Catherine Kikuchi, Université de Versailles Saint-Quentin en Yvelines – Université Paris-Saclay
Vers le milieu du XVIe siècle, le juriste musulman hanafite Ibn Nujaym, né en Égypte en 1520, rédige un traité de droit dans lequel, parmi bien d’autres choses, on trouve cette affirmation : « le mari devra frapper son épouse dans les quatre cas suivants… ». La journée de samedi était dédiée à la lutte contre les violences faites aux femmes et sur ce sujet comme pour beaucoup d’autres, il est important de se rappeler que ces problèmes ne datent pas d’hier. Qu’en était-il de la violence maritale au Moyen Âge ?
Quand la violence conjugale est justifiée
Les textes normatifs sont rarement très explicites sur les violences conjugales licites, mais ce traité permet d’y voir un peu plus clair sur ce qui était pensé comme normal dans la société égyptienne du XVIe siècle.
Ibn Nujaym distingue quatre cas dans lesquels cette violence est non seulement légale (“le mari a le droit de frapper sa femme”), mais surtout obligatoire : le mari devra frapper sa femme. Accrochez-vous…
- Numéro 4 : « si elle n’observe plus la prière quotidienne » : le mari est le gardien de la moralité de sa femme et doit veiller à ce qu’elle ne s’écarte pas de l’orthodoxie religieuse.
- Numéro 3 : « si elle sort du domicile conjugal sans raison et sans son autorisation » : la femme est cloîtrée, cantonnée à la sphère domestique. Son mari contrôle ses sorties, autrement dit sa vie sociale. La mention de son « autorisation » est très révélatrice de la situation d’infériorité dans laquelle vit la femme à l’époque.
- Numéro 2 : « si elle refuse de le rejoindre dans le lit alors qu’elle s’est purifiée des menstrues ou du retour de couches ». La femme doit être disponible sexuellement, elle n’a pas le droit de dire non ; elle doit accomplir son devoir conjugal, sauf pendant des périodes d’impureté – au passage, notons que ce tabou autour des règles n’a, lui non plus, pas disparu, loin s’en faut.
- Numéro 1 enfin, la palme absolue : « si elle ne se fait pas belle après qu’il le lui a demandé ». La violence sanctionne ici un total contrôle du mari sur le corps de sa femme, sur son apparence, entièrement mise à son service – c’est la même chose quand, en Occident, on note que les femmes doivent s’épiler « pour plaire aux hommes ». Le corps de la femme est un objet qui ne doit servir qu’au plaisir de l’homme. Là encore, on n’est pas sorti de telles conceptions.
Femmes battues
Précisons d’emblée que le monde musulman médiéval n’a absolument pas le monopole de ces violences. L’histoire occidentale est pleine de femmes enlevées, mariées contre leur gré, violées, frappées, assassinées – voire décapitées – dans le cadre de leur mariage. Au sein du couple, la violence maritale est considérée comme normale. En 1502, le procureur aragonais d’un mari violent, Pedro Doquo, argue ainsi que si Pedro a frappé sa femme Gracia, c’est qu’il en avait le droit. Le mari bénéficie en effet de la potestas, un pouvoir physique et légitime sur sa famille qui lui permet d’exercer la « correction maritale ». Une belle formule pour légitimer le fait de battre sa femme.
Par cette puissance héritée en partie du droit romain, le mari a donc le droit, voire le devoir de châtier une femme rebelle, coupable d’inconduite. Les raisons sont rarement aussi explicites que dans le texte de Ibn Nujaym. Mais parfois, les explications sont surprenantes… Ainsi, toujours en Aragon à la fin du Moyen Âge, c’est le voisinage lui-même qui demande à un mari de corriger sa femme particulièrement mauvaise langue. La cause était donc juste, le mari avait le droit de battre son épouse, un peu trop impopulaire…
La difficulté de prouver la violence
Ceci étant, il ne faudrait pas croire que la violence conjugale se déployait sans frein au Moyen Âge, que ce soit en Occident ou en Islam. Des limites existent : la correction doit être « raisonnable ». Dans l’Occident chrétien, les textes utilisent parfois le terme de severitas pour qualifier une violence excessive qui virerait à la cruauté, par opposition à l’affection maritale qui doit exister entre époux, selon le droit canonique. Concrètement, le sang qui coule à flot n’est pas le signe d’une grande affection. Et les juristes précisent bien que la correction maritale ne pas se traduire par la mort de l’épouse : s’il y a décès, alors oui, c’était excessif, et le mari est coupable. On est sûr que ça fait une belle jambe à l’épouse décédée, mais bon, c’est toujours ça de pris.
Ceci étant, le risque de mort est une raison réelle pour demander une séparation de corps au sein du couple, comme l’avait déjà concédé le pape Innocent III au XIIIe siècle. Dans la pratique, cette séparation est loin d’être facile à obtenir. Il faut pouvoir prouver que la violence est excessive : on avance la gravité des blessures, la cruauté excessive du mari, sa folie. C’est finalement le même problème pour le viol : il est condamné par les lois médiévales, et souvent lourdement puni, jusqu’à la mort du violeur. Mais le viol n’est reconnu comme tel que si la femme peut prouver qu’elle n’était pas consentante, qu’elle s’est débattue, qu’elle a crié, qu’elle a saigné.
La séparation mais sans le divorce
Convaincre les juges n’est pas aisé, mais certaines y parviennent. Au XVe siècle, à Troyes, Perrote, femme de François Fossey, obtient la séparation car le juge estime qu’elle ne peut continuer à vivre avec son époux « sans danger pour son corps et son âme ». Le procureur aragonais juge que Pedro et Gracia doivent être séparés parce que le mari traite sa femme « de mauvaise manière et cruellement ».
Pourtant, malgré la séparation, le « devoir conjugal » persiste : le mari violent doit pouvoir continuer à venir visiter sa femme pour lui demander un acte sexuel et la femme est obligé de s’y plier, malgré la séparation. Car séparation n’est pas divorce : le lien marital continue à exister et d’ailleurs, les juges œuvrent souvent pour la réconciliation des époux, moyennant une période de séparation et/ou une amende. Que pensent-elles alors, ces femmes qui sont contraintes à retourner vivre avec leur mari violent ? Nous n’en savons rien, de même que les sources ne nous disent pratiquement rien sur les sentiments de toutes ces femmes maltraitées. Les sentiments sont justement ce qui risque de les trahir : si elles se révoltent, elles justifient les mauvais traitements qu’on leur inflige… Alors, mieux vaut se taire.
Les textes normatifs et les procès nous donnent une image déformée de la réalité : les uns sont plus rigides que les pratiques, tandis que les autres ne nous donnent forcément que les situations par définition problématiques. Toutes les femmes n’étaient pas battues au Moyen Âge ; tous les maris n’étaient pas violents. Mais ces sources nous rappellent malgré tout à quel point les sociétés d’hier étaient genrées et à quel point les violences faites aux femmes étaient banalisées, légalisées, voire même comme ici recommandées. Ces violences sont très loin d’avoir disparu aujourd’hui, et nous avons encore un énorme travail à faire, en tant que société, pour transformer nos pratiques. Interdire les violences par la loi est une première étape, cruciale, nécessaire. Reste désormais à les bannir de nos comportements de nos manières de penser.
Cet article a été rédigé avec le précieux concours de Florian Besson, contributeur régulier du blog Actuel Moyen Âge.
Catherine Kikuchi, Postdoctoral research fellow à l’Ecole française de Rome, Université de Versailles Saint-Quentin en Yvelines – Université Paris-Saclay
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.