Claude Patriat, Université de Bourgogne
Il y a Emmanuel Macron, ministre pleinement solidaire d’un gouvernement socialiste ; il y a Macron Emmanuel, batelier solitaire d’une course au long cours. Il y a l’Emmanuel Macron de l’intérieur, réformateur entravé ; il y a l’Emmanuel Macron de l’extérieur, réformateur libéré. Et tout le mystère est qu’il tient tous les rôles en même temps, sans trembler – sinon sans faire enrager un Manuel Valls soudé au piquet gouvernemental et piaffant de ne pouvoir freiner le démarrage en trombe de ce jeune rival.
À la question est-il possible ou impossible d’être dedans et dehors en même temps ? Emmanuel Macron répond tranquillement : oui ! Cette seule capacité à faire face à une pareille aporie mérite un compliment. Elle n’est pas à la portée du premier dissident venu, d’autres ayant fait pour moins que cela une sortie de route…
La rupture est dans la continuité
En annonçant depuis Amiens la création de son mouvement En marche ! Emmanuel Macron n’a rien fait au hasard. Le moment était parfaitement préparé, le ton du propos intelligemment canalisé. Sagement soumis à l’autorité présidentielle, dont il respectera les choix, le ministre de l’Économie s’assure de la neutralité élyséenne dans ses tensions avec Matignon. Il ne prétend pas se détacher des orientations gouvernementales, qu’il approuve : simplement, il prend acte d’une situation de blocage du projet politique, et de la nécessité d’une vraie révolution dans les habitudes et les mentalités pour réformer en profondeur. Surmonter les clivages, dépasser les corporatismes, innover socialement et économiquement, c’est ce programme qu’il entend incarner demain, en préparant les esprits maintenant.
Un jugement hâtif ne verrait là qu’une manifestation banale d’une fraîche et pressante ambition. Certes, elle est présente. Il y a chez Emmanuel Macron du Picabia, qui aimait à dire : « La seule façon d’être suivi, c’est de courir plus vite que les autres ». Et il réussit, en les prenant de vitesse, à donner un coup de vieux à d’autres prétendants. Mais l’affirmation singulière d’une démarche en marche doit sa résonance à des facteurs autrement profonds. Comme telle, elle s’inscrit dans une spirale beaucoup plus complexe dont l’aboutissement pourrait surprendre.
La charpente de la gauche a craqué
Deux séries de phénomènes, liés entre eux, se conjuguent pour faire émerger et surexposer la démarche macronienne. D’abord, l’impressionnant effondrement de la charpente de la gauche issue des années 1980, sous les coups de boutoir de la crise, de la mondialisation et des déchirements internes. Plus que son unité, c’est son identité même qui se voit mise en question : le ressac du changement d’époque se brise sur les rivages hérissés de l’héritage des valeurs.
Comment sauvegarder le modèle social français face aux nouvelles conditions économiques sans s’enfermer dans un immobilisme conservateur ? Comment moderniser l’appareil économique sans apparaître destructeur de protection ? Impitoyable contradiction dans laquelle, par manque d’imagination, s’épuise et se dissout l’âme du socialisme français gouvernant.
Dans la fumée des décombres, agitée par le fluide glacial d’un état d’urgence interminablement prolongé, la famille se disperse et s’agrège en différents endroits. Qui sur une position frondeuse, de résistance passive ; qui sur une ligne de rupture assumée d’une illusoire union de la gauche ; qui, choisissant d’affirmer une liberté de parole et d’action en dehors des partis, se rapproche de Nuit debout.
En vain agite-t-on la chimère d’une primaire pour tenter de faire converger les initiatives autour d’une candidature unique : l’idée ne cesse de rebondir dans le vide de l’espace ou contre le mur du calendrier. Et, en venant dire aux Français sur le petit écran qu’il ne s’en irait pas, François Hollande a clôt le débat, rappelant légitimement son droit à finir son mandat avant de trancher personnellement de son avenir.
L’initiative d’Emmanuel Macron doit s’apprécier dans la perspective de cette diaspora de la gauche. Parmi d’autres possibles, elle propose une perspective d’avancée : elle lui donne une chaire, un nom, une stratégie et une incarnation… Dans l’horreur naturelle du vide laissé par des partis exsangues, elle fait entendre une musique différente, un parfum de changement espéré. Sans nécessairement convaincre, elle interpelle. D’où son expansion rapide en forme de point d’interrogation. Et surtout, elle reçoit le renfort d’un puissant affluent, avec le fleuve des désillusions d’une droite désemparée.
Le navire de la droite a pris l’eau
Car le naufrage de la gauche s’inscrit dans une crise profonde qui affecte l’ensemble du système politique. Des décennies d’impuissance à résoudre la crise économique, trois alternances reproduisant presque à l’identique les mêmes insuffisances, des institutions décalées des réalités, la montée incessante d’un populisme ravageur, tout concourt à une désaffection vis-à-vis des partis de gouvernement et de leurs représentants.
