’unité du mouvement révolutionnaire, au prix d’une inertie totale sur le plan économique.
Attiser la furie consumériste
En 2012, la dernière année de Chávez au pouvoir, son équipe de campagne a utilisé des flots d’argent public disponibles pour abreuver la machine électorale qui lui avait permis de gagner pas moins de 19 élections en 13 ans. La mission logement – à travers laquelle Chávez a pu répartir quelque 500 000 appartements en deux ans et assurer le financement de son parti politique, le PSUV (Parti socialiste unifié du Venezuela) –, lui ont de nouveau assuré, en décembre 2012, une confortable victoire aux présidentielles face à l’opposition.
Sur sa lancée, en avril 2013, Nicolás Maduro a remporté l’élection présidentielle un mois seulement après la mort de son prédécesseur, Hugo Chávez (qui l’avait lui-même gagnée quelques mois auparavant). Mais dès le début de de son mandat, les difficultés économiques se sont accumulées, et Maduro a entamé sa chute dans les sondages.
Pour préparer les élections municipales de 2013, il a une fois de plus utilisé ses prérogatives régaliennes pour obliger les magasins d’électroménager à vendre leurs produits à perte. Ce dakazo – du nom de la première chaîne, Daka, qu’il a contrainte à réduire ses prix – lui a assuré une deuxième victoire électorale portée par une furie consumériste.
L’achat de la loyauté des forces armées
Les problèmes économiques ne faisant qu’empirer par la suite, le gouvernement a toutefois été contraint de recourir au deuxième levier du chavisme au pouvoir : les forces armées.
Dès 2013, l’institution militaire a bénéficié de nouvelles concessions après celles déjà obtenues sous Hugo Chávez. Doté d’un pouvoir de contrôle sur de nombreuses entreprises d’État (dont les très rémunératrices aciéries), Maduro a octroyé aux militaires la possibilité d’ouvrir une banque et une chaîne de télévision. Les militaires sont également responsables de l’acheminement des principales denrées alimentaires dans le pays.
En 2016, il a aussi permis aux forces armées de participer directement aux affaires pétrolières du pays à travers la société Camimpeg. Sous son autorité, Chávez les avait pourtant systématiquement empêché de contrôler cette chasse gardée du pouvoir présidentiel au Venezuela.
Ce renforcement de l’influence du pouvoir politique sur le militaire a permis à Maduro de se prémunir contre un possible coup d’État, même si une telle éventualité paraissait peu plausible. Mais l’offensive de charme en direction du monde militaire permet, en tout cas, à un gouvernement fragilisé de mater dans l’œuf les révoltes de la faim qui éclatent dans tout le pays. L’Observatoire vénézuélien de la conflictualité sociale (OVCS) a ainsi comptabilisé 78 émeutes de la faim pour le seul mois de mai 2016 – soit au moins deux par jour.
Le verrouillage des institutions
En plus de la rente pétrolière et de la loyauté des forces armées, Maduro a pu bénéficier du verrouillage des institutions vénézuéliennes opéré par Hugo Chávez. Certains éléments de contexte sont indispensables pour bien comprendre l’hégémonie du chavisme sur le pouvoir politique au Venezuela.
En arrivant au pouvoir, Chávez a tout d’abord réécrit la Constitution en rendant le système législatif unicaméral et en l’érigeant en acteur central dans la sélection des membres de deux autres pouvoirs : le judiciaire et l’arbitre des élections (le Conseil national électoral, CNE). En 2005, l’opposition ayant refusé de participer aux élections législatives, le gouvernement a eu tout le loisir de nommer un tribunal supérieur et un arbitre électoral à sa main. Ainsi donc, en plus du pouvoir économique et militaire, le régime peut compter sur des ressources institutionnelles importantes.
Mais malgré l’étendue de ses pouvoirs, le chavisme a été rattrapé par la crise économique qu’il a lui-même suscitée. Le prix de cette crise et de l’inaction politique a été payé en 2015 à l’occasion de la défaite aux législatives du chavisme. L’opposition unie, la MUD (Table de l’unité démocratique), a remporté les deux tiers des sièges. Face à la défaite, le chavisme au pouvoir, loin d’abdiquer, a consolidé son pouvoir économique, militaire et institutionnel.
Une Assemblée nationale entravée
Grâce au Tribunal supérieur de justice, la plus haute juridiction du pays, le gouvernement a de fait bloqué le pouvoir de l’Assemblée nationale. Dans les six mois qui ont suivi l’investiture de la nouvelle Assemblée (en janvier 2016), cette juridiction a en effet bloqué pas moins de 17 lois votées par les députés. Dans le même temps, le Tribunal a permis au président de gouverner par décret.
D’autre part, lorsque l’opposition a décidé de faire face à ce verrouillage institutionnel en demandant l’activation d’une clause constitutionnelle permettant de révoquer un président à mi-mandat (à la faveur d’un référendum constitutionnel), le Conseil national électoral est parvenu à stopper le processus. Puis face à l’insistance – et à la mobilisation de l’opposition –, il a décidé de gagner du temps. En vertu de la loi finalement votée, le référendum ne peut avoir lieu que lors de la troisième année de mandat.
En définitive, la stratégie de survie de Maduro au pouvoir démontre que le chavisme – un mouvement qui fonde sa force sur sa légitimité électorale – était bien plus qu’une machine à gagner des élections.
Le pouvoir économique considérable de l’État vénézuélien, ajouté à l’alliance civilo-militaire et aux vastes ressources institutionnelles à sa disposition, ont permis au chavisme de survivre à son créateur. Mais les alliances stratégiques nouées au niveau international – notamment avec la Chine, mais aussi le Brésil ou Cuba – ont également joué un rôle important dans le maintien du chavisme au pouvoir à Caracas. Le chavisme n’a jamais pour autant renié du débat avec ses partenaires plus traditionnels. Pour preuve, le 14 juin, le président Maduro a également annoncé sa volonté de reprendre le dialogue avec les États-Unis, au point mort depuis des années.
Eduardo Rios Ludena, Doctorant (CERI), Sciences Po – USPC
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.