Patrick O’Sullivan, Grenoble École de Management (GEM)
Dans un précédent article pour The Conversation, j’ai fait valoir que, à en juger par les guerres commerciales qu’il a lancées et qu’il est en train d’intensifier avec la Chine, le président des États-Unis Donald Trump ne passerait pas un examen de première année de premier cycle en économie (ou du moins pas la question de la théorie du commerce international). Essentiellement, j’ai montré qu’il (avec son équipe de conseillers dirigée par Larry Kudlow, le négociateur principal) fait preuve de peu de compréhension de la théorie de l’avantage comparatif des coûts qui se trouve au cœur de la compréhension des économistes du commerce international et, en fait, de tous les échanges interrégionaux depuis la fin du XVIIIe siècle.
Toutefois, il est possible de détecter une deuxième pomme de discorde plus obscure dans les négociations interminables entre les États-Unis et la Chine, qui est peut-être le cœur de la controverse actuelle de la guerre commerciale, mais qui a été beaucoup moins discutée, que ce soit dans les débats universitaires ou dans les médias. Il s’agit de la question du transfert de technologie et des droits de propriété intellectuelle.
Un nouveau champ de bataille
Actuellement, les négociateurs américains souhaitent que leurs entreprises puissent accéder au marché chinois sans que cela implique de transfert de technologies, ce que réclament leurs interlocuteurs. Comme l’écrit le quotidien britannique The Guardian en mai dernier, Washington craint en effet que la Chine « vole des technologies et fasse pression sur des sociétés américaines pour qu’elles divulguent leurs secrets commerciaux ».
Or, pour Pékin, le transfert de technologie constituerait une contrepartie en échange des bénéfices que feraient les entreprises américaines sur son territoire. Si elles veulent développer des affaires en Chine, elles doivent être prêtes à partager leur savoir-faire technologique avec les locaux ! Une position diamétralement opposée à celle des États-Unis qui n’ont pas du tout la même conception de la notion de propriété intellectuelle. Celle-ci revêt en effet pour les Américains un caractère inattaquable, voire inaliénable. C’est peut-être là que se situe le point de désaccord clé de la guerre commerciale sino-américaine.
La théorie économique des biens publics illustre bien combien les deux positions semblent inconciliables. L’un des exemples les plus clairs de ce que les économistes appellent des biens publics est justement la connaissance scientifique et technologique. Un bien public est un bien où, en raison de la nature même du bien, la consommation/utilisation d’unités du bien par une personne ou une entreprise n’empêche pas la consommation/utilisation des mêmes unités par d’autres consommateurs ou entreprises (par exemple, une autoroute ou un parc naturel). On contraste ces biens avec les biens privés où la consommation d’une personne ou d’une entreprise d’une unité du bien empêche toute autre personne d’utiliser la même unité (par exemple, un bonbon ou une opération dentaire).
La plupart des biens et services qui sont produits et vendus sur le marché sont des biens privés, les marchés (du moins dans des conditions de concurrence) sont en théorie assez efficaces pour obtenir une allocation optimale des ressources en ce qui concerne la production ces biens.
La production de biens publics divise
Mais en ce qui concerne l’affectation optimale des ressources à la production de biens publics, les économistes sont en désaccord assez intense depuis près d’un siècle. D’une part, il y a eu les néolibéraux (market fundamentalists) qui soutiennent qu’il vaut mieux confier la production de biens publics à des entreprises privées soumises à la discipline des forces du marché, même si presque tous ces biens publics sont par nature des monopoles naturels (une concession d’autoroute, une franchise ferroviaire) et que le producteur privé possède donc tout le pouvoir de marché néfaste d’un monopoleur (abus de position dominante).
