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Les banques centrales, nouvelles gardiennes du chaos ?

Banque centrale européenne (DR)
Banque centrale européenne (DR)

Thomas Melonio, Agence française de développement (AFD); Antoine Godin, Agence française de développement (AFD) et Étienne Espagne, Agence française de développement (AFD)

Plusieurs formes de chaos sont aujourd’hui possibles à la suite de la crise pandémique. Habituées à la discrétion que leur garantissaient leur indépendance vis-à-vis du pouvoir politique et le principe-bouclier de neutralité de marché de leurs interventions, les banques centrales se retrouvent poussées comme malgré elles sur le devant de la scène de l’histoire pour agir en urgence et éviter aux économies le précipice.

S’agit-il d’une nouvelle forme d’interventions monétaires en gestation et, si oui, serait-elle appelée à s’institutionnaliser ?

Un chaos européen

L’endettement des États membres de l’UE dépassera 100 % du PIB européen à la fin de l’année, en hausse de 15 points par rapport à 2019. La Grèce approchera les 200 %, l’Italie 140 % et la France 120 %. Si les taux d’intérêt payés par les États les plus endettés devaient s’envoler, des défauts de paiement en chaîne ou une crise politique européenne majeure seraient inévitables.

La Banque centrale européenne (BCE) a permis d’éteindre l’incendie en rachetant depuis le mois de mars des titres de dettes souveraines – limitant in fine le coût de l’endettement des États membres –, mais cette politique a soulevé de nombreuses interrogations. Ainsi le tribunal constitutionnel fédéral allemand, situé à Karlsruhe, a demandé à la BCE de justifier de la conformité à son mandat des mesures adoptées lors de la précédente crise de 2008. En décembre 2018, une décision de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) avait pourtant validé la conformité de cette politique de rachats de titres de dettes souveraines (le PSPP, ou Public Sector Purchase Programme). La CJUE a donc fort logiquement et sèchement confirmé que son jugement initial s’appliquait et qu’elle était seule compétente pour juger de la bonne application du mandat des institutions européennes.

Il n’en reste pas moins que la décision du tribunal de Karlsruhe illustre, à défaut de justifier, une opposition forte et ancienne au principe d’utilisation de tous les moyens monétaires nécessaires pour garantir la stabilité de la zone euro, en particulier à travers les opérations de bilan vis-à-vis de la dette des États membres. Un double paradoxe émerge de cette réticence allemande : le principe d’indépendance des banques centrales, mis en péril par ceux-là mêmes qui y étaient jusqu’ici les plus attachés, au prétexte d’évaluer le caractère proportionné des outils mis en œuvre pour atteindre les objectifs fixés à la banque centrale dans les traités (un taux d’inflation « inférieur mais proche » de 2 % tandis que le niveau actuel est estimé à 0,4 % en zone euro) ; l’ordonnancement juridique de l’Union ensuite, qui voit une cour constitutionnelle nationale se considérer compétente pour remettre en cause un jugement de la plus haute instance juridique européenne.

Si l’action de la BCE est donc critiquée au prétexte qu’elle outrepasserait son mandat, des arguments symétriques à ceux de la Cour de Karlsruhe permettraient a contrario de souligner qu’elle ne le remplit pas, ou pas totalement, ou encore qu’elle n’a pas un mandat suffisamment étendu ni contrôlé. Le nouveau programme de rachat de titres privés et publics de la BCE (le PEPP, ou Pandemic Emergency Purchase Program) semble indispensable pour permettre à ces derniers d’éviter un effet « boule de neige » de l’endettement public, face à un choc budgétaire complètement exogène (la crise Covid-19) et en l’absence d’union de transferts.Est-il pour autant suffisant dans son montant et approprié dans ses modalités ? La réponse à ce caractère de proportionnalité reste à écrire, mais en mai 2020 les dettes italienne, grecque, voire espagnole inquiètent encore, ce qui devrait conduire la BCE à une intensification du soutien indirect qui leur est apporté.

