Isabelle Chaboud, Grenoble École de Management (GEM)
L’ascension fulgurante des fintech
Tout d’abord, rappelons ce qu’est une fintech. Pour France Fintech, l’association française crée en juin 2015 et qui représente et fédère plus de 60 entreprises du secteur ce sont
des entreprises utilisant des modèles opérationnels, technologiques ou économiques innovants et disruptifs visant à traiter des problématiques existantes ou émergentes de l’industrie des services financiers
Les fintech, à l’origine de petites start-up parfois relativement confidentielles révolutionnent la façon dont les utilisateurs paient, placent, empruntent, protègent leur argent et se développent à présent à très grande vitesse. Elles ont créé un véritable écosystème autour d’elles. Non seulement elles attirent des investissements de plus en plus conséquents et dans la plupart des grands pays industrialisés, mais elles créent des emplois et recrutent.
D’après Chris Skinner dans « Fintech by the numbers », les investissements dans les fintech ont quasi triplé chaque année depuis 2013 passant de 4 milliards de dollars en 2013 à 12 milliards de dollars en 2014 et à 30 milliards de dollars en 2015. Pour ne citer que quelques chiffres clés, il rappelle que depuis 2010 les investissements dans les fintech représentent 49,7 milliards de dollars à l’échelle mondiale dont 32 milliards de dollars aux États-Unis, 5 milliards de dollars au Royaume-Uni, 4,4 milliards de dollars en Europe, 3,5 milliards de dollars en Chine et 2,3 milliards de dollars en Inde.
Une présence anglo-saxonne encore dominante
Même si ces chiffres montrent que les fintech se développent en Europe, en Chine et en Inde, les États-Unis et le Royaume-Uni conservent une longueur d’avance. Toujours selon Chris Skinner, dans les 30 milliards de dollars investis en 2015, l’essentiel a été réalisé géographiquement dans la Silicon Valley et pour environ un tiers sur les activités de paiement. Dans un article publié par Crowdfund Insider
Harriet Baldwin, Secrétaire d’État déléguée au Treasury, indique que le Royaume-Uni serait la capitale du monde en matière de fintech :
le secteur a évolué depuis ses racines disruptives vers une véritable industrie pour générer 6,6 milliards de livres sterling de chiffre d’affaires en 2015 et emploie à présent environ 61 000 personnes.
Pourquoi le Royaume-Uni est-il si bien placé ? Tout simplement parce que le Royaume-Uni a su créer un environnement propice au développement des fintech. Quatre facteurs clés semblent être réunis :
- les élus politiques encouragent fortement le développement de l’entrepreunariat ;
- les régulateurs notamment la FCA (Financial Conduct Authority), régulateur des marchés financiers et autres autorités ont adopté dès le début une stratégie claire ;
- l’accès aux financements est facile ;
- le Royaume-Uni continue à attirer et à retenir les talents. En effet, Londres demeure la première place financière au monde.
La France affiche un vrai potentiel
Selon Anaïs Raoux, Déléguée générale de France Fintech, la France dispose d’un vrai potentiel en matière d’innovations, « plus de 60 fintech ont déjà adhéré à l’association France Fintech et il existe plus de 100 fintech prometteuses dans l’hexagone ».
D’après une étude que l’association a menée en partenariat avec Deloitte :
Ces services financiers innovants sont encore sous-utilisés par les Français, en partie parce qu’ils sont mal connus. Le service le plus utilisé ne compte encore que 9 % d’utilisateurs mais les produits les plus plébiscités attireraient jusqu’à 45 % des Français.
De plus, comme indiqué dans le premier communiqué de Presse de l’association en juin 2015, le secteur fintech français comprend
un tissu déjà dense de jeunes entreprises couvrant l’intégralité du spectre des services financiers : banque, assurance, investissement, gestion, gestion d’actifs, paiements, conseil, etc.
A titre d’exemple, Mourtaza Asad-Syed a lancé Yomoni avec Laurent Girard début 2015, une start-up spécialisée dans la gestion d’actifs. L’objectif de cette fintech est d’offrir une gestion d’actifs en ligne avec des frais de gestion réduits, facile, sur mesure, transparente proposée par une équipe d’experts et basée sur un profil de risque adapté. La start-up opère dans la catégorie des robo adviser (robot-conseiller), c’est-à-dire où les conseils sont basés sur des algorithmes et sur l’étude de big data.
