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Joseph le scribe, un inconnu au temps de Jésus

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Wadi Murabbaʽât.
Wikipedia

Michaël Girardin, Université de Lorraine

Les manuscrits de la mer Morte ont inspiré de multiples fantasmes. Pourtant, si nous sommes nombreux à avoir entendu parler de Qumrân, les grottes du wadi Murabbaʽât ou du Naḥal Ḥever sont beaucoup moins connues. J’aimerais m’intéresser ici à une seule ligne d’un fragment de parchemin découvert en 1951 dans une grotte du wadi Murabbaʽât.

Un document lacunaire

Voici le parchemin nommé Mur 103. Il fait partie d’une archive datée de manière assez imprécise de la fin du Ier siècle ou du début du IIe siècle de notre ère, et il est écrit en grec. Il est sans doute arrivé dans cette grotte durant la révolte de Simon Bar Kokhba, entre 132 et 135, la dernière révolte juive qui s’achève par la suppression de la Judée et la création de la province romaine de Syrie-Palestine.

Mur 103. Shai Halevi, Israel Antiquities Authority, 2013.

Sur l’image suivante, j’ai pris la liberté de faire apparaître d’abord le texte de la première ligne tel qu’il est écrit, en cursif, c’est-à-dire avec une aisance certaine ; ensuite de repasser en couleur vive les lettres, enfin de réécrire en caractères d’imprimerie. Le texte, traduit, est à première vue assez décevant : on ne trouve que le nom de « Joseph le scribe » sur un document qui a des chances d’être fiscal.

Décevant ? Pas si sûr. Comment un historien peut-il exploiter une donnée aussi maigre ?

Les subtilités de la langue

La première surprise vient de la langue. « Joseph » est un nom typiquement juif ; il se prononce en fait « Yosseph ». Ici, l’auteur écrivait en grec et il fallait donc transcrire ces sonorités dans un autre alphabet. Il a opté pour « Iôsêp », ce qui est surprenant : pourquoi écrire « p » à la fin plutôt que la lettre « ph » en grec ? C’est parce que dans l’alphabet carré hébreu et araméen, « p » et « ph » sont une même lettre. Petit indice, donc : notre auteur semble coutumier de l’alphabet araméen.

La surprise continue au mot suivant : « hasôphêr » en grec, cela n’existe pas. Pour comprendre ce mot, il faut nécessairement revenir à l’araméen : « ha-sopher » signifie « le scribe ». Qu’en déduire ? Que notre Joseph, de même que l’auteur du parchemin, était aramophone. Pourquoi le document est-il écrit en grec ? Parce qu’à l’époque romaine, la puissance étrangère parle latin et la population araméen ; le grec sert de langue internationale, de langue de contact. Ce document est donc issu de l’administration locale. Écrit par un Juif, il est un exemple de la paperasserie impériale, ce n’est pas un document privé. C’est la langue professionnelle de l’auteur du manuscrit, mais pas la langue qu’il utilise au quotidien. Il ne sait même pas que « scribe » en grec se dit « grammateus » (alors que les évangélistes connaissaient bien ce mot). Un autre document de cette archive fait une erreur semblable, désignant « un certain Simon » par « phalônei Simôn », transcription de l’araméen « phalony », au lieu du grec « deina Simôn ». Donc notre scribe parle araméen.

Les subtilités du nom

La deuxième surprise vient de la désignation de Joseph. Dans cette archive, j’ai identifié 91 noms. 70 environ sont juifs, et bien sûr « Joseph » est le plus représenté (8 fois), juste avant Jésus (7 fois), Simon (6 fois), etc. Parfois, ces hommes sont nommés « un certain Simon » ou « un certain Judas », indices que l’auteur du parchemin ne les connaît pas, ou encore « Giora », c’est-à-dire « converti » : visiblement, son nom importe peu, il est en quelque sorte exclu de la communauté. D’autres sont seulement désignés par leur nom, comme si, au contraire, ils étaient parfaitement identifiables pour l’auteur du parchemin. D’autres encore sont nommés selon leur origine : Joseph l’Égyptien, Hellelos le Cyrénien… mais certains de ces « étrangers » viennent pourtant de Judée, comme Simon de Neronias (nom de la ville de Césarée de Philippe au temps de l’empereur Néron, vers 60), ou un autre dont le nom est illisible et provenant « de Gézer ». Dans ce milieu, l’étranger ne vient pas forcément de très loin, c’est seulement celui que l’auteur du parchemin ne connaît pas, l’étranger au village. La géographie mentale de ce milieu semble donc assez restreinte, (comme au Moyen-Âge).

Scribe accroupi de Saqquara, Louvre.
Wikicommons

Au milieu de ces différents personnages, notre Joseph le scribe surprend, parce qu’il est le seul à être défini par sa fonction. Qu’en déduire ? Deux possibilités : soit, passant devant l’administration, il s’est lui-même présenté en araméen (« Yosseph ha-sopher ») et l’auteur a transcrit phonétiquement cela en grec ; soit c’est l’auteur qui le connaissait sous ce nom. Dans les deux cas, cela signifie que Joseph était une figure notable dans sa communauté. Le statut de scribe était prestigieux dans toute l’Antiquité, souvent attaché à la connaissance de la Torah chez les Juifs. Dans ce milieu, savoir écrire était source de pouvoir. Parmi les 91 personnages dont le nom est parvenu jusqu’à nous à Murabbaʽât, il est le seul à être identifié par son statut social. On a donc affaire à quelqu’un d’important dans son village (ou qui se considère comme tel).

Que déduire d’un nom ?


The Conversation

On se dira peut-être que tout cela est bien insignifiant. Il n’empêche que l’étude de cette série de 91 noms permet de capturer certaines caractéristiques d’un milieu semi-rural en Judée romaine, quelque part entre la destruction du temple en 70 et la révolte de 132-135. Au temps de Jésus, la Judée est essentiellement rurale et malheureusement les historiens la connaissent encore assez mal. Mais des hommes comme notre Joseph apparaissent parfois dans les évangiles, ce sont ces scribes qui discutent avec Jésus et cherchent à le prendre en faute sur sa connaissance de la Torah. Avec cette simple désignation, « Iôsêp hasôphêr », ces scribes ne sont plus seulement vus comme des ennemis de Jésus, mais comme de petites élites locales soumises aux nécessités de l’administration romaine (l’impôt, etc.), laquelle repose sur des hommes capables d’écrire en grec… c’est-à-dire sur eux, les scribes !

Michaël Girardin, Docteur en histoire ancienne, Université de Lorraine
The Conversation

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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