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Comment les Palestiniens ont-ils instauré le récit de la Nakba en France ?

Palestiniens quittant l’Etat d’Israël quelques mois après sa création (photo prise en octobre-novembre 1948).
Fred Csasznik / Wikimedia Commons

Ammar Kandeel, Fondation Maison des Sciences de l’Homme (FMSH)

Ce 15 mai 2023, les Palestiniens commémorent le 75e anniversaire de l’expulsion massive de plus de 700 000 habitants arabes de la Palestine historique par les sionistes. La Nakba, catastrophe en arabe, est devenue depuis 1948 l’événement fondateur de la mémoire et de l’identité collectives palestiniennes à l’époque moderne.

Cette mémoire se fonde sur un récit historique des victimes qui, à ce jour, ne peuvent voir s’appliquer la résolution onusienne 194, adoptée le 11 décembre 1948 et garantissant aux Palestiniens expulsés le droit au retour dans leurs maisons.

Pour la première fois cette année, la Nakba sera célébrée par l’ONU à travers une journée officielle.

La célébration onusienne tient à une évolution de l’appréhension de l’histoire de 1948 dans divers pays. Les historiens et penseurs palestiniens y ont beaucoup contribué. Dispersés dans les pays de l’exil, ils ont créé des solidarités transnationales qui ont permis à leur récit de gagner l’intérêt de la communauté universitaire, des médias et de l’opinion publique.

Aux États-Unis, on pense à l’intellectuel Edward Saïd qui a largement mis en lumière le récit de l’exil palestinien. Mais dans l’Hexagone, qui a joué ce rôle ? Comment le récit de la Nakba s’est peu à peu instauré en France ?

Une guerre des mémoires

Face aux commémorations de la déclaration d’indépendance israélienne, le récit de la Nakba s’inscrit dans ce que l’historien Benjamin Stora nomme la « guerre des mémoires ». Faire entendre ce récit en France n’a pas été chose aisée au cours de l’histoire contemporaine.

Pour les Palestiniens, il s’agissait de corriger une « erreur historique ». Ces derniers affirment avoir été expulsés et dépossédés de leurs maisons, selon un projet sioniste prédéterminé. Souvent nié ou marginalisé, ce récit a été opposé par la version (pro) sioniste de l’histoire. Celle-ci affirme que le départ des Palestiniens fut volontaire et n’assume aucune responsabilité du sort des réfugiés, d’où l’importance symbolique de la commémoration onusienne de la Nakba, perçue comme une victoire du côté palestinien.

Edward Said sur la Palestine.

Dans son Dictionnaire amoureux de la Palestine (2010), l’historien Elias Sanbar affirme que les Palestiniens ont beau écrire et parler, ils ont fait l’expérience du refus d’être entendus. Les débuts de l’accueil français des récits de l’expulsion en témoignent en partie.

Une médiation intellectuelle française neutre ?

Dès le lendemain de la guerre des Six Jours entre Israël et ses voisins arabes en 1967, la scène intellectuelle française pratique des formes de médiation entre les historiens israéliens, arabes et palestiniens. Jean-Paul Sartre et Claude Lanzmann éditent ainsi un volume dans Les Temps modernes en 1967.

La confrontation du point de vue israélien et « arabe » dans ce numéro laisse place à un éminent intellectuel palestinien, Sami Hadawi. Celui-ci propose une réflexion dénuée de commentaire sur la Nakba. La question de l’expulsion palestinienne sera exclusivement effleurée dans l’introduction du volume par l’arabisant Maxime Rodinson. L’absence d’un discours intellectuel consacré à la Nakba dans cette entreprise peut être expliquée par l’inquiétude dominante des milieux français pour la stabilité du jeune État d’Israël. Dans ce contexte, il est difficile pour des voix palestiniennes, comme celle de Hadawi, d’approcher l’histoire palestinienne depuis la tragédie de la Nakba.

Dans son numéro de 1974, la revue Esprit publie un article du Palestinien Bichara Khader. Cet article est le seul à être soumis à une lecture par des universitaires israéliens avant publication.

Enfin, la rencontre organisée par l’association française « La Paix maintenant », dans le domicile de Michel Foucault en 1979 réunit des Israéliens et des Palestiniens. Conviés à la rencontre, Edward Saïd et Nafez Nazzal sortent insatisfaits du programme préétabli par le philosophe français Benny Lévi. Celui-ci tourne autour des conditions de paix avec Israël, sans aucune place pour l’histoire palestinienne.

Historiens-réfugiés : entre mémoire et Histoire

Pour pallier ce manque et face à un espace d’expression généralement contraint, des intellectuels décident de fonder un champ de réflexion palestinien dans l’Hexagone. C’est la naissance de la Revue d’études palestiniennes (REP) en 1981. Celle-ci offre une nouvelle structure, ouverte aux universitaires et intellectuels. Faisant partie de l’Institut des études palestiniennes, la revue est créée par des membres de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) en France dont Elias Sanbar ou Leila Shahid et par d’autres intellectuels arabes comme Farouk Mardam-Bey ou Roger Naba’a.

