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Lutte anti-corruption : guerre économique ou moralisation de la vie publique

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Corruption.
Pixabay

Pierre Memheld, Université de Strasbourg

Quand une entreprise commet des erreurs de gouvernance interne, qu’elle est poursuivie par une juridiction étrangère pour cela et qu’elle doit en « paiement » céder des activités ou des brevets, s’agit-il d’une « attaque » ou d’une faille du système de management ?

De même, lorsque la presse révèle des activités illicites liées à une organisation terroriste, lorsque les mots de passe du réseau informatique sont accessibles, ou encore lorsque le management refuse de considérer des technologies ou marchés émergents. Dans tous ces cas, il s’agit d’erreurs humaines ou de jugement, et non d’actions « ennemies ».

La plupart du temps, lorsqu’une entreprise défaille, ce n’est pas de la faute de la concurrence. D’après des études publiées par BPI France, les défaillances d’entreprises sont dues au contexte économique, la taille et l’âge de l’entreprise, son endettement ou plus simplement l’inadéquation entre son marché, ses produits et son modèle économique.

De même, pour Benjamin Gilad, « surveiller ses concurrents sans perspective » conduit à des échecs. Si l’analyse des concurrents se limite à reporter ces erreurs sur eux, il s’agit là d’un biais particulièrement handicapant dans l’avenir. Et considérer que nos adversaires ne peuvent, voire ne doivent, pas tirer parti des failles et faiblesses qui leurs sont offertes, est une erreur fondamentale de stratégie sans parler d’une certaine naïveté.

À l’heure du débat sur la moralisation de la vie publique, polémique car lui-même entaché d’affaires, et d’une explosion des normes et lois en la matière, les entreprises n’ont plus le choix que d’anticiper le risque légal lié à la corruption ou aux organisations criminelles, ou les attaques financières ou réputationnelles.

À ce sujet le cas Alstom a fait couler beaucoup d’encre mais il est en soi révélateur de certains dysfonctionnements internes graves et répétés dans la gouvernance d’une entreprise. À vouloir accuser les États-Unis de manier renseignement et justice à leurs bénéfices, ne chercherait-on pas à justifier le contournement des règles et donc la corruption ?

Le cas Alstom

Depuis 2007, Alstom se trouve ainsi englué dans plusieurs affaires de corruption au Mexique, en Italie, en Suisse, en Zambie, en Slovénie, au Brésil, aux États-Unis et au Royaume-Uni. Elles sont repérées par la NSA et la CIA et, en juillet 2013, le Department of Justice lance des poursuites judiciaires contre l’entreprise française pour un pot-de-vin de 300 000 dollars versé en 2004, par la filiale PT Alstom Indonesia, à un politicien local.

Alstom refuse de reconnaître les faits et n’accepte pas le « plaider coupable » suggéré par l’administration américaine. Celle-ci élargit alors ses investigations à plusieurs autres contrats internationaux. Le 15 avril 2013, elle fait arrêter Frédéric Pierucci, vice-président de la division chaudières, à l’aéroport JFK de New York.

En même temps l’entreprise française est condamnée à une amende de 772 millions d’euros – la plus forte jamais infligée par l’administration américaine pour fait de corruption en dehors des États-Unis – amende qui n’a pas été provisionnée dans ses comptes.

Dans cette situation l’entreprise a « dû » vendre sa branche énergie. Mais ses dirigeants, et actionnaires, pouvaient-ils ignorer les risques alors que plusieurs affaires émergeaient et que l’entreprise avait déjà été mise en cause en Suisse pour corruption en entre 2008 et 2011, par exemple ?

Qui est corrompu ? Qui est le corrupteur ?

L’entreprise avait adopté un code éthique, créé une direction éthique et conformité, obtenu une certification. Mais malgré cela,

« plongée dans le quotidien de la compétition au couteau de la mondialisation… elle a poursuivi ses pratiques de conquête de marchés de façon très sophistiquée mais sans prendre de précaution ».

Donc malgré des pratiques illégales connues, l’entreprise s’est laissée attaquer par la concurrence. Cette justification a posteriori est spécieuse d’autant que cela permet d’occulter le fait que l’on pourrait également enquêter légitimement sur cette concurrence aux pratiques identiques.

La recherche sur le sujet existe et les entreprises américaines ne sont pas les dernières à corrompre (JP Morgan, HP, Wall-Mart).

Cependant, il est également bien pratique d’accuser les entreprises d’être à l’origine des affaires de corruption.

Prenons un exemple fictif mais réaliste : dans le cadre de la modernisation de l’aéroport de sa capitale, le premier ministre d’un pays d’Europe de l’Est, nouvellement entré dans l’union, mets en place un système corruptif faisant appel à d’anciens de ses services, reconvertis dans tous les trafics, et à un de ses députés européens, membre d’un parti nationaliste.

