Julien Bobroff, Université Paris Sud – Université Paris-Saclay
Nous publions ici un extrait de « Mon grand mécano quantique », qui décrit onze des plus surprenantes découvertes de la physique quantique. Il sort ce jour aux éditions Flammarion.
Le liquide le plus froid du monde
Nous sommes à l’Université de Leyde, aux Pays-Bas. Dès le porche du laboratoire franchi, c’est le bruit et la taille des pompes qui surprennent, un vacarme assourdissant, le sol qui vibre. Trois physiciens s’affairent. Flim, l’ingénieur de l’équipe, surveille une grande cuve blanche givrée d’où sortent d’innombrables tuyaux et fils. Cornelis Dorsman l’assiste. Le troisième, en retrait, c’est Heike Kamerlingh Onnes, le directeur du laboratoire. Cinquante-sept ans, chauve, la moustache fière, il porte une blouse blanche au-dessus d’un costume impeccable. Le physicien dirige la manœuvre, qu’il consigne avec soin dans un petit cahier d’expérience. Sur la droite, une voix d’homme émane d’un tuyau métallique : « Zéro, zéro, toujours zéro ! ». Le tuyau vient d’une pièce adjacente, où nous découvrons Gilles Holst, jeune physicien d’à peine 25 ans, assis face à un appareil électrique. Tout en scrutant un point lumineux sur le mur, il continue de s’époumoner – et en vain car à ce stade, ce qu’il se passe dans ce laboratoire est proprement incompréhensible !
Alors, décryptons le décor. D’abord, la cuve blanche : c’est un cryostat en verre, une sorte de super thermos qui maintient son contenu parfaitement isolé de la chaleur de la pièce. Et pour cause : à l’intérieur du cryostat règne à cet instant la température la plus basse jamais atteinte : – 269 °C, soit seulement à quatre degrés du zéro absolu, près de cent fois plus froid que la température du laboratoire, cinquante fois plus froid que n’importe où sur Terre, même au pôle Sud. Ce record mondial, Kamerlingh Onnes l’a atteint trois ans plus tôt en parvenant pour la première fois à rendre liquide de l’hélium. […] Un exploit reconnu de tous, qui lui vaudra le surnom de « gentleman du zéro absolu »…
Au programme : tout plonger dans l’hélium
Retour à ce samedi d’avril 1911. Ce jour-là, Kamerlingh Onnes veut cette fois mesurer les propriétés électriques des métaux. La question est simple : un métal conduit-il mieux ou moins bien le courant quand on le refroidit à l’extrême ? Ce sont les électrons qui assurent la conduction. Ils se comportent comme une sorte de liquide électrique qui circule parmi les atomes. Pour sonder leur comportement, il suffit de mesurer la résistance électrique. Plus elle est basse, mieux le courant circule. La résistance d’un matériau isolant comme du plastique peut être un milliard de fois plus élevée que celle d’un métal comme l’aluminium ou le mercure. Mais, se demande Kamerlingh Onnes, si on refroidit le métal, les électrons ne vont-ils pas, eux aussi, finir par geler et se figer, et du coup ne plus conduire le courant ? Le métal va-t-il devenir isolant à la température de l’hélium ? La résistance augmentera-t-elle jusqu’à devenir quasi infinie à basse température ?
Amenez-moi de l’or !
Kamerlingh Onnes ne cherche pas à prédire la réponse, il préfère faire l’expérience, fidèle à sa devise affichée au fronton du labo : « Par l’expérience, la connaissance ». Il choisit du mercure, un métal liquide à la température ambiante. Pourquoi ? On peut le rendre pur en le distillant, et les fils de mesure peuvent y être plongés sans soudure. Pour mesurer la résistance du mercure, l’équipe utilise ce qu’il se fait de plus précis en 1911 : un pont de Wheaston et un galvanomètre à miroir. Le « pont » est un montage électrique visant à comparer la résistance du mercure à des résistances connues, tandis que le galvanomètre va, grâce à un faisceau lumineux dévié par un miroir, indiquer la valeur de la résistance à mesurer. C’est ce point lumineux renvoyé par le miroir qu’observe Holst dans la pièce voisine, et sa position qu’il hurle à travers le tuyau. Holst a en effet a été placé là, à l’écart, pour éviter que les vibrations des pompes ne fassent trembler son galvanomètre et le point lumineux. Pas d’informatique, pas d’oscilloscope ou de multimètre pour enregistrer numériquement la mesure à cette époque : on travaille à l’œil et à la main.