Détentrice d’une part toujours plus importante de titres publics des États membres, l’institution y gagne un pouvoir politique discrétionnaire et sans contrôle qui n’avait été jusqu’ici ni anticipé ni encadré dans les Traités. Les questions de monétisation, de dette perpétuelle ou d’annulation de la dette publique par la banque centrale qui émergent ne sont pas innocentes à cet égard.

La BCE apporte aussi de facto un appui au secteur privé, impacté par la crise du Covid-19. Cette politique d’achats d’actifs conduit-elle mécaniquement à une reprise juste et durable ? Sans doute pas, raison pour laquelle les modalités d’intervention de la BCE, mais aussi de l’ensemble des banques centrales de la planète, compteront autant que l’amplitude de ces interventions dans les mois à venir. Car au-delà de la situation immédiate de la zone euro, c’est toute la théorie du mandat des banques centrales qui se trouve bousculée par la crise actuelle, mais aussi par la probabilité de crises systémiques inédites à venir. Si de nombreuses banques centrales sont aujourd’hui indépendantes par statut, avec le présupposé que cela leur permet de résister au court-termisme ou à une supposée démagogie de gouvernements impécunieux, le souci et la responsabilité de garantir la stabilité dans le long terme pâtissent paradoxalement de cet état de fait institutionnel.

Il paraît ainsi a priori cohérent que les banques centrales, lorsqu’elles interviennent massivement face à l’urgence en faisant croître leur bilan dans des proportions historiques, encouragent particulièrement les entreprises ou les banques, publiques ou privées, qui contribuent à cette stabilité de long terme. Elles échapperaient ainsi notamment au piège de la tragédie des horizons que dénonçait en 2015 le gouverneur de la Banque d’Angleterre Mark Carney peu avant la signature de l’Accord de Paris.

Un chaos climatique

De ce point de vue en effet, l’accélération en cours du réchauffement climatique (comme l’effondrement de nombreux écosystèmes) fait figure de menace majeure. Certaine au plan scientifique, quoique son ampleur puisse encore varier (d’où l’expression de « green swan », un concept dont on lira une analyse antérieure et importante ici), cette dégradation accélérée justifie entre autres une action préventive des banques centrales.

Nous plaidons donc pour une action d’ampleur en ce sens, en privilégiant le soutien direct et indirect à tous les acteurs qui peuvent garantir non seulement que leurs portefeuilles ou activités sont compatibles avec l’accord de Paris (soit un objectif de 2 °C tendant vers 1,5 °C d’augmentation des températures par rapport aux temps préindustriels), mais aussi que leurs investissements futurs permettront de ce rapprocher de cette cible. Les banques centrales ne doivent pas seulement soutenir les entreprises telles qu’elles sont, mais aussi aider à structurer un système financier qui contribue à façonner les entreprises telles qu’elles devraient être.

À cet égard, le principe de neutralité de marché qui guide l’action de nombreuses banques centrales (tout en étant rarement spécifié dans les textes juridiques) a des effets théoriques et pratiques pervers à long terme. Traiter les externalités négatives liées au changement climatique nécessiterait selon la théorie standard un prix du carbone qui semble actuellement trop élevé pour permettre un consensus international ou même une simple majorité politique nationale. Cette faillite partielle du système des prix amène entre autres à des différences de rendement entre obligations « vertes » et obligations « brunes » trop faibles.

Autrement dit, les incitations qu’ont les banques à verdir leur portefeuille de projets sont encore nettement insuffisantes : la surrémunération des obligations vertes n’est que de l’ordre de 0,1 % pour les banques qui les émettent (voire des sous-rémunérations). En pratique, les banques centrales pourraient jouer un rôle particulier en acquérant bien davantage d’obligations vertes pour récompenser les émetteurs vertueux, que ce soit dans le cadre des opérations exceptionnelles de type « Quantitative Easing » ou dans le cadre des opérations dites de Repo (« Sales and Repurchase Agreements ») qui permettent à tous les établissements financiers d’obtenir des liquidités en échange du dépôt de titres à court terme auprès de la banque centrale. Si cette pratique se heurtait sans doute au principe de neutralité de marché, elle répondrait en revanche à l’article 2 de l’Accord de Paris stipulant que les pays signataires doivent aligner leurs flux financiers avec les objectifs de l’Accord.

