Jean-François Kerléo, Aix-Marseille Université
La diversité des réclamations des « gilets jaunes » et des opinions exprimées dans le grand débat national résulte d’un impensé, celui du rôle de l’État français au sein d’une économie de marché. Qu’attendons-nous vraiment de lui quand les revendications ultra-individualistes de certains « gilets jaunes » remettent en cause avec virulence les élus, l’administration et les fonctionnaires, exprimant plutôt une vision néolibérale de l’action publique, et réclament en même temps le rétablissement de l’ISF, une meilleure répartition des richesses et des services publics plus efficaces ?
Néolibéralisme ou interventionnisme, il faut choisir ! Or, ce choix reste un non-dit en France, où il n’a jamais été collectivement discuté.
Les envies d’hier sont devenues les besoins d’aujourd’hui
Si la grogne sociale a émergé de la taxe sur le diesel, la question fiscale restant d’ailleurs profondément ancrée dans le débat actuel, la crise des « gilets jaunes » est plus globalement celle du pouvoir d’achat. À cet égard, on ne peut qu’acquiescer au regard de l’élévation du coût de la vie quotidienne – qu’il s’agisse du logement qui impute parfois plus de la moitié du salaire, des besoins de première nécessité comme l’alimentation, et du montant de certaines prestations ou services pourtant indispensables.
Car là est bien le problème. Il y a encore à peine vingt ans, nos besoins étaient plus réduits. Nous n’avions pas la nécessité de posséder un ordinateur, un téléphone portable, une imprimante, et tant d’appareils électroménagers… Or, il n’est plus envisageable d’avoir une carrière professionnelle, et même une vie sociale, sans tout un tas d’appareils connectés et d’abonnements divers (Internet, forfait mobile…). Bref, les envies d’hier sont devenues les besoins d’aujourd’hui ! Les petits plaisirs d’antan constituent désormais les nécessités de la vie quotidienne.
Mais pourquoi rendre l’État responsable de ce mouvement général de la société qui, pour beaucoup, représente un progrès ? D’une part, ces objets ou services relèvent du secteur privé en raison de la privatisation continue, depuis les années 1980, de nombreuses activités auparavant régies par l’État. D’autre part, les prix de ces produits qui augmentent en dépit de la concurrence censée les faire diminuer, dépendent du marché économique et non de la puissance publique.
Nombre des critiques formulées à l’encontre de l’État pointent des dysfonctionnements qui ne relèvent plus désormais du secteur public. Et si les activités concernées en relèvent encore, leur soumission aux règles de la concurrence de l’Union européenne ne permet plus d’employer des prérogatives de puissance publique pour satisfaire des intérêts supérieurs. La dérégulation de l’économie écarte l’État de tout pouvoir d’action sur le marché. Il est donc incohérent de critiquer l’État à propos de l’augmentation des prix, qui n’est que le résultat du libre jeu de la concurrence.
Des normes critiquées… et réclamées
Certes, l’inflation des normes étatiques en matière de sécurité, de santé, etc. concourt à l’augmentation des dépenses. Très concrètement, les règles du contrôle technique accroissent le coût de réparation des véhicules pour les particuliers quand les normes sociales, fiscales ou de protection de la nature pèsent sur les employeurs, les entrepreneurs et les constructeurs. Vivre nécessite de dépenser toujours plus, du fait de la multiplication d’obligations imposées par l’État. C’est donc autant le coût des choses que la multiplication des nécessités de la vie moderne qui participent d’une diminution du pouvoir d’achat. Et l’État contribuerait à cette diminution sans offrir de contreparties suffisantes.
Mais toutes ces normes répondent pourtant aux réclamations d’une opinion publique qui exige le maintien de services publics efficaces, une meilleure prise en charge des soins en matière de santé, la diminution du nombre mort sur les routes, la garantie d’un environnement sain, etc. Comment, dès lors, reprocher à l’État de nous imposer des normes nécessaires à la satisfaction de nos revendications ?
Si l’État intervient si souvent, c’est bien parce que le marché économique comme la société civile sont incapables de s’auto-réguler. Et si l’on considère que les normes nationales participent, en raison des obligations sociales, fiscales, de sécurité, et autres, à l’accroissement des charges et du coût de la vie, demandons-nous si nous sommes prêts à laisser les entreprises déterminer le niveau tolérable de pollution de leurs activités, de pesticides dans nos assiettes et de glyphosate dans les couches de nos bébés.
Dans quel état serait notre monde si la puissance publique n’intervenait pas pour le/nous protéger ? C’est une chose d’exiger de l’État des services publics performants et une meilleure protection, c’en est une autre de compter sur le secteur privé pour prendre en charge toutes ces demandes.
