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« Profession du père » : mythomane

« C’est un film d’enfant compatissant », confie le réalisateur Jean-Pierre Améris, qui dirige Benoît Poelvoorde en tyran domestique.

Benoît Poelvoorde joue un père affabulateur qui s’invente des vies, des exploits, qu’il raconte en boucle à son fils Emile (joué par le jeune Jules Lefebvre).

Profession du père ? Sans. Mythomane, c’est impossible à écrire dans le questionnaire de début d’année, à l’école. Pas une profession ça. Tyran domestique ? Pas une profession non plus. Pourtant, mythomane et tyran domestique, c’est bien ce qu’il est ce paternel incarné par Benoît Poelvoorde dans « Profession du père », un film de Jean-Pierre Améris, adapté d’un roman de Sorj Chalandon (sortie le 28 juillet).

Maître incontesté au sein de l’appartement familial, ce père affabulateur s’invente une vie, des vies, des amis, des exploits, qu’il raconte en boucle à son fils Emile (joué par le jeune Jules Lefebvre), à qui il met de drôles d’idées dans la tête. Le gamin gobe tout, croit dur comme fer aux histoires de son paternel, même les plus invraisemblables. Prêt à tout pour lui faire plaisir, le fiston écrit à la craie le nom des généraux rebelles, Salan et les autres, nous sommes en 1961, et est même prêt à se joindre au complot parental, tenter d’assassiner de Gaulle. Manipulateur de père en fils, Emile fait entrer dans ces délires un nouveau de l’école, un gamin Pied-noir acquis à l’Algérie française.

Mais à la maison, Emile est un enfant en danger, maltraité, frappé, témoin impuissant des malheurs de sa mère (interprétée par Audrey Dana), elle aussi malmenée par son mari. Cinéaste de l’enfance et de la délicatesse (« Mauvaises fréquentations », « Je m’appelle Elisabeth »…), Jean-Pierre Améris adopte complètement le point de vue de l’enfant, projetant dans cette histoire beaucoup de sa propre enfance (lire interview ci-après), dont une sensation d’étouffement dans le huis-clos oppressant de l’appartement familial. Benoît Poelvoorde, qui avait déjà tourné deux films avec Jean-Pierre Améris (« Les émotifs anonymes » et « Une famille à louer »), a certes l’habitude des personnages excessifs, « grande gueule », mais celui-ci est particulièrement inquiétant, perturbant.

Sorj Chalandon n’en a quant à lui pas terminé avec son père, il publie un nouveau livre à la rentrée, « Enfant de salaud », après avoir découvert des documents du tribunal de Lille, où son père avait été jugé à la fin de la guerre 39-45. Comme un écho au film, où il est dit qu’il « n’a pas toujours été du bon côté ».

Jean-Pierre Améris : « Ce n’est pas un réquisitoire »

C’est parce que cette histoire faisait écho en vous que vous avez décidé d’adapter le livre « Profession du père » ?

Jean-Pierre Améris : J’ai toujours admiré Sorj Chalandon, j’ai toujours lu ses livres, j’ai eu recours aussi à des histoires où les gens se perdent dans l’imaginaire, sur la thématique de la mystification. L’histoire autobiographique de Sorj Chalandon, petit garçon avec un père mythomane, excité et ému que son père l’entraîne dans ses histoires, petit espion à ses côtés, je trouvais ça d’une force romanesque incroyable. Chalandon m’a laissé me glisser dans son histoire et j’ai pu raconter des choses plus proches de moi, un père qui n’était pas mythomane mais qui était violent, tyran domestique, humiliant ma mère, la rabaissant toujours ; dans la violence conjugale il n’y a pas que les coups, il y a le fait de rabaisser. Ma mère adorait chanter, mon père le lui interdisait, elle rêvait de sortir, elle ne pouvait jamais, elle rêvait de voir du monde, elle ne pouvait jamais voir personne… tout ça j’ai pu le glisser, et le recréer, maintenant que je suis orphelin, j’ai perdu ma mère il y a trois ans.

Jean-Pierre Améris : « Ce film n’est pas un règlement de comptes contre mes parents, j’aimais beaucoup mes parents, y compris mon père ».

C’est donc une adaptation libre que vous avez faite de ce livre ?

Chalandon a été vraiment généreux avec moi, de me laisser adapter son livre librement, parce qu’il sait qu’une adaptation n’est pas une illustration, c’est un rebond d’une œuvre à l’autre, que deux histoires intimes se mêlent. Quand il a vu le film, il l’a apprécié, mais il m’a dit ‘’C’est plus tes parents que les miens’’, je ne pouvais pas faire autrement. Surtout, j’espère que ça se sent dans le film, ce n’est pas un réquisitoire, ce n’est pas un règlement de comptes contre mes parents, j’aimais beaucoup mes parents, y compris mon père, il me manque, j’ai beaucoup de compassion, c’est un film d’enfant compatissant ; c’est la fin de l’enfance quand on se rend compte que nos parents étaient des pauvres gens comme nous, et qu’ils faisaient comme ils pouvaient.

