Misgav Har-Peled, École des hautes études en sciences sociales (EHESS)
# ;BalanceTonPorc : le hashtag lancé par la journaliste Sandra Muller le 13 octobre 2017 est rapidement devenu un slogan viral en France, faisant écho au #MeToo de l’anglophone. Fort de son succès, le hashtag est devenu aujourd’hui un site à part entière où victimes de harcèlement, d’agressions sexuelles ou de viols peuvent témoigner anonymement.
L’expression, dès ses premiers usages avait frappé l’opinion : pourquoi cette référence au porc ? Que signifie-t-elle, et que nous dit-elle sur le hashtag en lui-même ? S’agit-il d’une simple insulte ou d’une référence péjorative à l’animalité ?
Dans une interview donnée le 15 octobre au journal Le Monde la journaliste expliquait la raison de ce choix :
« C’est très fort en termes d’image et cela permet aussi de mettre de la distance par rapport au bourreau. Il y a un côté vulgaire et populaire pour interpeller le plus grand nombre ».
Cette formule fait aussi directement référence au producteur Harvey Weinstein, affublé d’un surnom peu flatteur, « le Porc », dans les coulisses du Festival de Cannes.
Grossier, oui. Mais l’utilisation de ce mot a été perçue comme une inversion bienvenue des rôles, surtout sur le plan sexuel, où les femmes sont souvent représentées ou désignées comme des truies. Une simple recherche sur Pornhub renvoie une multitude d’expressions ou d’images porcines visant à animaliser les femmes. Mais, bien avant l’apparition du porno sur Internet, les cochons étaient déjà largement utilisés comme métaphores du sexe ou de la luxure, en France comme ailleurs.
Comment l’imagerie autour de notre cousin le porc a-t-elle évolué ? Et comment a-t-elle aussi bien été utilisée par les féministes que par leurs détracteurs ?
« Discours porcin »
En France, #BalanceTonPorc s’inscrit dans une longue tradition de grivoiserie hédoniste et de discours volontairement ignominieux qui remontent au Marquis de Sade. On retrouve très clairement ce type de propos dans la morale de la chanson paillarde La Rirette datée de la fin du XVIIIe siècle. La chanson, qui, sur un air enjoué décrit un viol, rappelle aux femmes que « les hommes sont des cochons » mais aussi que « les femmes aiment les cochons ».
Faisons un bon en avant. Au XXe siècle l’association entre cochons, hommes et luxure est désormais monnaie courante. N’entend-on pas dans La traversée de Paris, du réalisateur Claude Autant-Lara (1956) Jean Gabin déclarer :
« Dans chaque Français, il y a un cochon qui sommeille. Et dans chaque homme, peut-être. »
Tout au long du XXe siècle, les références porcines restent liées au désir sexuel et aux hommes qui courent après les femmes. Mais elles mutent petit à petit en un symbole plus fort qui apparaît à la fin des années 1960 et s’inscrit dans le discours féministe, faisant également écho à la libération sexuelle.
La vague féministe radicale post-mai 68
À cette époque, aux États-Unis, le mot anglais pig (porc) est accolé à l’expression male chauvinist (phallocrate), dérivée du terme chauvin qui désignait dans les années 1930 un homme excessivement patriote.
Cette toute nouvelle expression, male chauvinist pig (porc phallocrate), voit le jour dans un contexte marqué par d’importantes manifestations féministes aux États-Unis contre le concours de beauté « Miss America » (1968), le sit-in au Ladies’ Homes Journal et la manifestation des femmes pour l’égalité (1970), à New York.
Utiliser le cochon comme métaphore afin de dénoncer les inégalités et l’oppression politique était inévitable pour cette génération de femmes (et d’hommes) ayant grandi avec La Ferme des animaux de George Orwell (1945)
Dans le monde anglophone des années 1960, pig est également un terme fréquemment utilisé pour désigner les policiers, qu’illustre de manière très crue le Black Panther Coloring Book (cahier de coloriages du parti Black Panther), Off the pig ! (Tuez le cochon !). C’est également à cette époque que les Beatles sortent leur chanson Piggies (1968), suivis quelques années plus tard par Pink Floyd avec Pigs (Three Different Ones) (1977).