Yomoni, dont les co-fondateurs ont acquis une expérience en banque traditionnelle, a obtenu en août 2015 l’agrément de Société de Gestion auprès de l’AMF (Autorité des Marchés Financiers). Pour Mourtaza Asad-Syed, président de Yomoni :
l’obtention de cet agrément était crucial et crée un avantage compétitif certain. Il est fondamental pour nos clients de savoir qui gère l’argent, qui sera responsable en cas de problème et que nous sommes dans une relation de long-terme et non pas sur la vente d’un produit. Pour l’instant Yomoni est le seul acteur digital présent en France qui ait obtenu le statut de Société de gestion délivré par l’AMF.
De ce fait, le co-fondateur estime que la concurrence potentielle ne viendrait pas de France, mais de l’étranger, Allemagne ou Royaume-Uni où les initiatives fintech de grande envergure sont nombreuses qui pourraient s’intéresser au marché français. Il évoque par exemple la vitesse de développement d’un nouvel acteur dans le domaine du compte courant : Number 26, une start-up allemande qui permet d’ouvrir en moins de 20 minutes un compte en ligne sur smartphone. Plus besoin de se déplacer, il suffit d’une adresse e-mail, d’un mot de passe et de son passeport. Tout le processus est dès lors géré par visioconférence. L’application est désormais accessible aux résidents français. Elle est pour l’instant disponible en anglais, mais devrait être traduite courant 2016 en français. Résultat : Number 26 a ouvert 100 000 comptes sur les douze derniers mois en Europe !
Les banques face aux fintech
L’arrivée des fintech sur des marchés autrefois réservés aux banques en situation de monopole ou d’oligopole induit des changements profonds au sein des banques traditionnelles. Ces dernières sont contraintes à se transformer pour faire face à ces nouveaux entrants plus centrés sur les clients et qui plus est, proposent des services à des conditions financières alléchantes : virements ou échange de devises sans frais, commissions réduites sur les placements…
Les banques ont dès lors commencé à observer ces nouvelles start-up en mettant en place des dispositifs de veille. Après cette phase d’observation, plusieurs stratégies peuvent être envisagées (une seule ou plusieurs simultanément) : introduire plus d’innovation au sein de leurs services, établir un partenariat avec des fintech, devenir un incubateur de fintech, investir dans une start-up fintech, racheter une ou des fintech. La Société Générale a initié un partenariat avec Player, un incubateur d’innovation collective à Paris. Crédit Mutuel Arkéa s’est d’abord associé à France Fintech dès sa création pour mieux comprendre et analyser ce nouvel écosystème et a ensuite investi dans plusieurs start-up dont Yomoni mentionnée plus haut ainsi que dans Younited Credit et dans Linxo.
Pour Sebastien Delautre, Global Deputy COO ITEC à la Société Générale :
L’arrivée des fintech et la forte capacité des GAFA à pénétrer de nouveaux marchés, a poussé les banques à entreprendre une transformation numérique afin de toujours mieux répondre aux besoins de leurs clients. Dans un contexte de marges réduites sur certains produits/services, nous devons être capables de délivrer toujours plus de valeur, dans les meilleurs délais et cela tout en réduisant nos coûts. Et c’est ce que nous faisons à la Société Générale en adaptant notre modèle avec la mise en œuvre du « continuous delivery » et de l’agilité, tout en utilisant les technologies telles que le cloud, le SOA (« service oriented architecture ») ou l’UX (« user experience »).
Les fintech sont certes des concurrents, mais c’est aussi une source d’inspiration mutuelle.
Peut-on dire que les temps sont durs pour les banques ? D’après Sébastien Delautre :
Oui, si les banques n’évoluent pas, mais la Société Générale a initié sa transformation depuis 2015 notamment avec la digitalisation des services qui l’amène à recruter des experts en cloud, data science, UX… bref nous recherchons les mêmes profils que les fintech.
Alors quand on lui demande s’il serait possible que les banques acquièrent toutes les fintech ? Il répond que « l’absence de concurrence n’est pas une bonne chose et qu’il n’y croit pas ».
Les fintech partagent également ce point de vue. Pour Philippe de Passorio, managing director de Adyen France, il y a aussi une différence culturelle forte, les fintech évoluent avec un flat management alors que les banques sont encore très hiérarchisées et les processus demeurent lourds.
Pour Mourtaza Asad-Syed :
Les banques et les fintech sont potentiellement complémentaires. Au même titre que l’on trouve deux modèles économiques différents dans le secteur de la santé avec les grands groupes pharmaceutiques d’un côté et les biotech d’un autre. Il arrive que les grands groupes pharmaceutiques fassent l’acquisition de biotech pour intégrer leurs innovations.