D’un autre côté, il y a eu des économistes qui ont soutenu qu’un bien public est mieux produit sur une base collective par ou pour toutes les personnes qui peuvent profiter du bien une fois produit. Il peut s’agir d’un simple collectif de consommateurs. Par exemple, un club sportif pour des biens publics d’envergure limitée et locale ; ou pour des biens publics d’envergure plus large tels que l’environnement naturel, le réseau d’infrastructures de transport ou la défense nationale, une production du bien publique par l’État agissant au nom de ses citoyens. Même si le secteur public est susceptible de certaines inefficacités liées aux aléas politiques et de la corruption, il s’agit d’un monopoleur en principe bienveillant au service de la communauté et pas d’un monopoleur privé qui ne fait rien d’autre que maximiser ses rentes monopolistiques, ce qui en fin de compte n’est qu’une forme d’extorsion.
Il s’avère que ce contraste dans la façon de traiter les biens publics est l’un des points de friction les plus importants dans les négociations autour de la guerre de commerce entre la Chine et les États-Unis. La position des États-Unis est résolument liée à l’idée que les connaissances technologiques que possèdent les entreprises privées américaines sont une propriété intellectuelle (donc un bien privé en effet) que les Chinois s’efforcent de leur enlever par tous les moyens – qu’ils soient honnêtes ou moins honnêtes.
Les Chinois, pour leur part, considèrent la connaissance technologique comme un bien public qui doit être partagé collectivement par toute l’humanité, de la même manière que la connaissance de la physique, de la chimie et des mathématiques constitue un bien public qui est et devrait toujours être librement accessible à tous. Je laisserai aux lecteurs de former leurs propres opinions sur cette impasse. Mais ce qui est remarquable, c’est qu’au lieu des insultes et des accusations parfois farfelues de sécurité et d’espionnage qui circulent dans ce conflit commercial et qui esquivent la question centrale, il serait préférable et peut-être plutôt révélateur des présupposés idéologiques implicites des deux parties d’avoir un débat ouvert, transparent et serein sur ce qui est une question fondamentale de l’économie politique : l’allocation optimale des ressources en matière de la production des biens publics en générale et du savoir-faire technologique en particulier.
Une nouvelle forme de colonialisme ?
Pour conclure, je ne peux résister à une observation malicieuse. Les néo-libéraux sont les plus ardents défenseurs des droits de propriété privée à l’égard de la propriété intellectuelle dont ils considèrent le savoir technologique comme un exemple de premier plan. Mais dans cette même défense fondamentaliste du marché, de l’efficacité suprême de la propriété privée et des forces du marché, il est généralement supposé que tous les acteurs sur le marché soient… bien informés. En effet, dans les versions les plus poussées de ce conte de fées, ils sont supposés avoir des informations parfaites !
Si les acteurs économiques doivent agir avec des informations parfaites en ce qui concerne leurs décisions concernant la production (et même la consommation) de biens et de services, ils ont besoin d’avoir accès à toutes ces connaissances technologiques qui sont… jalousement retenues et gardées secrètes par les titulaires de droits de propriété intellectuelle. Cette retenue d’information clé dans une situation ou le coût marginal de diffusion serait pratiquement zéro représente une inefficacité des plus grossières dans l’économie mondiale actuelle. Donc peut-être les Chinois avaient-ils raison d’insister pour que, lorsque des entreprises étrangères viennent en Chine (ou ailleurs dans le monde), elles partagent pleinement leurs connaissances technologiques avec les autochtones. Après tout, cela est indispensable à l’allocation optimale des ressources, si vantée par les néo-libéraux fondamentalistes du marché.
Si l’on fait preuve d’un certain cynisme, on pourrait donc conclure que cette impasse ne concerne donc tant les droits de propriété et son lien avec une allocation efficace des ressources, mais révèle que les droits de propriété intellectuelle servent plutôt comme un outil de domination par lequel les entreprises des États-Unis et de nombreuses autres entreprises occidentales cherchent à conserver leurs positions dominantes historiques sur le marché mondial face à leurs rivaux des pays émergents, en refusant de partager leur savoir-faire technologique avec elles. Peut-être que le colonialisme et le complexe de supériorité occidentale dont il est issu ne sont pas vraiment morts, mais juste dans leur phase d’agonie terminale.
Patrick O’Sullivan, Senior Professor, People, Organizations and Society, Grenoble École de Management (GEM)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.