La droite aussi prend de plein fouet la vague de rejet. Les primaires deviennent une énorme guerre picrocholine, la verve rabelaisienne en moins. Faute d’un projet commun mettant à l’abri des secousses extrémistes, on se presse, on se déchire en se lançant des livres à la tête. Voici la droite contrainte de puiser dans ses souvenirs juppéistes pour tenter de noyer ses remords sarkozystes…
Le doute est tel dans les rangs conservateurs que l’on ne sait plus vers quel centre se tourner. Un récent sondage ne place-t-il pas Emmanuel Macron en haut des faveurs des sympathisants de droite, juste après Alain Juppé ? Voilà qui en dit long sur l’espace d’incertitude dans lequel on baigne de ce côté de l’échiquier. On y est partagé entre un souci de se rattacher par sécurité à des valeurs réputées sûres et un désir de régénération rendu nécessaire par les circonstances.
En choisissant de se placer, sans bousculer le protocole présidentiel, à l’exacte confluence des deux courants désenchantés, Emmanuel Macron a lancé son large filet dans un métaphorique lac de Tibériade en vue d’une pêche qu’il espère abondante. L’affaire n’est pas sans risque : on voit bien comment elle peut séduire l’électorat modéré. Elle aura plus de mal à convaincre une large part du peuple de gauche qui est loin d’y retrouver ses convictions sociales. Mais la stratégie choisie intègre pleinement ce risque : elle inverse délibérément la démarche habituelle des prétendants au pouvoir, consistant à faire du rassemblement de son camp la première étape obligée.
Face à l’impossibilité actuelle d’un pareil projet, Emmanuel Macron a choisi de casser le jeu, d’exiger une nouvelle distribution des cartes au-delà des clivages traditionnels, renvoyant à plus tard la nécessité de ressouder son camp. Calcul stratégiquement mesuré : le système électoral est tel que ce rassemblement derrière lui, par la force des choses, se fera naturellement. Il pense en tout cas pouvoir oser faire ce pari : confronté au danger de l’extrême droite, au retour d’une droite dure, l’électeur de gauche aura-t-il vraiment un autre choix ? Manière pragmatique – cynique ? – de miser plus sur un vote de résilience que sur un vote d’espérance…
Perspective cavalière
Cette position se présente comme une véritable extrapolation pour sortir de l’équation politique défaillante du moment. Certes, le contenu programmatique reste plus général et généreux qu’opérationnel. Il tient plus de la méthode que de la proposition. Mais l’essentiel est dans le mouvement qu’on entend suggérer. À l’heure des marches citoyennes, de Nuit debout, l’affirmation d’une forme physique d’engagement dans l’espace social apparaît prioritaire.
De même, en jouant sur le sentiment d’abandon des citoyens, propose-t-on d’aller à la rencontre directe des électeurs, dans une sorte de « porte-à-porte » généralisé. Là encore, cette fraîcheur militante peut prêter à sourire : elle n’en constitue pas moins une sévère mise en cause des structures partisanes, en reprenant pour elle ce que les partis faisaient naguère, avant de l’abandonner au seul Front national. Et, comme disait Lewis Carroll : « Tu ne manqueras pas d’arriver quelque part si tu marches assez longtemps ».
Il n’est pas de marche en politique qui ne soit longue ni incertaine. Il faudra bien à un moment nourrir l’ambition du propos, faire en quelque sorte de l’interpolation. Saura-t-on échapper à la tentation du people façon couverture de Paris Match ? À brasser très large, ne laissera-t-on pas les bigarrures faire éclater ce qui n’est encore qu’une bulle prometteuse ?
Au-delà de ses fragilités évidentes, En marche ! éclaire singulièrement les contradictions du crépuscule politique que nous traversons. Emmanuel Macron, habilement et sans vergogne, a coché deux cases là où les règles du jeu traditionnelles n’en autorisent qu’une : la case candidat, au cas où le Président sortant ne se représenterait pas ; la case pilier d’un second quinquennat, dans le cas contraire.
Par la perspective cavalière que trace son mouvement, il autorise une lecture ambivalente : tantôt il apparaît bel et bien comme la dernière chance du hollandisme d’aller au bout de son projet ; tantôt il annonce une rupture dans le mode d’exercice du pouvoir avec une nouvelle génération qui incarnerait, pour la gauche, la fin du mitterrandisme. Avec à la clé une nouvelle aporie : Emmanuel Macron travaille-t-il pour François Hollande ou contre François Hollande ? La réponse est oui…
Claude Patriat, Professeur émérite de Science politique, Université de Bourgogne
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.