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Les boulons de l’Histoire : statues, récits et usages

Le piédestal vide de la statue d’Edward Colton à Bristol, en juin 2020.
Wikipédia / Caitlin Hobbs

Cédric Prévot, Université de Lorraine

Le 13 juin dernier, dans une tribune au Monde, Jean‑Marc Ayrault, président de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage, demandait au président de l’Assemblée nationale et au ministre de l’Économie et des Finances de « trouver un autre nom pour ces lieux », à savoir la salle Colbert du Palais Bourbon et le bâtiment Colbert de Bercy. Dans un contexte mondial de mobilisations antiracistes, l’ancien Premier ministre partageait cet article sur Twitter avec le hashtag #BlackLivesMatter.

jean-marc-ayrault

La semaine précédente, plusieurs statues avaient été déboulonnées durant des manifestations. Le 7 juin, le bronze imposant d’Edward Colston finissait ainsi dans l’Avon, rivière traversant la ville de Bristol en Angleterre. Dans un article consacré à la mémoire de l’esclavage dans cette ville et paru en 1999, Christine Chivallon nous apprend que Colston (1636-1721) était un marchand dont la fortune « provenait du commerce négrier ». Il participait activement « à la société londonienne ayant le monopole de la traite ». Le 12 juin, l’historienne Mona Ozouf estimait sur le plateau de l’émission C à vous sur France 5 que « démeubler l’espace de statues anciennes » n’était pas « une très bonne idée ».

Enfin, dans son adresse aux Français du 14 juin, le président de la République, Emmanuel Macron, indiquait :

« Je vous le dis très clairement ce soir mes chers compatriotes, la République n’effacera aucune trace ni aucun nom de son histoire. La République ne déboulonnera pas de statue. Nous devons plutôt lucidement regarder ensemble toute notre histoire, toutes nos mémoires, notre rapport à l’Afrique en particulier, pour bâtir un présent et un avenir possible, d’une rive l’autre de la Méditerranée avec une volonté de vérité et en aucun cas de revisiter ou de nier ce que nous sommes. »

Cette concomitance inédite et internationale de prises de positions, collectives et individuelles, d’ordre académique, politique ou populaire appelle une réflexion sur la statuaire publique, ses usages politiques et ses rapports à l’histoire (ici entendue comme science et discipline). À partir de l’exemple de cette statue de Colbert, érigée devant le Palais Bourbon depuis plus de deux siècles, nous interrogeons ici ces débats renouvelés entre histoires et mémoires.

Une histoire à rebours de Colbert

Quatre statues accompagnent la montée des marches vers l’actuel siège de l’Assemblée nationale ; elles représentent Sully, L’Hospital, d’Aguesseau et Colbert. Voici par quels mots l’Assemblée nationale présente sur son site Internet cet ensemble statuaire :

« Encadrant le bas des gradins, les statues de quatre grands commis de l’État veillent sur le monument, incarnant les vertus de l’action politique : Sully le réformateur, L’Hospital le conciliateur, d’Aguesseau l’unificateur du droit et de la jurisprudence et Colbert l’organisateur de l’économie. »

La statue du contrôleur général des finances de Louis XIV est l’œuvre de Jacques-Edme Dumont ; elle a été installée devant le Palais Bourbon en 1808.

Les Dumont sont sculpteurs de père en fils depuis le XVIIe siècle. Dans une biographie qu’il leur consacre, Une famille d’artistes : les Dumont (1660-1884), Gustave Vattier (1890) explique que c’est un Jacques-Edme découragé – le Sénat vient de refuser un de ses projets de décorations – qui se présente à la famille impériale.

Sur les conseils d’un de ses amis, courtisan, le sculpteur adresse en 1806 une réalisation à l’impératrice Joséphine. L’année d’après, il réalisera une statue en marbre, le Sapeur, et un bas-relief, la Clémence et la Valeur, pour l’Arc de Triomphe du Carrousel. Jacques-Edme Dumont sera très attaché à la statue de Colbert. Non sans emphase, Gustave Vattier parle de cette estime de l’artiste pour sa réalisation en ces mots :

« Dumont avait pour cette statue la tendresse d’un père envers son enfant ; il était toujours dans la crainte d’un accident et maudissait les fêtes qui rassemblaient la foule devant le Palais Bourbon. Le lendemain d’une cérémonie officielle, il ne manquait jamais de rendre une visite à son cher Colbert ; un jour il eut la douleur de constater qu’un doigt avait été cassé, et il considéra comme une faveur la permission qui lui fut accordée de le restaurer à ses frais. »

Qu’elles soient de pierre ou de mots, les hagiographies de prétendus héros (mais aussi des sculpteurs) figent dans le marbre des conceptions tronquées, car univoques, des vies, des œuvres et des personnes. À 212 ans d’intervalle, ce n’est pas le doigt de la statue qui est cassé, mais le doigt de celles et ceux qui la regardent qui est pointée vers elle (ou plutôt son moulage).