Une entreprise face à ce système n’a d’autre choix que de se retirer de l’appel d’offres car les risques sont trop importants du point de vue légal et financier.

Mais sans une organisation interne vigilante sur l’éthique et la connaissance de la réalité des pays en développement ou même européens, l’entreprise pourrait être contrainte de respecter les « conditions » imposées : ici le corrompu est le pouvoir légal du pays, comme ce fut le cas en Indonésie. On pourrait citer d’autres pays où la situation est identique, comme l’Inde, le Brésil, l’Afrique du Sud mais aussi le Canada et même la Suède !

L’anticorruption, moyen de défense économique

L’application stricte des lois, standards et codes dans le domaine de la lutte anticorruption devient donc un moyen de « défense économique » mais aussi un outil concurrentiel face à des pays/entreprises ne les appliquant pas toujours à la lettre : les entreprises n’appliquant pas la norme 37001 sur les systèmes de management anticorruption ne devraient plus être autorisées à des appels d’offres ou obtenir des financements internationaux.

Un reproche souvent fait aux États-Unis est l’utilisation extraterritoriale de leur droit pour contrer des pays dans le développement de leurs relations avec l’Iran par exemple. Un Vice-Ministre des Affaires étrangères iranien a témoigné devant des industriels que les États-Unis avaient rédigé un vade-mecum pour les entreprises américaines permettant de contourner leurs propres sanctions légalement.

L’existence de ce vade-mecum était connue du Ministère de l’Économie, ainsi que des services de l’État, mais n’a jamais était dénoncée par le Ministère des Affaires étrangères. Au-delà de leur posture « anti-Iran » les États-Unis développaient, avant même la signature de l’accord sur le nucléaire, leurs affaires, quitte à passer par des « faux nez ». Est-ce de la duplicité ou de « l’intelligence stratégique » ?

Le volet anticorruption de la Loi Sapin II pourrait s’appliquer non seulement aux entreprises françaises mais aussi aux filiales d’entreprises étrangères. Le Department of Justice américain a bien poursuivi la filiale de la BNP à New York par exemple. Celle-ci savait parfaitement qu’elle enfreignait la loi interdisant les transactions en dollars avec l’Iran et a pourtant continué, cas aboutissant à une amende record.

Le droit et la guerre économique

Dans ces cas, peut-on objectivement contester l’application du droit au prétexte d’une « guerre économique » où nous ne prenons pas les précautions sécuritaires et éthiques élémentaires pour éviter une « attaque » fût-elle étatique dans un objectif économique. Si le que concept de guerre économique est parlant, car faisant appel à un champ lexical s’appuyant sur une mémoire collective encore marquée par les conflits mondiaux, la Guerre froide, ou les opérations extérieures, on peut considérer qu’il s’agit d’un abus de langage, comme le souligne Fanny Coulomb.

Au-delà de la question des termes, les objectifs, moyens et acteurs des relations économiques, même s’il s’agit de prise de contrôle « hostiles » (à nouveau un terme marquant) ou de captation de technologies par l’espionnage, n’impliquent pas de destructions à grandes échelles, d’attaques contre des populations civiles.

Cependant l’impact stratégique des « opérations de guerre économique » est effectif avec la remise en cause du modèle social. Les pays doivent s’adapter aux évolutions des flux économiques, avec la mise en place de stratégies pour spécialiser un pays sur certains produits, d’au contraire diversifier les activités ou encore privilégier l’innovation technologique comme moteur de croissance.

L’expression « guerre économique » est présente chez les auteurs dits mercantilistes ou marxistes dès le XVIe siècle, face aux libéraux dont la théorie défend la thèse selon laquelle le « laisser-faire » et l’accroissement du « commerce des nations » vont dans le sens d’une pacification des relations entre pays. La conception mercantiliste elle considère que pour accroître ses débouchés il faut les prendre aux autres pays et concurrents.

La guerre économique est donc une opposition de pensées économiques qui pourrait s’appeler alors « conflictualités des économies ». À l’inverse, on pourrait considérer que la balance commerciale déficitaire de la France, les pertes de parts de marché ou une organisation productive concentrée autour de quelques grands groupes (contrairement à l’Allemagne ou l’Italie), sont la conséquence de la guerre économique menée à notre encontre par les pays concurrents.

The ConversationMais ne s’agit-il pas plutôt d’un déficit d’analyse à l’échelle des entreprises ou de l’état des marchés exports et des stratégies de ces concurrents ? Il s’agit aussi d’un déficit de formation sur les métiers du renseignement, donc d’organisation et culture de l’enseignement. Mais il faut surtout cesser de considérer l’espionnage économique ou la corruption politique comme des raccourcis facilitant les « affaires ».

Pierre Memheld, Responsable du Master Intelligence Economique et Gestion du Développement International, Université de Strasbourg

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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