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Les mooks ou le journalisme réinventé

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Les mooks sont partout.
Rémi Malingrëy

Audrey Alvès, Université de Lorraine et Marieke Stein, Université de Lorraine

Revue XXI, Feuilleton, France Culture Papiers, La Revue Dessinée

Ces objets hybrides, à mi-chemin entre le magazine et le livre, sont apparus depuis moins de dix ans sur les étals de nos libraires, et depuis, ces publications ne cessent de foisonner. On les appelle des mooks, et ils reflètent une tendance nouvelle du journalisme. Un livre intitulé Les mooks, espaces de renouveau du journalisme littéraire, vient de paraître chez L’Harmattan. Pour la première fois, un ouvrage décrypte ce phénomène éditorial.

Le dernier numéro de la revue XXI.
Revue XXI

2008 : les mooks attaquent

Vers la fin des années 2000 apparaissent dans nos librairies de nouveaux objets éditoriaux, qui surprennent par leur format, leur graphisme avant-gardiste et leurs titres déroutants, parfois mystérieux (Charles, 24h01, We Demain), parfois graphiques (Di6dent), parfois ludiques (Le Majeur/Badabing, Happinez)…

Que sont ces objets ? Des livres ? Des magazines ? Un peu des deux. Du livre, ils ont le volume (environ 200 pages), le prix (autour de 20 euros), la diffusion en librairie, et une écriture (verbale ou graphique) qui prend son temps et se décline sous des formes variées, volontiers empruntées à la littérature : portraits, récits, carnets, nouvelles, portfolios, journaux de voyage, traductions… Du magazine, ils ont la périodicité, le rubriquage, l’information, mais une information décalée, qui choisit ses sujets aux marges de l’actualité généralement traitée par la presse. « La France des bénévoles » (XXI), « Le portrait d’un petit américain de 10 ans » (Feuilleton), « L’Afrique en face » (6Mois)… Autant de sujets choisis aux lisières du flux informationnel, souvent traités avec un point de vue singulier et un recours important à l’image. Cette originalité séduit, soutenue par une qualité esthétique et une richesse graphique qui vont vite entrer dans la définition même du genre.

Le mook, entre « magazine » et « book »

Ces revues-livres peinent d’abord à trouver un nom, tant il est difficile de leur attribuer une étiquette. Après le mot « magbook », hasardé dans quelques quotidiens en 2008, c’est le terme « mook » qui s’impose pour désigner ces nouveaux objets. Le mot est une trouvaille d’Henry Dougier, directeur des éditions Autrement qui, en janvier 2008, avait lancé une collection thématique intitulée « le Mook, le livre magazine de ceux qui désirent le monde autrement ». Le terme est porteur et séduit la presse, même si certains rédacteurs en chef, journalistes ou contributeurs préfèrent éviter la tonalité commerciale du terme en proposant d’autres désignations : « Trimestriel de reportage », par exemple, comme le suggère en 2008 Christophe Ayad dans Libération, ou tout simplement « revue » ou « revue-livre ».

Mook, revue ou revue-livre, peu importe : très vite, le public accroche. La parution du premier numéro de XXI, création du duo Beccaria/Saint-Exupéry, apparaît comme un événement, salué par la presse et plébiscité par les lecteurs. Selon les numéros, entre 45 000 et 65 000 exemplaires sont vendus. Rapidement, cette pionnière fait des émules, les rayonnages s’enrichissent, s’étendent : Muze paraît en 2010, puis Feuilleton, Schnock, 6Mois, Long Cours, Desports… Au total, une trentaine de titres voit le jour en quelques années, avec des thématiques aussi variées que les profils de leurs lecteurs : revues dédiées à des traductions d’articles internationaux (Feuilleton), à la gastronomie (180°), au fait divers (Crimes et Châtiments), au monde arabe (Rukh), revue pour les enfants (Bonbek), pour les 14-25 ans (Pulp, autoproclamée « revue curieuse impertinente, décalée ») ou pour les « vieux de 27 à 87 ans » (Schnock)…

Un journalisme réac ?

Dans une société médiatique dominée par l’instantané, le bref, le gratuit, comment expliquer le succès des mooks ? Quelle est leur « recette » ? L’offre est si variée, si foisonnante, qu’on peine à décrire un modèle éditorial unique. Quelques points communs se dégagent cependant : d’abord, l’intérêt porté à la matérialité de l’objet, à son esthétique, à la modernité du graphisme. Ensuite, un projet éditorial qui prend ses distances avec la course à l’actualité, et qui laisse à ses auteurs (journalistes et écrivains) le plaisir du récit, le temps de la réflexion et l’espace de l’enquête au long cours. Enfin, un modèle économique qui, au nom de l’indépendance éditoriale, se passe de publicité ou presque.

Et surtout, les mooks se présentent tous comme « en réaction » : réaction à un journalisme de l’information brève, accélérée, sèche et objective. Car aujourd’hui le journalisme s’est profondément transformé par l’accélération de l’information, par la fragmentation de l’écriture et par l’essoufflement de la presse papier, sous la concurrence notamment du numérique. Contre ces tendances, les nouvelles revues témoignent d’une volonté de renouer en profondeur avec l’événement, de proposer un traitement différencié de l’information, en partant du constat que le journalisme traditionnel, par ses contraintes, ne permet plus l’approfondissement et reste insuffisant à dire la réalité du monde.