Si la République n’efface aucune trace ni aucun nom de son histoire, elle garantit aussi le libre exercice de la recherche historique. Laquelle recherche permet aujourd’hui d’organiser un dialogue entre réceptions d’une narration et découvertes historiques. C’est ceci que nous nommons une histoire à rebours : des discontinuités d’une vie humaine aux débats sur une statue, c’est toute une succession de narrations qui forme et déforme cette dite trace. Ces narrations sont politiques, populaires et académiques : elles dialoguent et débattent. Le personnage de Colbert a connu de nombreuses narrations et traductions différentes selon les époques.

Bruno Le Maire, en charge du ministère de l’Économie et des Finances, a répondu à l’ancien pensionnaire de Matignon : « Colbert est une des figures historiques importantes de la France ». Il a donc opposé une fin de non-recevoir à la requête de Jean‑Marc Ayrault. Des historiens spécialistes du personnage s’accordent pour dire que la réception de Colbert dans l’espace public a changé ces dernières années. Le XIXe siècle insistait sur un Colbert interventionniste et travailleur, initiateur des manufactures ; le mouvement social en cours semble retenir l’initiateur du Code noir.

Soucieux de s’inscrire dans une prétendue continuité historique, tous les régimes ont, au moins depuis 1789, composé par la gradine ou la plume des récits nationaux plus ou moins empreints de syncrétismes, convoquant alors des personnages emblématiques ou symptomatiques de messages politiques déterminés. La statuomanie décrite par Maurice Agulhon forme ces récits de pierre ; les manuels scolaires du XIXe siècle, objet de notre travail de thèse, forment partiellement ces récits de mots.

Comme historien et plus précisément comme directeur d’une monumentale histoire de France parue en 27 volumes, Ernest Lavisse a lui aussi proposé une synthèse savante sur Colbert. Dans une note de lecture que lui consacre Camille-Georges Picavet dans la Revue internationale de l’enseignement en 1907, l’auteur estime que Lavisse décrit un Colbert ambitieux et travailleur. On retrouve même ces grands caractères du personnage dans les livres scolaires du professeur originaire du Nouvion-en-Thiérache. Cette illustration, issue d’un manuel de 1907, en témoigne.

Colbert dans son cabinet de travail.
Cette image provient d’un manuel paru en 1907 chez Armand Colin (collection personnelle de l’auteur)

En 1907, on parlait donc d’un Colbert « organisateur de l’économie ». Image qui semble officiellement perdurer jusqu’à nos jours : c’est encore cette expression qu’on peut retrouver sur le site de l’Assemblée nationale. Pourtant, cette réception change avec le temps. Dans l’histoire récente, les récits, même consensuels, sur des événements passés ont évolué. Il en va de même pour les statues.

On peut ainsi étudier l’histoire de la statue de Louis XIV qui se trouve sur la place des Victoires à Paris. Elle a fait couler beaucoup d’encre et de métal. Une première statue, abattue en 1792, a été envoyée à la fonte. Une seconde, la statue actuelle, a été installée en 1822. Dans quelle mesure l’histoire mouvementée d’un monument est-elle connue de ses spectateurs contemporains ? La statuaire peut former, en posant cette question, un véritable programme d’éducation populaire, un programme d’histoire publique.

La statuaire comme programme d’une histoire publique

Pour l’historien Maurice Agulhon, la statuomanie appartient à l’histoire du décor urbain. Dit autrement, l’histoire de l’art statuaire est indétachable de l’histoire des villes. Artefact d’un embellissement des places publiques, la statue semble à la confluence des idées et du beau, des lisières de mémoires. La statue personnifie un message politique.

Or, ces messages évoluent en fonction des régimes en place et des évènements. Ainsi, pour Maurice Agulhon :

« La statuomanie en France a fait un bond en avant chaque fois qu’une révolution libérale a substitué un régime laïque, optimiste et pédagogue à un régime de contrainte, de tradition et d’autorité. »

Réfléchir et débattre ensemble, à l’échelle des villes (comme à Bordeaux), au moyen de dialogues apaisés et instrumentés sur notre statuaire publique et actuelle, ne serait-ce pas là un autre bond en avant ? Un bond en avant vers une compréhension élargie de nos décors urbains ?The Conversation

Cédric Prévot, Doctorant en épistémologie, Université de Lorraine

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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