Patrick Criqui, Université Grenoble Alpes et Stéphane La Branche, Sciences Po Grenoble
Depuis quelques mois, ERDF déploie Linky, un « compteur communicant » nouvelle génération qui doit permettre de faire évoluer la gestion des abonnements et des relevés de consommation d’électricité ; mais il pourrait également constituer le maillon essentiel d’un nouveau système technique pour les réseaux électriques intelligents du futur, les smart grids.
Pour les industriels du secteur, c’est un nouvel Eldorado qui s’annonce avec la possibilité d’assurer à distance les changements de contrats et de fournisseurs, ainsi qu’une gestion efficace et flexible des consommations et une intégration optimisée des énergies renouvelables.
Mais on voit aussi se développer depuis des mois, un fort mouvement d’opposition au sein duquel des associations et des maires prônent la résistance à Linky au nom de l’intérêt général, de la santé du citoyen et des libertés publiques.
Comment expliquer cette fronde à propos d’une innovation qui met les technologies de l’information au service des nouveaux systèmes énergétiques, dans le contexte de la transition ?
À l’heure de l’énergie connectée
Les « systèmes intelligents » (smart) sont des dispositifs techniques pourvus d’instruments digitaux de mesure et de contrôle permettant d’analyser une situation et de prendre des décisions de gestion en temps réel.
Né au début des années 2000, ce concept est rapidement porté par la déferlante des technologies de l’information. Il bouscule de nombreux secteurs et en particulier celui de l’électricité. Et cela pour une très bonne raison : l’électricité se stockant difficilement, le contrôle de l’équilibre des réseaux en temps réel constitue l’une des premières préoccupations des exploitants.
Apparaissent alors différentes fonctions et concepts de systèmes électriques intelligents. L’introduction des technologies de l’information dans les réseaux permet d’abord d’optimiser leur performance et leur sécurité. Mais les compteurs de type Linky ont surtout pour fonction de gérer la demande et de « l’effacer » – c’est à dire de la supprimer ou de la reporter – lorsque le réseau est saturé ; cela implique évidemment des modifications importantes des profils de consommation chez les utilisateurs finaux.
On peut ainsi éviter de coûteux investissements en capacités de réserve pour la production et les transports ; d’une certaine manière, le smart grid pallie alors à l’absence de stockage. Ce point est particulièrement important pour des systèmes énergétiques en transition qui devront accepter des quantités significatives d’énergies renouvelables variables, comme c’est le cas pour l’électricité éolienne et solaire.
Cette gestion « à la base » – c’est-à-dire au niveau du réseau de distribution – des apports des énergies variables, comme des nouvelles consommations de type véhicule électrique, doit permettre d’optimiser les flux d’échange avec les niveaux supérieurs du réseau et d’assurer ainsi sa stabilité et son efficacité.
Vaste programme ! Et comme l’ensemble des gains d’efficacité attendus sont potentiellement générateurs de bénéfices sociaux et environnementaux, mais aussi de nouvelles activités, il n’est pas étonnant que les industriels s’y soient intéressés de près. Cela d’autant plus que le développement du concept de smart grids a correspondu dans le temps au plein déploiement des politiques de libéralisation et de mise en concurrence des entreprises sur les marchés de l’énergie, en Europe et ailleurs. Les grands opérateurs de données ou les équipementiers (IBM, Siemens, en France Schneider ou ATOS…) ne s’y sont pas trompés qui ont investi massivement dans le smart.
Dans ce contexte, Linky ne représente qu’un maillon de systèmes bien plus complexes. Un maillon essentiel ? Certainement pour tout ce qui concerne la gestion de la demande. Le consommateur, pour sa part, peut attendre de Linky, une gestion facilitée de ses contrats d’approvisionnement, une information en direct sur ses consommations, la capacité de gérer cette consommation en fonction de ses logiques propres : réponse aux signaux de prix, diminution de ses émissions de gaz à effets de serre, etc. L’adjonction d’une box énergie, comparable à la box Internet qui équipe aujourd’hui la plupart des foyers, permettra d’assurer le pilotage des appareils ou des postes de consommation. On sera vraiment passé du compteur « communicant » au compteur « intelligent ».
Plusieurs questions émergent alors ; elles partent de l’analyse économique et débouchent sur la sociologie : les économies réalisables d’électricité, de capacité d’effacement ou de report de la consommation dans les moments de pointe du réseau, permettront-elles de rentabiliser le coût des équipements supplémentaires, augmenté, le cas échéant, des efforts demandés au consommateur pour se soucier plus et mieux de sa consommation d’électricité ?
Et si une « valeur » significative est créée, de quelle nature sera-t-elle et comment sera-t-elle partagée entre le consommateur et le fournisseur ? Qu’attend-on exactement des clients, lorsque l’on souhaite qu’ils consomment mieux et moins leur énergie ? Quel statut occupe la transition énergétique face au volet changement technologique de Linky dans les valeurs et les représentations des citoyens-consommateurs ?
Le consom’acteur et les résistants
En matière d’énergie, les clients sont longtemps restés cantonnés au rôle passif du « consommateur-payeur ». De manière générale, les tendances émergentes de la consommation vont au contraire dans le sens d’une plus grande responsabilisation et implication du consommateur et, de fait, celui-ci devient de plus en plus informé et exigeant. Dans le domaine de l’énergie et avec le développement des solutions décentralisées, il devient même très souvent coproducteur d’énergie, voire auto-consommateur. Ainsi émerge le concept de consom’acteur.