Confronté à cette évolution, que devient le journaliste ? Un « journaliste d’écran » (selon l’expression employée dans le manifeste de XXI) condamné à reproduire sèchement des contenus… Face à cette perte de sens du métier, certains professionnels du journalisme ont cherché des alternatives, des articulations performantes entre écriture informative et écriture artistique. Ce sont les mooks, qui entendent « diffuser un journalisme d’auteur » (site Internet de 24h01), et qui promeuvent un retour du journaliste sur le terrain, et une vraie liberté de porter sur les choses un regard et une plume libérés, voire décalés. Les contributeurs des mooks sont d’ailleurs souvent des journalistes, séduits par ces nouveaux supports à travers lesquels ils envisagent la possibilité d’une reconversion et le moyen de renouer avec un journalisme plus littéraire.

Héritages et filiations

Et si ces mooks n’étaient pas si neufs que ça ? La simple désignation « revue » rappelle déjà les grandes revues intellectuelles des XIXe et XXe siècles – comme La Revue des deux-Mondes, Esprit ou Temps modernes – références qui donnent cependant au terme une connotation un peu trop cérébrale. Le phénomène mooks s’inscrit également dans la tradition du grand reportage à la française : ces revues ne sont pas sans rappeler le roman feuilletoniste et le modèle des écrivains-journalistes du XIXe siècle. Devant ces beaux objets, on ne peut s’empêcher de penser aussi aux revues anglo-saxonnes qui existent depuis longtemps : Granta, le magazine trimestriel du journalisme de récit ; The New Yorker, le célèbre magazine américain qui mêle BD, poésie et fictions… Des ancêtres de XXI ? La filiation semble aller de soi.

Sur le site de la Revue des deux Mondes.
Revue des deux Mondes

Les fondateurs et contributeurs des mooks se réclament d’ailleurs davantage de ce journalisme américain, le new journalism né aux États-Unis dans les années 60, prônant un journalisme qui se lit comme de la fiction et dont les fervents représentants ne sont pas moins que Truman Capote ou Norman Mailer. D’autres résurgences en France de certaines tendances viennent en toile de fond du phénomène mooks : le gonzo journalism d’abord, qu’on trouve davantage dans l’édition, axé sur une subjectivité extrême. Dans ce type d’enquêtes « prises sur le fait », le journaliste est le protagoniste de son reportage : on parle de journalisme immergé. Le journalisme des « infiltrés » retrouve aujourd’hui ses adeptes. Les mooks tissent encore des liens avec le slow journalism, tendance qui fait écho au concept de slow media, prêchant une utilisation raisonnée des médias, pointant notre consommation permanente d’information, et désignant le droit à la lenteur pour la presse écrite.

Hunter S. Thompson, l’inventeur du « gonzo journalism ».
Gustavo Medde, CC BY

Un marché de niche, un modèle économique souvent fragile

Mais comment ces revues, coûteuses et élaborées, peuvent-elles subsister et proliférer sans recette publicitaire ? Certains mooks atteignent voire dépassent leur équilibre financier, grâce à leurs ventes et, surtout, aux abonnements, encouragés. C’est le cas de la Revue XXI (qui dépasse toujours les 20 000 exemplaires, son seuil de rentabilité), de France Culture Papiers (35 000 exemplaires), ou encore de Feuilleton, stabilisée autour de 10 000 exemplaires. Mais ces titres ont la particularité d’être adossés à des structures éditoriales déjà existantes, et solides, comme France Culture Papiers, qui dépend de la radio éponyme.

Beaucoup d’autres titres sont économiquement plus fragiles, et peinent à s’approcher du seuil de rentabilité. Certains disparaissent rapidement, à l’instar de Gibraltar, revue dédiée au monde méditerranéen, devenue semestrielle pour réduire ses coûts. D’autres projets réussissent leur lancement grâce à des campagnes de souscription, à l’exemple du mook espagnol Orsaï, ou du belge 24h01. Des situations très diverses, donc, avec des modèles économiques souvent précaires, où le dévouement de rédactions réduites mais passionnées permet tant bien que mal la survie du titre.

Quel est l’avenir de ces revues ? Le risque est grand de voir les mooks se réduire à la duplication un peu artificielle d’un même modèle, et de contribuer à dessiner un journalisme à deux vitesses en restant destiné à un public aisé. En définitive, le mook reste un marché de niche, contraint à de continuelles innovations pour attirer le regard de lecteurs avides d’originalité, de textes décalés et d’illustrations ultra-modernes. Les mooks se doivent d’évoluer, de se renouveler, de se recréer sans cesse. Les derniers-nés sont donc toujours plus hybrides et plus inclassables, comme le futur Ebdo, hebdomadaire papier et sans publicité dont le premier numéro est prévu pour janvier 2018 ; ou comme Le 1, d’Eric Fottorino, qui consiste en une seule page à déplier où, « pour chaque thème, le fond et la forme se réinventent et ne font qu’1. »

The ConversationCes tendances renouvelées ou ressuscitées confirment que XXI a ouvert la voie à des objets multiples, protéiformes, qui inventent sans cesse de nouveaux formats, de nouvelles temporalités, de nouvelles écritures, et constituent ainsi un espace de renouveau pour le journalisme littéraire.

Audrey Alvès, Maître de conférences en sciences de l’information et de la communication, CREM, Université de Lorraine et Marieke Stein, Maître de conférences en sciences de l’information et de la communication, Université de Lorraine

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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