Salvatore Cantale, IMD Business School et Ivy Buche, IMD Business School
Tencent, le géant chinois des technologies a récemment détrôné son rival américain Facebook pour devenir la société la plus cotée au monde dans le domaine des réseaux sociaux, avec une capitalisation boursière de 540 milliards de dollars (USD). Et ce, alors même qu’il est assis sur une mine d’or publicitaire encore inexploitée. En effet, seul 18 % des recettes totales de Tencent pour l’exercice financier 2016 provenaient de la publicité en ligne. En comparaison, la publicité représente 98 % des recettes totales de l’Américain Facebook. Pourquoi la société Tencent n’a-t-elle encore pas exploité pleinement son potentiel publicitaire ?
Pour répondre à cette question, il est nécessaire de comprendre la stratégie de monétisation de Tencent et sa philosophie en matière d’expérience utilisateur. Afin d’y parvenir, il nous faut remonter aux débuts de la société.
Une application devenue indispensable
Co-fondée en 1998 par Ma Huateng (plus connu sous le nom de Pony Ma) et quatre amis, Tencent lance son premier produit en 1999 : un service de messagerie instantanée gratuit sur PC appelé OICQ (rebaptisé ultérieurement QQ). Le service a rassemblé un million d’utilisateurs la première année, mais la société n’était toujours pas rentable. Ce n’est qu’en 2001, après le lancement de la plateforme de messagerie Mobile QQ pour téléphones mobiles, que Tencent a enregistré ses premiers bénéfices : 1,2 million USD sur des ventes de 5,9 millions USD. Trois ans plus tard, Tencent était cotée à la Bourse de Hong Kong.
En 2005, la société lance Qzone, un service de réseau social multimédia. Grâce à la décision de Pony Ma d’ouvrir Qzone aux applications de développeurs tiers en 2010, Qzone devient la plus grande plateforme sociale en Chine, avec 492 millions d’utilisateurs actifs.
Tirant parti de l’importance croissante du téléphone mobile, WeChat voit le jour en 2011. Depuis lors, Tencent a ajouté à WeChat des comptes officiels, des services de paiement, un « game center » et même une application de chat de bureau. WeChat est devenue un élément central de la vie chinoise moderne.
Les investisseurs ont récompensé Tencent pour sa croissance remarquable. Sa capitalisation boursière a suivi un taux de croissance annuel composé de 40 % pour la période 2011-2016 et la société est entrée dans la ligue des dix plus grosses entreprises cotées au monde en avril 2017.
Un modèle contre-intuitif
La stratégie de monétisation de Tencent s’est jusqu’à présent avérée contre-intuitive en regard du modèle d’affaires traditionnel selon lequel les sociétés créent d’abord un produit ou un service, puis se mettent en quête de clients. Ici, en revanche, Tencent a commencé par créer une plateforme de distribution et développer sa portée avant de passer à la monétisation de ses différentes applications.
Depuis le début de la décennie 2010, les services à valeur ajoutée constituent la plus grande source de revenus de Tencent. Il s’agit notamment des jeux pour smartphones et PC, mais aussi des réseaux sociaux (abonnements à des contenus numériques, adhésions et ventes de biens virtuels), qui représentent plus de 70 % de ses recettes totales. Le reste provient des publicités en ligne et du commerce électronique.
Le jeu vidéo comme moteur
Le jeu est donc devenu la principale source de revenus de Tencent. D’ici 2020, les mobiles devraient l’emporter sur l’ensemble des plateformes traditionnelles de jeux vidéo (comme la console et le PC) et Tencent a pris la tête de la course. Depuis le début du jeu en ligne, la société a minutieusement travaillé au renforcement de sa position de plus grand développeur et opérateur de jeux en ligne pour ordinateur de bureau.
La société s’est tournée vers le jeu mobile en 2013 à travers le lancement de centres de jeux dans Mobile QQ et WeChat, créant ainsi une importante base d’utilisateurs de jeux mobiles. Au cours des dernières années, elle s’est concentrée sur le marché mondial des jeux en achetant des participations ou en réalisant de grandes acquisitions de sociétés de jeu étrangères, devenant ainsi la plus grande société de jeux en ligne au monde avec 13 % de parts de marché. Ses revenus issus du jeu ont franchi la barre des 10 milliards de dollars au cours de l’exercice 2016.
Au milieu de l’année 2017, lorsque le gouvernement chinois l’accuse de créer de l’addiction avec son jeu mobile Honour of Kings, le plus populaire de l’histoire de la Chine, Tencent limite le temps de jeu des jeunes utilisateurs à la maison. Mais parallèlement, il introduit le jeu sur les marchés occidentaux, lançant Honour of Kings en Europe, en Amérique du Nord et en Amérique du Sud sous un nouveau nom : Arena of Valor. De toute évidence, le monde est le terrain de jeu de Tencent pour l’industrie du jeu en ligne.
Une approche prudente
Dans ce contexte, il n’est peut-être pas si surprenant que Tencent n’ait pas encore éprouvé la nécessité d’exploiter le potentiel publicitaire de WeChat : elle a bien d’autres sources de revenus rentables sur lesquelles veiller. Cela dit, depuis 2013 les revenus issus de la publicité ont augmenté de plus 50 % d’année en année, pour atteindre 18 % des recettes totales en 2016. Cette source de revenus prend donc une importance certaine.
Mi-2014, Tencent a lancé les publicités pour ses comptes officiels WeChat (utilisés par les marques pour interagir avec leurs clients), ainsi que pour WeChat Moments (son application de partage de photos), début 2015. En 2017, la société a affirmé qu’elle était capable de créer « un écosystème de publicité tout entier », en fournissant la technologie, les données, le contenu, les médias, etc.
Elle a malgré tout soigneusement contrôlé le nombre de publicités apparaissant dans les flux pour éviter qu’elles ne nuisent à l’expérience utilisateur. Par exemple, WeChat a limité les publicités natives s’affichant dans le flux d’un utilisateur de WeChat Moments à une par jour. La société démontre ainsi qu’elle a pleinement conscience des difficultés que soulève la mise en équilibre de ses efforts de monétisation avec la tolérance de sa base d’utilisateurs à l’égard des publicités.
D’après les informations de fin 2017, Tencent ne semble pas opter pour une approche publicitaire plus offensive, préférant d’abord cerner ses utilisateurs pour mieux les cibler, afin qu’ils soient plus susceptibles de cliquer sur les publicités. Ce positionnement pourrait faire de la publicité ciblée, qui utilise les données comportementales, le moteur de croissance de Tencent dans les années à venir. Pour ce qui est de la mine d’or, Tencent commence seulement à gratter la surface de son potentiel…
Salvatore Cantale, Professor of Finance, IMD Business School et Ivy Buche, Business Transformation Project Manager, IMD Business School
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.