Un mal profond
Or, c’est bien l’État qui est aujourd’hui la cible de toutes les critiques. La presse fait état d’un violent mécontentement de la société civile envers les élus : trop nombreux, excessivement rémunérés ou indemnisés, et même inutiles. Or, paradoxalement, les nombreux efforts qui ont été fournis en matière de transparence et de déontologie (contrôles des conflits d’intérêts, publication de déclarations de patrimoine et d’intérêts, gestion des cadeaux, règles d’encadrement des lobbies, etc.), notamment par le Parlement, n’empêchent pas la fronde de s’étendre, et l’antiparlementarisme de se répandre. Il faudrait réduire le nombre de parlementaires quand on sait que ce sont les régimes les plus autoritaires au monde qui en comptent le moins.
Le mal est donc bien plus profond que les solutions cosmétiques que nous lui apportons depuis des décennies. En réalité, ces critiques sont le signe de problèmes plus profonds de notre démocratie, et non le reflet de dysfonctionnements ponctuels, qui n’ont pas été collectivement questionnés et débattus.
Le comportement de nos gouvernants, et leur manière d’exercer le pouvoir, tout comme leurs choix politiques, ne méritent pas que l’on remette en cause le système dans son ensemble. Les véritables questions reposent sur ce que nous attendons de notre État : quelles sont les limites de son autorité et les frontières de ses compétences que nous souhaitons lui imposer ?
Plus ou moins d’État : le décalage entre gouvernants et citoyens
La France n’a jamais discuté collectivement du démantèlement de son État-Providence et continue de vivre à l’intérieur de paradoxes. Conformément à notre culture politique, nous continuons à nous tourner vers l’État pour résoudre nos difficultés quand, dans le même temps, nous votons pour des gouvernants qui n’ont cessé depuis plus de cinquante ans de démanteler les services publics et de privatiser les activités étatiques.
Dans une société comme la nôtre où l’État-Providence fut si prégnant, on a le sentiment d’un décalage immense entre des gouvernants qui rétrécissent le champ de compétences de l’État et des citoyens qui en attendent toujours plus.
Mais cette opposition est bien plus grave lorsqu’elle est le fait de mêmes individus qui se fient davantage aux entreprises tout en critiquant l’État pour ne pas leur apporter un bien-être minimum qui dépend plutôt du secteur privé. Avant toute discussion, critique ou revendication, interrogeons-nous sur ce que l’on attend de notre État. Définissons collectivement, au cours de ce grand débat national, le rôle que nous souhaitons donner à l’État.
Contestation sociale et sens de l’intérêt général
Ce débat est urgent au regard du jugement sévère des Français sur tous les acteurs de l’espace public. En effet, quelles poches de confiance résistent encore à la défiance collective qui semble avoir tout emporter sur son passage ? Mais, alors que les citoyens semblent faire davantage confiance aux entreprises qu’à l’État, la défiance provient paradoxalement de l’emprise, sur tous ces acteurs, du pouvoir de l’argent.
Comment expliquer autrement la défiance envers l’État toujours suspecté d’être au service des plus fortunés, les élus locaux succombant au délit de favoritisme, les hauts fonctionnaires sans cesse attirés par le pantouflage dans les grands cabinets, les médias financés par les grands patrons, les scientifiques subventionnés par les lobbies ? Ces critiques, courantes au sein du débat national, démontrent que la contestation sociale a gardé le sens de l’intérêt général.
Or, qui d’autre que l’État est dans l’esprit public français garant de cet intérêt général ? C’est d’ailleurs à celui-ci que les « gilets jaunes » font appel pour redistribuer les richesses, taxer les pollueurs, injecter des moyens dans l’hôpital et autres services publics, garantir des transports publics dans les lieux les plus reculés du territoire ou un accès à Internet, protéger nos données personnelles contre les GAFA… ? Si nous attendons de la part de l’État qu’il nous apporte effectivement toutes ces garanties, alors nous ne pouvons plus constamment remettre en cause son autorité et en exiger la réduction drastique.
En revanche, il convient très précisément de repenser les mécanismes politiques et juridiques susceptibles de contraindre les gouvernants à agir en faveur du Bien commun : renforcer les initiatives et contrôles citoyens, redéfinir de manière collective les lignes directrices de la politique économique, améliorer les contrôles déontologiques, revoir les règles de pantouflage, etc. De nouvelles règles doivent être adoptées afin d’attribuer à l’État les moyens suffisants pour assurer son contrôle des acteurs économiques et sociaux.
À quoi sert l’État ? Il peut tout faire à condition que nos représentants politiques en aient le courage et la volonté. Il convient alors de redéfinir ce que nous exigeons de l’État souverain qui est notre chose à tous.
Doit-il garantir une plus grande liberté du marché en espérant que les différents intérêts privés et rapports de force s’autorégulent pour satisfaire le plus grand nombre ou bien doit-il intervenir dans la redistribution des richesses et garantir à chacun, dans l’ensemble des domaines économiques et sociaux, un niveau de vie à la hauteur de ses engagements ?
À nous d’en débattre collectivement afin de mieux cibler nos critiques et nos revendications.
Jean-François Kerléo, Professeur de droit public, Aix-Marseille Université
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.