Il se trouve par ailleurs que les actifs verts sont moins risqués que les autres sur le long terme, et qu’une banque centrale serait ainsi dans son rôle en les valorisant davantage dès lors que des phénomènes de marché (incertitude, court-termisme) ne les différencient pas assez des autres. Cela impliquerait par ailleurs de vérifier l’ensemble des portefeuilles des acteurs qui émettent ces titres, et pas la seule composante proposée dans le cadre des émissions vertes, pour éviter le « greenwashing ». Malheureusement, l’offre d’obligations vertes est assez limitée et les acteurs de petite ou moyenne taille qui investissent actuellement dans les technologies vertes sont sous-représentés dans le marché des obligations. Il est donc nécessaire que les banques centrales corrigent ce biais. En ciblant les acteurs – entreprises, banques, fonds – qui investissent dans les technologies vertes, ce « biais brun » pourrait être corrigé. Il y a de ce point de vue une alliance à constituer entre banques centrales et banques de développement, pour qu’un verdissement progressif et organisé des économies puisse émerger de la crise. Si un soutien monétaire renforcé aux banques de développement en est un déclencheur possible, la supervision renforcée desdites banques de développement en est la probable condition.

Parallèlement, une gestion « climato-compatible » des établissements financiers pourrait être encouragée, avec un facteur de pénalisation des actifs bruns (possiblement en complément d’encouragement aux actifs verts), qui allégerait les obligations prudentielles des banques lorsqu’elles investissent dans des actifs verts, moins volatils et moins risqués pour la « crise qui vient ». Cela exigerait au niveau européen de compléter et d’étendre l’exercice de taxonomie verte engagé par la Commission, notamment sur le volet des secteurs émissifs mais aussi vers les actifs extra-européens pour accroître la portée de cette taxonomie.

Un chaos inégalitaire

La montée des inégalités dans près des trois quarts des États de la planète est un facteur majeur de fracturation sociale. Si la cohésion sociale relève d’abord de la responsabilité des gouvernements, la multiplication des mouvements sociaux dans le monde ne relève pas de l’anecdote, ni du hasard. Au-delà du soutien aux États en difficultés déjà évoqué, il nous semble important que le soutien à la reconstruction à venir fasse aussi l’objet d’une analyse quant à son impact social de long terme. Des achats de titres mal ciblés pourraient contribuer à une inflation des prix des actifs boursiers, sans permettre de remplir les objectifs d’inflation ni nécessairement atteindre les catégories sociales, les territoires, ou les entreprises et institutions les plus frappés par la crise ou les plus susceptibles de contribuer à une reprise juste et durable.

Permettre le refinancement effectif des PME, soutenir les collectivités locales en difficulté, apporter des liquidités à des publics qui en ont besoin, c’est d’abord la responsabilité première des États ou fédérations dans un cadre budgétaire contrôlé par un Parlement, comme y invite la proposition franco-allemande d’un Fonds européen de reconstruction de 500 milliards d’euros ou la proposition subséquente de la Commission européenne. Mais c’est aussi, paradoxalement, la responsabilité des banques centrales dans leur mandat principal de surveillance de l’inflation dans un contexte inédit de taux bas. Les banques des territoires européens, très implantées en Allemagne (KfW et Landesbanken), en Italie (Cassa Depositi et prestiti), en France (Caisse des Dépôts et consignations, BPI France) et dans la plupart des pays européens présentent de ce point de vue des avantages certains : rôle contra-cyclique, forte proportion d’investissements verts, attention aux territoires, y compris ultra-marins… Plusieurs acteurs hospitaliers (par exemple l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris) sont aussi éligibles à des achats de titres par la BCE et pourraient ainsi bénéficier d’un soutien bienvenu.