D’un point de vue sociologique, le consom’acteur qu’on imagine aujourd’hui prend racine dans un des principes du développement durable : la participation des citoyens dans la prise de décision. Le principe repose sur l’idée qu’en informant les citoyens sur un enjeu environnemental (ici, le rôle d’une nouvelle technologie dans la transition énergétique), et sur ses conséquences, ceux-ci seront conduits à modifier leurs comportements pour aller dans le « bon » sens.
Devenir consom’acteur pour l’énergie implique de devenir réfléchi, informé et de posséder une compréhension des multiples enjeux liés à l’énergie – diversification, sobriété, efficacité, gestion, pollution locale et gaz à effet de serre – et que nous modifierons nos habitudes en conséquence. Au domicile, ce consom’acteur agirait au quotidien de manière sobre, efficace et stratégique.
Un objet non neutre
Linky a été pensé et présenté comme un outil puissant permettant justement d’agir mieux, en permettant notamment de suivre et de maîtriser individuellement sa consommation. Pourtant, les interactions efficaces attendues ne sont pas garanties, car encore faut-il que le consommateur y trouve son intérêt, soit capable de modifier ses comportements et le désire.
Or le consommateur est déjà acteur : la sociologie montre qu’il existe des rapports complexes entre l’énergie et l’usager mais aussi, à travers Linky, avec les technologies. Ces rapports sont structurés par des cadres cognitifs dans lesquels s’insère Linky. Ce n’est donc pas un objet neutre : c’est un objet sociotechnique dans le sens fort du terme, et il n’est pas perçu, ni compris, ni vécu de la même manière par tous les usagers.
Ces perceptions, portées par des représentations sociales, peuvent être regroupées en cinq grandes catégories. Une analyse des discours rencontrés sur Internet et repris de quelques réunions anti-Linky font apparaître au moins cinq grandes catégories d’arguments :
• Linky comme outil de gestion de l’énergie ; c’est la représentation la plus proche des objectifs initiaux ; cette fonction de gestion est directement associée à la production, manipulation et accession aux données énergétiques ; essentiellement ces données permettraient au consommateur de changer ses comportements, afin de réduire ou de reporter ses consommations (par exemple, hors périodes de pointe) ;
• Linky comme outil-espion installé à domicile par – et le plus souvent appartenant à – de grands groupes industriels avides de big data, dont certains acteurs se méfient et contre lesquels ils mobilisent souvent un argumentaire anticapitaliste ;
• Proche du précédent, le Linky big brother, avec les menaces pesant sur la connaissance de la vie privée, à travers les données de consommation, voire à travers une prise de commande externe de cette consommation ; Linky est alors rejeté pour des raisons idéologiques, politiques et de perception d’une intrusion dans la sphère des libertés individuelles ;
• Linky comme équipement producteur d’ondes électromagnétiques dans la sphère domestique, ces ondes étant elles-mêmes sujettes à des représentations controversées, mais en tous cas génératrices de craintes d’une menace sur la santé ;
• Enfin, Linky comme un outil dont l’intérêt et les fonctions sont discutées parce que non évidentes, ou perçues avec une méfiance qui semble justifiée par le caractère somme toute simple et robuste des technologies antérieures (l’introduction du « compteur bleu heures pleines-heures creuses », lointain ancêtre de Linky, remonte à 1963).
On notera que seule la première représentation peut mener à une « activation » des comportements allant dans le sens de la transition énergétique. On notera aussi que lors des expérimentations réalisées, les utilisateurs volontaires de Linky se sont en général déclarés satisfaits. Mais les quatre autres renvoient clairement à l’argumentaire des opposants à Linky .
Au-delà des mythes ?
Selon les représentations des acteurs, Linky est donc soit un nouvel objet inutile renforçant l’emprise des groupes industriels et le contrôle social par le big data, soit au contraire un élément central des nouveaux systèmes énergétiques et de la ville intelligente. C’est en tous cas un objet social traversé par des représentations et des intérêts, multiples et contradictoires. Il émerge aujourd’hui comme un enjeu social et politique nouveau, dont l’issue exacte n’est pas encore déterminée.
Les réseaux intelligents peuvent permettre aux consommateurs d’être mieux informés sur leur consommation d’électricité et de mieux la maîtriser en faisant des économies ou a minima en déplaçant leur consommation vers les heures creuses.
Mais il est probable que le paradigme du consommateur actif ne concernera qu’une petite partie de la population. Pour ceux qui ne pourront ou ne souhaiteront pas y entrer – sans doute la majorité – on peut penser que les opérateurs proposeront rapidement des contrats adaptés et permettant une automatisation de la flexibilisation et de l’optimisation des consommations. S’il y a une révolution Linky, il a de fortes chances pour qu’elle se fasse le plus souvent sur le mode de la transparence pour le consommateur.
En tous cas, et même si l’on doit attendre beaucoup des changements de comportement vers une plus grande sobriété énergétique, la gestion technique optimisée des équilibres de l’offre et de la demande dans les nouveaux systèmes électriques demeurera l’une des conditions d’une transition énergétique réussie.
Patrick Criqui, Directeur de recherche au CNRS, Université Grenoble Alpes et Stéphane La Branche, Sociologue, chercheur enseignant associé Pacte, coordonnateur de la chaire « planète énergie climat », Sciences Po Grenoble
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.