Dans un édito de 1970 publié par le New York Times, l’humoriste Russell Baker remarque ainsi que traiter un policier de « sale porc fasciste, raciste, sexiste, et machiste ! » est « très à la mode ». En reprenant le terme de porc « les féministes veulent donc montrer à leurs camarades masculins que l’oppression des femmes est une réalité quotidienne dans la politique radicale », écrira Gloria Steinem, journaliste et grande figure féministe dix ans plus tard.
Ici, le de porc contraste avec le sentiment de supériorité du phallocrate. Et Steinman de poursuivre :
« On peut comprendre que des années à se faire traiter de poulettes, de chiennes ou de vaches aient pu engendrer un désir d’inverser les rôles ».
Effectivement, dans un sens, l’image du « porc phallocrate » est une réponse au lapin de Playboy.
Réactions antiféministes
L’expression fait tellement parler d’elle que les antiféministes, ne pouvant garder le silence, réagissent en utilisant la dérision, l’identification positive (en vantant et assumant le fait d’être des porcs phallocrates), et en sexualisation au maximum l’expression.
La bande dessinée Avengers (1970) présente ainsi une caricature du mouvement féministe. Une nouvelle guerrière dite féministe, Valkyrie, fait son apparition. Cette méchante manipule les héroïnes (les Libératrices) en prétendant les libérer de la domination masculine. Sur la couverture, Valkyrie est représentée le pied sur la tête d’un autre super-héro. Elle lance : « Les filles, finissons-en avec ces porcs phallocrates ! » Dans une autre scène, elle crie : « Au mur, sale porc phallocrate ! »
Tel a d’ailleurs été le titre du premier article majeur que Playboy a dédié au Mouvement de libération des femmes, en mai 1970. La même année, alors que Hugh Hefner débat avec deux féministes dans l’émission The Dick Cavett Show, des militantes font irruption sur le plateau en criant « Tuez le cochon ! ». Pour Hefner, le Mouvement de libération des femmes menace ce qu’il considère être la masculinité et la libération sexuelle.
En 1973, pour prouver l’infériorité du sport féminin, l’ex-champion du monde de tennis Bobby Riggs va jusqu’à se vanter de pouvoir, à 55 ans, battre la n°1 mondiale de l’époque, Billie Jean King, qui en a alors 29.
Pour l’occasion, Riggs arbore un T-shirt « chauvinist pig », symbole prisé par de nombreux autres militants antiféministes, et déclare :
« Si je dois être un porc phallocrate, alors je veux être le meilleur ».
Avant le début du match, il tend à la joueuse une énorme sucette Sugar Daddy (« Papa gâteau »). Celle-ci lui offre un porcelet.
Résultat des courses : Riggs est battu à plates coutures.
Plus de 40 ans après, le match fera l’objet d’un film, The Battle of the Sexes, réalisé par Jonathan Dayton et Valerie Faris, avec Emma Stone et Steve Carell.
La réappropriation par le porno
Mais c’est l’industrie pornographique qui sabote le plus radicalement le message féministe, avec le boom du « porno chic » aux États-Unis entre 1969 et 1984. Certains de ces films sont ouvertement antiféministes, comme Women in Revolt (1971), produit par Andy Warhol et mettant en scène un groupe radical de libération des femmes, les Politically Involved Girls (Femmes politiquement engagées), ou « PIG » en VO. D’autres, comme le film pornographique The Pigkeeper’s Daughter (1972) (la fille du porcher) multiplie les associations entre les femmes, les cochons et le sexe.