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Une crise financière dans le monde en développement

Enfin, si l’Europe a la chance d’avoir sa propre monnaie et un endettement en monnaies étrangères limité, tel n’est pas le cas de nombreux pays en développement. L’Afrique a par exemple réagi rapidement à la menace sanitaire, mais elle a quand même été atteinte économiquement par des fuites massives de capitaux, la baisse du cours des matières premières, l’arrêt du tourisme international ou encore la réduction de 20 % environ des transferts de migrants.

Une vingtaine de pays africains étaient déjà en situation de risque élevé de surendettement ou en détresse de dette à la fin de l’année 2019. Après cette crise financière consécutive à l’épidémie de Covid-19, une dizaine d’États africains s’y ajouteront, et autant dans le reste du monde. Le moratoire sur les dettes souveraines décidé par les bailleurs de fonds bilatéraux représentera un bol d’air, et évitera cette année l’officialisation de défauts de paiement, mais il n’empêchera pas la révélation de situations d’insolvabilité dès 2021.

Des restructurations ou des annulations de dette pourraient être décidées à terme, mais combien de temps de tels processus prendront-ils ? Coordonner l’ensemble des acteurs publics bilatéraux sera sans doute possible, si la Chine accepte désormais de rejoindre pleinement la dynamique du club de Paris et si ses « policy banks » sont bien intégrées aux efforts collectifs. En revanche, la participation des acteurs multilatéraux et, surtout, des acteurs privés reste à ce stade encore incertaine. Le processus de restructuration sera donc long et douloureux si rien n’est fait dans la période de négociation qui peut prendre jusqu’à plusieurs années. Les États temporairement insolvables risquent de devoir sacrifier leurs dépenses d’avenir faute de pouvoir financer leurs besoins immédiats. Certains États pourraient réduire formellement leur endettement via des rachats effectués par leur banque centrale, mais trop de pays en développement sont endettés dans une autre monnaie que la leur et leurs banques centrales n’ont pas les mêmes capacités d’augmentation de bilan. C’est pourquoi ces États auront dans l’intervalle besoin de rachats de dettes, qu’ils soit effectués en euros, en dollars, en livres sterling, en yuans ou en Droits de Tirage Spéciaux du FMI via des lignes de SWAPs entre banques centrales.

Un objectif plus immédiatement mobilisable pourrait être que, via les banques de développement ayant un mandat international (China Development Bank, Banque mondiale, Banque européenne d’investissement, Banque africaine de développement, KfW allemande, Agence japonaise de Coopération…), des fonds issus des principales banques centrales soient apportés aux États en développement qui en feront la demande pour abaisser le coût de leur financement, de manière ponctuelle ou durable, et dans l’attente d’un des traitements définitifs cités plus haut. Ces apports de fonds centraux seront, par le filtre même des banques de développement qui devront être contrôlées à ce sujet, garantes d’une reconstruction à la fois écologique et sociale des pays. Ce serait là le chaînon manquant entre la mise en réseau des banques centrales face aux changements climatiques (Network for Greening the Financial System) et la force d’investissement social et écologique des banques de développement.

Les États développés connaîtront tous des difficultés budgétaires importantes en sortie de crise. Espérer un effort massif sous forme de dons additionnels est dès lors illusoire. Les pays en développement n’en sont d’ailleurs pas nécessairement demandeurs. En revanche, une hausse importante de leur coût de financement en devises étrangères les priverait de marges de manœuvre précieuses pour financer leurs services publics et leurs investissements d’avenir. C’est pourquoi, là encore, des instruments tels que l’annulation de certaines dettes ou la rétromonétisation (c’est-à-dire la monétisation ex-post et en monnaie étrangère de dettes existantes) ciblée et ambitieuse constituent des remèdes aux maux qui s’annoncent.


À lire aussi : « La BCE a-t-elle un rôle à jouer dans la transition écologique ? ».The Conversation

Thomas Melonio, Directeur exécutif « Innovation, recherche et savoirs », Agence française de développement (AFD); Antoine Godin, Économiste-modélisateur, Agence française de développement (AFD) et Étienne Espagne, Économiste, Agence française de développement (AFD)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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