Tom McLeish, Durham University; Giles Gasper, Durham University et Hannah Smithson, University of Oxford
La théorie d’un évêque anglais du XIIIe siècle sur la formation de l’univers présente d’étranges parallèles avec la théorie des univers multiples, postulée en cosmologie. Une découverte du projet Ordered Universe de l’université de Durham en Angleterre, qui a réuni des chercheurs en humanités (études pluridisciplinaires en lettres et sciences humaines) et en sciences dans un travail collaboratif.
Ce projet explore le monde conceptuel de Robert Grossetête, l’un des esprits les plus étonnants de sa génération (1170 à 1253). Il fut évêque de la ville de Lincoln, réformateur de l’Église, théologien, poète, politicien, et l’un des premiers à aborder, enseigner et débattre de nouveaux textes sur les phénomènes naturels, récemment devenus accessibles aux intellectuels occidentaux. Ces textes, portant principalement sur la philosophie naturelle de l’érudit grec Aristote, ont été traduits de l’arabe en latin au cours des XIIe et XIIIe siècles, grâce une grande quantité de textes venant de commentateurs islamiques et juifs. Ils avaient à l’époque révolutionné les ressources intellectuelles des érudits occidentaux, remettant en question les façons de penser établies.
Aujourd’hui, il faut reconnaître que la réflexion qu’ils ont stimulée a également préparé la voie aux avancements scientifiques du XVIIe et XVIIIe siècles. Près de 800 ans plus tard, l’exemple du travail de Grossetête fournit une base pour un large travail interdisciplinaire, offrant des problèmes inattendus aussi bien aux scientifiques modernes qu’aux experts en humanités, leur donnant l’occasion de travailler étroitement ensemble.
Un géant de la science
Grossetête a été une figure proéminente dans l’histoire de la science, mais pourtant, jusqu’aux premières décennies du XXe siècle, son travail est resté méconnu, et l’importante édition de 1912 de ses travaux a besoin d’être revue : l’éditeur avait eu accès à moins de la moitié de ses manuscrits existants. Nous reprenons donc cette tâche.
Bien que Grossetête puisse ne pas être à l’origine de la science expérimentale occidentale, ses travaux scientifiques permettent d’en approcher la méthodologie. Ils présentent aussi des constructions mathématiques parfaitement équilibrées : ce n’est pas évidentlors d’une simple lecture littéraire, mais, pour les générations médiévales qui l’ont suivi, cette dimension était merveilleusement comprise.
Les compétences de l’équipe principale pour réaliser ce travail relèvent des domaines de l’histoire médiévale et de la théologie, de la science de la vision, de la physique et de la cosmologie, de la philosophie médiévale, avec de nombreux autres collègues engagés sur des aspects précis des manuscrits étudiés, allant des biologistes marins aux astronomes. Suivant un principe de lecture collaborative, tous les chercheurs ont contribué à la préparation de cette édition, à la traduction et à l’interprétation.
La lumière fantastique
Le traité de Grossetête sur la lumière, appelé De Luce (Sur la Lumière) est le premier essai connu décrivant l’univers en utilisant un ensemble cohérent de lois physiques, des siècles avant Isaac Newton. Il propose que la même physique de la lumière et de la matière, qui explique la solidité des objets ordinaires, pourrait être appliquée au Cosmos comme un tout.
En expliquant la formation de l’ancien univers, géocentrique et composé d’une série de sphères imbriquées, Grossetête conçoit l’univers comme débutant d’un simple point de lumière, la fusion de la forme et de la matière, qui s’étend jusqu’à ce que la matière ne puisse être déplacée plus loin : la première sphère. Une forme différente de lumière rayonne à l’intérieur de la matière comprimée, jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus se déplacer plus loin, générant la seconde sphère, et ainsi de suite.
Les calculs de Grossetête sont très pertinents et précis. S’il avait eu accès aux calculs modernes et aux méthodes informatiques, il les aurait sûrement utilisés. Dans un article publié en 2014 dans Proceedings of the Royal Society, notre équipe a construit un modèle d’ordinateur pour expliquer les équations de Grossetête. En le faisant, cela suggère, bien que ce n’était probablement pas apparent pour Grossetête à l’époque, une série d’univers ordonné rappelant le concept moderne de « Multivers ».
Couleur et illumination
Nous avons été conduits à faire d’autres découvertes étonnantes. Nous avons corrigé quelques grosses erreurs dans l’édition moderne sur la conception tridimensionnelle de la couleur de Grossetête : les deux qualités de la lumière (abondante ou peu abondante, lumineuse ou faible) couplées à une troisième reliée à l’objet lui donnant corps (pur ou impur).
Nous avons pu utiliser la théorie de l’arc-en-ciel de Grossetête pour découvrir un nouveau système coordonné valable pour l’espace des couleurs en trois dimensions. Dans sa théorie, les trois dimensions de la couleur réapparaissent comme des différences entre, et dans, les arcs-en-ciel, sous une illumination solaire différente. Ainsi, nous avons été à même de décrire un nouveau système coordonné de « spirale croisée » pour l’espace en couleur que les scientifiques utilisent aujourd’hui.
Les humanités et la science
Pour ceux travaillant en sciences humaines, ce travail met en lumière l’importance de Grossetête en tant que penseur, et a démontré, de manière profonde, comment les scientifiques modernes ont aidé à façonner les processus d’édition, de traduction et de commentaire de ses travaux. Pour les chercheurs en sciences expérimentales, ce travail a permis une nouvelle perspective historique sur nos compréhensions modernes, et sur une nouvelle science, comme dans le développement d’outils de calculs pour un type d’ondes de choc, ou une nouvelle carte des couleurs.
Tout comme pour inspirer cette surprenante nouvelle science, toutes nos investigations ont amélioré notre connaissance de ce penseur et de ses textes en nous permettant une lecture plus proche et « fonctionnelle » du texte. Chaque pas approfondit et agrandit également notre appréciation historique de Grossetête ainsi que de sa vive et intellectuelle imagination, créative et disciplinée.
Aussi longtemps qu’est maintenu le dialogue entre les disciplines, il n’y a pas de retour en arrière. Chaque suggestion contribue à comprendre où nous nous situons en relation au monde de Grossetête, et dans une perspective plus large comment la science vient de la culture humaine. Notre projet explore les questions scientifiques modernes et médiévales, et dessine entre les interprétations historiques et contemporaines une symbiose des techniques de la science et des humanités. Comme l’écrivain scientifique Michael Brooks l’a souligné dans New Statesman, cela illustre la curiosité intellectuelle et le talent créatif libérés lors de la rencontre de deux cultures.
Tom McLeish, Professor of Physics and former Pro-Vice-Chancellor for Research, Durham University; Giles Gasper, Senior Lecturer in Medieval History, Durham University et Hannah Smithson, Associate Professor in Experimental Psychology (Perception), University of Oxford
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.