Par contre, la question de la concentration des fintech à terme est une question importante. Qui seront les fintech encore présentes dans cinq ans ? Selon Mourtaza Asad-Syed :
Les fintech sont capables de réagir beaucoup plus vite que les banques et capables de réduire leurs coûts, pour proposer des tarifs bas sans pour autant fournir un service bas de gamme mais elles doivent tout de même atteindre une taille critique, et il y aura malheureusement peu d’élus.
De start-up à licorne
Certaines start-up croissent rapidement et grâce à des levées de fonds de plusieurs centaines de millions sont valorisées plus d’un milliard de dollars, on parle alors de « licorne ». Mais attention, ne nous faisons pas d’illusions trop vite, selon Aileen Lee, spécialiste du capital-risque, « moins de 0,1 % des entreprises dans lesquelles investissaient les fonds de capital-risque atteignaient des valorisations supérieures à 1 milliard de dollars ». C’est elle qui a inventé l’expression licorne, estimant que le terme était vendeur pour décrire ces pépites. Et selon CB Insights, il y en aurait actuellement 160 dans le monde.
Adyen, la société hollandaise qui opère dans le paiement en ligne et sur lieu de vente fait partie du club des « licornes ». Selon Fortune, Adyen est valorisée 2,3 milliards de dollars. Elle compte parmi ses clients des sociétés comme Uber, Spotify, Facebook, BlaBlaCar… et est en concurrence directe avec Braintree et Stripe. Philippe de Passorio, managing director d’Adyen France explique :
Le groupe a réalisé un chiffre d’affaires de 350 millions de dollars en 2015, a dégagé un résultat de 45 millions de dollars et affiche un cash-flow positif depuis 2011. Il a processé pour 50 milliards de dollars de transactions en 2015 et prévoit d’atteindre les 110 milliards de dollars en 2016. Adyen fait concurrence aux banques sur l’activité paiement pour laquelle il dispose de licences bancaires dans de nombreux pays (Europe, US…) et attend de nouvelles licences pour Hong Kong, Australie, Brésil et le Canada.
Il revient toutefois sur un point intéressant, celui de la valorisation de Adyen sachant que le groupe a processé pour 50 milliards de dollars de transactions en 2015, la fintech européenne n’est valorisée que 2,3 milliards de dollars alors que son principal concurrent américain, Stripe est valorisé à 5 milliards de dollars comme le mentionne Fortune et que selon les sources provenant de l’industrie, seuls 20 milliards de dollars auraient été processés sur cette période par Stripe. Autrement dit, Adyen traiterait un volume de paiement plus de deux fois plus important et serait valorisé moitié moins que Stripe.
Cela veut-il dire que les fintech européennes sont sous-valorisées par rapport à leurs homologues américaines ou que les fintech américaines sont sur-valorisées ?
En tous cas, les fondamentaux du groupe hollandais sont solides et le groupe ne cesse de grossir : une belle illustration de réussite européenne !
Avec près de 50 milliards de dollars investis dans les fintech dans le monde depuis 2010 et au travers d’exemples mentionnés en Europe, au Royaume-Uni et aux États-Unis avec Yomoni, Adyen, Stripe… les fintech ne sont donc plus un fantasme, mais bien une réalité. Ces start-up gagnent clairement du terrain et opèrent sur des marchés autrefois réservés aux banques traditionnelles. Elles bouleversent un secteur plutôt oligopolistique qui doit à présent faire face à ces jeunes structures agiles, centrées sur la demande client et la transparence des tarifs et des services.
Néanmoins les fintech auront aussi plusieurs défis à relever, celui de s’assurer dans la durée et avec l’augmentation du nombre de clients de la conformité aux règles bancaires qui leur sont applicables, d’intégrer les nouvelles réglementations à venir et surtout de franchir des seuils critiques. Même si les fintech sont capables de couper les coûts, sans équilibre financier à moyen terme, un certain nombre de fintech pourraient disparaître ou être absorbées par de plus grosses sociétés.
En attendant, le secteur embauche et crée des emplois, une transformation digitale a aussi été initiée dans les principales banques à l’instar des mesures entreprises à la Société Générale. Concurrents ou moteurs d’innovations pour les banques ? En tous cas banques et fintech reconnaissent qu’elles recherchent actuellement des profils similaires : des jeunes aimant le travail en équipe, avec un esprit entrepreneur, experts dans leurs domaines et bénéficiant d’un excellent réseau et surtout prêts à s’investir sans compter !
Isabelle Chaboud, Professeur d’analyse financière, d’audit et de risk management, Grenoble École de Management (GEM)
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.