La naissance de Piggy la cochonne
Ce contexte profite à Jim Henson, créateur de la marionnette Piggy la cochonne. Tout droit sortie de son imagination, elle rejoint Le Muppet Show en 1976. À l’inverse de son bien-aimé, Kermit la grenouille, cette truie rose et blonde est égocentrique, excentrique, féminine et très portée sur la chose.
Bien que ce personnage féminin soir percutant et doué pour le karaté (comment oublier ses « Hi-yah ! » ?), il incarne aussi le cliché de la femme moderne libérée, une caricature de la femme dominatrice.
Pourtant, au fil du temps, l’évolution de sa personnalité excessive et transgressive la transforme en figure de changement. Tant et si bien que 40 ans après sa création, Piggy la cochonne reçoit le premier prix de l’art féministe Gloria Steinem, décerné par le centre Elizabeth A. Sackler au Brooklyn Museum.
Entre 1968 et 1972, l’utilisation de la métaphore porcine dans le combat culturel entre féministes et antiféministes repousse les limites des associations entre porcs et sexe. L’argot américain intègre des termes comme hog (porc, pénis), to make piggies (avoir une relation sexuelle), beat the hog (battre le cochon, se masturber), to hog (violer) et pig pile (pile de cochons, orgie homosexuelle).
En raison de ces assimilations récurrentes entre porcs et comportements sexuels violents, l’utilisation de ce genre de termes est de plus en plus mal vue, surtout dans la culture populaire américaine.
Le tournant : Lady Gaga, DSK
En 2011, Dominique Strauss-Kahn, alors directeur général du Fonds monétaire international, est accusé d’agression sexuelle par une employée d’un hôtel de New York. La une du Time montre un cochon rose en titrant Sex. Lies. Arrogance : What Makes Powerful Men Act Like Pigs ? (Sexe. Mensonges. Arrogance. Qu’est-ce qui pousse les hommes puissants à agir comme des porcs ?).
Cette couverture faisait ainsi écho à des publications antérieures du même magazine. En 1994, un cochon en costume demandait : Are Men Really That Bad ? (Les hommes sont-ils vraiment si horribles ?) ; en 1973, encore et toujours, un homme portait une broche « porc phallocrate ».
En fait, à l’heure de l’affaire DSK, la métaphore porcine est récriminée, et s’nscrit désormais dans la continuité de la dénonciation des violences et agressions sexuelles.
Dans la culture pop, Lady Gaga aborde le sujet du viol dans sa chanson de 2013, « Swine » (porc) dont voici in extrait du refrain traduit :
« Je sais que tu as envie de moi
Tu n’es qu’un porc dans un corps d’homme
Cochon, cochon, couine, tu me répugnes
Tu n’es qu’un porc à l’intérieur
Ordure x 4.
Nouveau rebondissement avec les élections présidentielles américaines de 2016 : le sexisme et la misogynie sont désormais dénoncés à l’échelle politique.
Alicia Machado, lauréate du concours de beauté Miss Univers en 1996, accuse ainsi Donald Trump de l’avoir traitée de « Miss Piggy » et de « Miss Housekeeping » (Miss Bonniche), en raison de ses origines hispaniques. Ce que dénoncera Hillary Clinton le 23 septembre 2016.
C’est dans ce contexte qu’éclate l’affaire Harvey Weinstein, et qu’apparaît le hasthag #BalanceTonPorc.
Dans un sens, les changements de point de vue survenus pendant la période de libération sexuelle nous ont forcés à accepter notre nature porcine.
Mais ils nous ont également obligés à ajuster, au moins symboliquement, la limite entre cette nature et notre humanité. Le hashtag #BalanceTonPorc s’inscrit dans ce processus.
À paraître : « Le complexe du cochon ou la fin du modèle français d’intégration », avec David Nadjari, Paris, Arkhê, 2018.
Traduit de l’anglais par Typhaine Lecoq-Thual pour Fast for Word.
Misgav Har-Peled, Historien des religions, chercheur associé Centre Edgar Morin, École des hautes études en sciences sociales (EHESS)
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.