Le film reposait forcément beaucoup sur le comédien qui allait incarner le fils…

On est tombé sur un jeune et excellent acteur, on a eu une grande chance de tomber sur ce Jules Lefebvre que j’avais repéré dans le film « Duelles » (d’Olivier Masset-Depasse), et qui s’est révélé un merveilleux acteur. Il avait une lumière, ce gamin a une vivacité en lui, un regard, il est malin, intelligent, il avait onze ans quand on a tourné le film il y a deux ans.

« Je voulais traiter de l’enfance et de la croyance »

Vous vous projetiez dans le personnage de cet enfant ?

Oui, surtout cet amour inconditionnel et cette foi pour les parents, mais qui butte sur les violences du papa, pourquoi maman accepte d’être humiliée, une incompréhension du monde. C’est un film plein d’amour, plein de compassion, un film sur la famille, montrer que c’est inextricable, la névrose familiale on sait que ça se fait ensemble, le père provoque cette folie familiale, mais la mère y participe, et le petit garçon y participe, chacun y participe, à un moment donné il faut rompre. Le chemin positif du film, c’est qu’à un moment donné le petit garçon, comme dans le livre de Chalandon, arrive à dire ‘’C’est toi qu’est fou, papa, c’est pas moi’’. Je voulais vraiment traiter de l’enfance et de la croyance, c’est vraiment un film sur la croyance, sur l’embrigadement, sur le fait que même les adultes sont infantilisés et qu’on leur fait gober tout ce qu’on veut. Ce qui sauve le petit dans le film, c’est d’être trahi par le père, ça le ramène au réel.

Le film se déroule dans les années soixante, mais l’époque est très stylisée…

J’assume tout à fait, ce n’est certainement pas une reconstitution historique, l’idée c’était d’être dans la tête du petit, un mental d’enfant. C’est théâtral aussi, en utilisant l’architecture lyonnaise, avec ses rues fermées, c’est un petit labyrinthe. L’appartement, c’est beaucoup l’appartement familial, beaucoup de mes grands-parents aussi, en essayant de garder ce point de vue enfantin, tout semble grand. L’appartement est un lieu de mystère, je me souviens du couloir qui menait à la chambre de mes parents, c’était un chemin immense, on n’y allait jamais. C’est aussi un film sur le jeu et sur le cinéma, la fiction, sur la beauté de l’imaginaire et son danger, il faut à un moment donné se sauver. Quand je tourne avec des enfants, ce que j’aime bien faire, je leur dis toujours ‘’Nous allons jouer’’. L’enfant, c’est la croyance, à l’adolescence on bascule, c’est le temps de la révolte, moi je me suis révolté contre le racisme de mon père. Une chose que j’aurais voulu ne jamais vivre c’est le jour où j’ai arrêté son bras alors qu’il allait en balancer une à ma mère, c’est affreux d’être plus fort que son père.

Benoît Poelvoorde : « Mon personnage se victimise en permanence »

« Mon personnage est dans le ressentiment, il est incompris, il lutte contre un ennemi qui n’existe pas », confie Benoît Poelvoorde.

Comment on arrive à se mettre dans la peau d’un tel personnage, un tel tyran domestique ?

Ma femme trouvait que c’était trop violent, elle n’avait pas lu le livre, que j’avais lu bien avant le scénario, et d’ailleurs elle ne veut pas voir le film, sachant en plus que c’est une histoire vraie. Mais justement, c’est ça la difficulté, d’arriver à jouer un père qui humilie sa femme, son gosse. J’avais confiance en Jean-Pierre Améris pour avoir tourné deux fois avec lui, la gageure était intéressante pour ça, je savais que le caractère affabulateur, mythomane, j’aurais facile à le faire. Jean-Pierre me demandait d’en faire moins sur les affabulations et je n’en faisais pas assez sur la violence, j’étais assez discipliné, je me suis vraiment plié. Si j’arrive à faire le truc, en sachant que c’est un sale con, et qu’à la fin du film on ne se dit pas ‘’Quel sale con, il peut crever’’, alors j’aurais réussi mon boulot. Sorj Chalandon est venu sur le tournage, en plus le jour où on tournait une des séquences les plus violentes, c’était délicat de le voir regarder. Pour tourner ces séquences-là, on est obligé d’en rire, c’est comme ça que je fais, on en rajoute, on en fait même dix fois plus avant la prise, il ne faut pas le dramatiser outre-mesure.

Comment était votre relation avec le jeune Jules Lefebvre, qui joue votre fils ?