Revue d’études Palestiennes

La revue pose la question des liens entre l’identité de l’historien et la forme de l’histoire contemporaine. Dans le premier numéro, Sanbar signe un article sur les « historiens-réfugiés » de la Palestine. Selon lui, l’écriture de l’histoire par celles et ceux qui ont vécu l’expulsion directement – ou par la transmission des récits d’ascendants – est marquée par un motif « existentiel ». Pour ces réfugiés, la Nakba serait un événement fondateur de la mémoire individuelle et de la perception de soi-même dans un monde fragilisé par le sentiment de dépossession.

La réflexion des historiens palestiniens en France n’est pas sans relation avec les travaux de Pierre Nora sur la mémoire et l’histoire. Pour Sanbar, il s’agit d’assumer une certaine contradiction, consistant à fournir aux lecteurs une histoire écrite sur la base d’archives et de travaux scientifiques, mais revendiquant une mémoire et une perception personnelles du passé. Son livre intitulé Palestine 1948 : l’expulsion est un jalon de l’Histoire depuis la perspective mémorielle palestinienne. L’ouvrage, sorti en 1984 en France, annonce la nature d’une Histoire écrite par le réfugié. Les images conservées dans sa mémoire sont structurantes d’une histoire politique. Le ton et le commentaire personnels de l’historien, défendant un récit face à un autre, remettent en question la possibilité d’écrire une Histoire des victimes sans la voix de leur mémoire.

Instaurer un récit contemporain de la Nakba

Cette posture de l’historien-réfugié a permis aux Palestiniens d’instaurer en France un récit de la Nakba qui dépasse les contours temporels de l’événement historique. À plusieurs reprises dans les années 1980 et 1990, la Nakba ressurgit dans la revue comme un paradigme mémoriel central pour interpréter et présenter l’actualité des Palestiniens. À la suite du massacre des réfugiés palestiniens de Sabra et Chatila au Liban en 1982 et de la première Intifada en 1987, la revue publie Jean Genet, Leila Shahid, Ilan Halévi ou Samir Kassir, qui pensent les persécutions contemporaines des Palestiniens comme une répétition des événements de la Nakba.

Les accords de paix d’Oslo de 1993 reportent la négociation du droit des réfugiés au retour à un stade ultérieur. Dans les années qui suivent, les Palestiniens redoublent d’efforts pour mieux faire connaître leur récit auprès de l’opinion publique en France. Ils cherchent des solidarités. La revue palestinienne co-organise ainsi avec Le Monde diplomatique un colloque public en 1998. Il se déroule au Sénat français, en présence d’historiens palestiniens, israéliens et français.

Le début du deuxième millénaire, marqué par une Seconde Intifada en 2000 et une opération militaire israélienne contre la bande de Gaza en 2008 insurgent des contributeurs comme Ilan Halévi contre l’idée d’une Nakba ponctuelle, d’un événement historique révolu. Les politiques coloniales israéliennes continuent. Les expropriations et la destruction de maisons en Cisjordanie ainsi que les « pogroms » de villages palestiniens par les Colons visent au dépeuplement des territoires palestiniens. Ces pratiques viennent étayer l’idée d’une « Nakba continue ».

La Revue d’études palestiniennes a cessé de paraître en 2008, pour des raisons financières. Grâce à ses contributeurs et à ses commémorations de l’événement, la question de la Nakba s’est progressivement ancrée en France. C’est celui de la Nakba continue qui cherche ses écritures.

À l’ère des nouveaux médias, la Palestine colonisée se reconstruit dans la géographie virtuelle d’internet. En France, des journalistes engagés qui ont collaboré avec la revue palestinienne, tels qu’Alain Gresh et Dominique Vidal, continuent le récit de la Nakba et de la Nakba continue sur les plates-formes en ligne. Au-delà des frontières et de la commémoration onusienne, peut-être que ces nouveaux modes d’écriture permettront de développer la solidarité des publics, en France et à l’international, avec le récit des colonisés ?


Les recherches menant au présent article ont bénéficié d’un soutien financier du programme ATLAS de la Fondation Maison des Sciences de l’Homme et du Conseil arabe des Sciences sociales (Cycle 2020) ainsi que du programme ATLAS de la Fondation Maison des Sciences de l’Homme et de l’Union des Universités de la Méditerranée (Cycle 2022).The Conversation

Ammar Kandeel, Chercheur postdoctoral en littérature, art et histoire, Fondation Maison des Sciences de l’Homme (FMSH)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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