« Zéro ! », s’entête à répéter Holst, incrédule : la résistance du mercure vaut zéro, voilà ce qu’indique le galvanomètre. La chose semble impossible, contraire à toutes les prédictions. Les physiciens pensent immédiatement à un court-circuit. Si les fils de mesure se touchent, le courant passe directement de l’un à l’autre comme si le mercure n’existait pas : sa résistance semblera nulle. On décide donc de réchauffer l’échantillon pour vérifier les connexions. C’est là que survient la seconde surprise : dès que la température remonte au-dessus de – 269 °C, brutalement, le faisceau lumineux se déplace à nouveau. La résistance réapparaît. Ce n’est donc pas un court-circuit. Ainsi, la chute brutale de résistance est réversible et reproductible, et s’observe toujours très précisément à – 269 °C. Kamerlingh Onnes note dans son cahier « Mercure à zéro ». Il ajoute aussitôt : « Il faut tester l’or ».
Un mouvement perpétuel ?
Ce phénomène soudain et inattendu, Kamerlingh Onnes le nommera « supraconductivité », un mot qu’il inventera le jour où il recevra son prix Nobel, deux ans plus tard. La supraconductivité, c’est cette capacité qu’ont certains métaux de parfaitement conduire le courant au-dessous d’une température critique bien précise. Cette supraconductivité sera par la suite mesurée dans nombre de métaux, l’aluminium, l’étain ou le plomb.
Un an plus tard, Kamerlingh Onnes effectue une seconde expérience encore plus troublante. Il fabrique un anneau en étain qu’il branche à une pile pour y faire circuler un courant électrique. Puis il refroidit l’anneau pour le rendre supraconducteur. Il débranche alors la pile. Si vraiment la résistance électrique vaut zéro, alors plus rien ne résiste au courant, et celui-ci devrait rester piégé à circuler dans l’anneau de façon perpétuelle.
Kamerlingh Onnes attend donc un peu, puis approche une boussole près de l’anneau. L’aiguille pivote ! Prouvant ainsi que le courant tourne encore dans l’anneau et crée autour de lui un champ magnétique. Kamerlingh Onnes confirme les étonnantes propriétés des supraconducteurs en montrant cette fois qu’on peut y piéger des courants électriques ad vitam æternam !
Parfois, on entend dire qu’il a eu une sacrée chance en faisant cette découverte – certains évoquent même la sérendipité, un hasard heureux en somme. Il n’en est rien ! Certes, Kamerlingh Onnes ne s’attendait pas à trouver ce qu’il a mesuré, mais il ne faut pas confondre l’inattendu et le hasard. Cette découverte, c’est le fruit de plus de dix ans d’efforts d’une formidable équipe de physiciens, d’ingénieurs et de techniciens hors pair qui ont, depuis le début, voulu sonder la matière à proximité du zéro absolu et s’en sont donné les moyens.
Il faudra quarante-cinq ans pour comprendre l’origine de cet étrange phénomène. Dans les métaux, les électrons se comportent comme de petites ondes quantiques, un peu comme des petites vagues. À très basse température, ils parviennent grâce aux vibrations des atomes à se coordonner pour former, d’abord par deux puis tous ensemble, une seule et unique onde géante quantique. Une fois cette onde constituée, plus rien ne la perturbe, et la résistance est donc nulle. Encore mieux : si l’on approche un aimant, il crée un champ magnétique qui fait tourbillonner l’onde supraconductrice. Celle-ci engendre alors, un peu comme une bobine électrique, un champ magnétique qui s’oppose à l’aimant et le fait léviter !
[…] Plus de cent ans après leur découverte, certains supraconducteurs restent cependant des énigmes. Les cuprates, découverts en 1986, sont aujourd’hui les supraconducteurs fonctionnant aux plus hautes températures à pression ambiante. Mais on ne sait pas comment les électrons y forment l’onde quantique géante évoquée ci-dessus. Sa compréhension demeure l’un des plus grands défis de la physique contemporaine, au cœur de nombreuses recherches. […]
Kamerlingh Onnes imaginait-il dans son laboratoire bruyant de Leyde qu’une simple mesure électrique ouvrirait la voie à l’un des champs de recherche les plus fertiles à ce jour ?
Julien Bobroff, Physicien, Professeur des Universités, Université Paris Sud – Université Paris-Saclay
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.