Il y avait une inconnue, c’est l’enfant ; une fois qu’il est sur un plateau, ça n’est plus un enfant, il va devoir se comporter comme un adulte, c’est-à-dire recommencer beaucoup de fois et garder cette innocence. Le film, c’est quand même le regard d’un enfant sur un éblouissement et sur une déception. Je dois dire que Jules m’a bluffé, après la première journée de tournage, j’ai compris que le gamin était impeccable. J’avais transformé ma loge en atelier de dessin, je dessine et il adore le dessin, on a fait des sculptures, on a construit des avions, à la fin, ma loge était un musée. Dès que ça commençait à se tendre sur le plateau, on trouvait quelque chose de plus important à faire, ce qui fait qu’il pensait à autre chose et arrivait très frais au moment de terminer la prise.

Est-ce que cette violence familiale est une question de génération ?

Tout à fait d’accord. C’est quelque chose qu’on tolérait davantage, notamment le rapport à la femme, cette jalousie bien ordonnée, c’est quand même toute une époque. Le livre a touché Jean-Pierre parce qu’il a eu un père assez violent. Mon personnage est dans le ressentiment parce qu’il se victimise en permanence, il est incompris, il lutte contre un ennemi qui n’existe pas. Toute personne qui ne correspond pas à son schéma est un ennemi qui le met en doute. C’est un type qui hurle sur la télé, à l’époque il n’y avait pas les réseaux sociaux, il serait sur les réseaux sociaux aujourd’hui, il se cherche une position de victime pour pouvoir exister. Finalement heureusement qu’il y a les réseaux sociaux, c’est un exutoire, ça évite de hurler devant la télé.

C’est un rôle, qui vous a atteint ?

Non, ce qui m’a déjà atteint c’est les tournages, pas les personnages. Des tournages où j’ai été meurtri parce que les rapports humains sont violents, les gens se disputent, les rapports se tendent, les conditions ne sont pas bonnes, un tournage ça tient à très peu de choses. On dit souvent que ce qui peut pourrir un tournage, tout un plateau, c’est le réalisateur, les acteurs, et le premier assistant ; je suis déjà sorti meurtri à cause d’un des trois, où tu as une ambiance pourrie, où les gens sont terrorisés.

Audrey Dana : « Je pense que c’est un film utile »

Audrey Dana : « J’ai essayé de ne pas interpréter une femme soumise des années soixante, mais de jouer une femme qui a du caractère ».

Comment avez-vous appréhendé ce personnage d’épouse malmenée ?

Audrey Dana : Jean-Pierre m’a demandé de m’inspirer de sa maman, la phrase qu’il m’a donnée c’était ‘’Elle était faite pour bonheur’’, c’était ça que j’avais envie de jouer. J’ai essayé de ne pas interpréter une femme soumise des années soixante, bloquée, qui n’aime pas son mari, qui aimerait partir mais malheureusement sa condition sociale fait qu’elle ne peut pas, et puis aux yeux des autres ce n’est pas possible… Non, j’ai essayé de jouer une femme qui a du caractère, simplement qui est amoureuse, la famille est très précieuse pour elle et elle va tout faire pour la maintenir du mieux qu’elle peut. C’est elle qui travaille, c’est elle qui rapporte l’argent, on parle beaucoup du patriarcat, je pense que ça participe beaucoup à l’état répressif dans lequel est le personnage masculin. Quand tu prends soin de ton enfant, tu te dis aussi qu’il a besoin de son papa, il l’aime, c’est à trois.

Est-ce qu’il y a une forme de déni de sa part ?

Je pense qu’elle fait du mieux qu’elle peut pour s’en sortir, en effet le déni est la meilleure option ; je crois que c’est le cerveau qui se met en place pour créer un déni, elle ne voit pas. En ce sens, je trouve que ça peut aussi parler aux femmes aujourd’hui ; ça a un écho pour moi personnel, dans ma vie, pour avoir été dans des relations qui n’étaient pas très saines, et ne pas être partie au premier signe. On dit souvent pourquoi la fille ne part pas tout de suite, parce que c’est plus complexe que ça. Je n’aurais jamais pu imaginer qu’un jour dans ma vie, je pourrais me mettre dans les états dans lesquels je me suis mise, dans une relation toxique.

Vous pensez que c’est un film qui peut être utile ?

J’espère de tout mon cœur, j’ai l’impression que ça fait son travail, comme ça a travaillé sur nous en le tournant. Je pense que c’est un film utile, il peut permettre à des personnes de sortir de l’embrigadement, il peut y avoir un jeu de miroir, et réparer pour ceux qui auraient vécu ça dans leur enfance. J’ai l’impression que ça fait écho à une génération d’enfants qui a été dans des climats très violents.

Propos recueillis par Patrick TARDIT

« Profession du père », un film de Jean-Pierre Améris, avec Benoît Poelvoorde, Audrey Dana, et Jules Lefebvre (sortie le 28 juillet).

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