
Anna Colin-Lebedev, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières
Dans quelle mesure les sociétés des deux pays ont-elles été transformées par dix années de guerre, dont trois dernières années particulièrement violentes ? Entretien avec Anna Colin-Lebedev, maîtresse de conférences à l’Université Paris-Nanterre, spécialiste des sociétés post-soviétiques, autrice notamment de Jamais Frères ? Ukraine et Russie : une tragédie postsoviétique (Seuil, 2022).
Comment la guerre imprègne-t-elle les sociétés russe et ukrainienne au quotidien ?
De façon très différente, bien sûr. La guerre concerne directement la quasi-totalité du territoire de l’Ukraine : le pays est visé quotidiennement par des frappes aériennes russes. Que l’on soit tout près de la ligne de front, au centre ou dans l’ouest du pays, on sait qu’on peut être tué à tout moment. 70 % des Ukrainiens ont aujourd’hui un proche qui combat ou qui a combattu au front. À l’inverse, la guerre ne touche directement qu’une infime partie du territoire russe, et bien moins de familles. Au-delà de cette dimension évidente, on constate en Russie une invisibilisation de la guerre, voulue et entretenue par le pouvoir.
Contrairement à ce que l’on pense, l’objectif du Kremlin n’est pas de mobiliser la population dans une posture guerrière, mais plutôt de maintenir la société dans un état de démobilisation et de normalité. Le message est, pour résumer : « Malgré la guerre, tout va bien et tout est sous contrôle dans le pays. » Et ce message correspond à ce qu’une large majorité des gens souhaitent entendre. Les Russes préfèrent, dans la mesure du possible, ne pas voir la guerre et ne pas y penser.
Pourtant, les émissions de télévision russes, spécialement les grands talkshows du soir, ne parlent-elles pas quotidiennement, des heures durant, de « l’opération militaire spéciale » ?
Nous avons aujourd’hui une connaissance pointilliste de la Russie. Les chercheurs occidentaux ne peuvent quasiment plus s’y rendre et y enquêter sur la façon dont les Russes réagissent à la guerre. Mais nous avons quand même des collègues russes qui le font, de façon discrète. Je pense notamment au laboratoire de sociologie publique PS Lab, qui conduit des enquêtes ethnographiques masquées dans des villes de Russie.
Un sociologue – d’ailleurs, plutôt une sociologue, car ce sont souvent les femmes qui font ce travail – va s’installer dans une ville, dans différentes régions de Russie, pour un mois. Là, elle va au salon de coiffure, elle va sur la place publique, elle participe à des conversations de cuisine, elle observe. La conclusion à laquelle mes collègues arrivent, c’est qu’en dépit de la présence d’un discours glorificateur – et à ce propos, je pense que ces émissions très belliqueuses qu’on voit à la télévision russe, elles nous sont en large partie destinées à nous autres Occidentaux –, il y a une très forte volonté de la société de mettre la guerre le plus à l’écart possible. De faire en sorte qu’on n’en parle pas, qu’on n’y pense pas, qu’elle ne modifie rien dans la vie des gens. Mes collègues expliquent que les Russes emploient toute leur énergie à ne pas remarquer la guerre que leur pays est en train de conduire. Ce qui va tout à fait dans le sens de ce que souhaite le Kremlin.
Justement, pourquoi le Kremlin cherche-t-il à ne pas trop afficher que le pays est en guerre ?
Parler de la guerre, c’est parler des succès, mais aussi des échecs. C’est aussi donner un sens à ce qui est en train de se passer. Et donner un sens, c’est laisser ouverte la possibilité d’un questionnement. Or le discours officiel est, de fait, très contradictoire : les Ukrainiens sont nos frères, mais nous sommes en train de les tuer ; l’Occident nous a attaqués, mais c’est nous qui avons envahi le pays voisin ; nous combattons par patriotisme, mais nous avons besoin de payer des sommes considérables pour trouver des combattants ; et surtout, nous devions vite gagner la guerre, et nous nous y enlisons depuis trois ans.
D’où la volonté du pouvoir de ne pas placer ce sujet au cœur des discussions, de ne pas en parler. C’est ce qui explique en partie le fait que la Russie n’organise pas le retour de ses soldats partis au front. Ceux qui sont sur le front sont censés y rester jusqu’à la fin de la guerre. Il y a à cela des raisons logistiques, militaires, organisationnelles ; mais il y a aussi, je pense, une crainte du pouvoir russe, une crainte justifiée. Car les rares combattants qui reviennent racontent une guerre complètement différente de celle, glorieuse et héroïque, que présentent les médias officiels et les responsables politiques. Officiellement, il y a à peu près 600 000 combattants russes sur la ligne de front. La démobilisation ne serait-ce que de la moitié d’entre eux causera de nombreux problèmes au moment où ces gens-là prendront la parole.
Et en Ukraine ? La parole des militaires s’y fait-elle entendre ?
La similitude qu’il y a aujourd’hui entre les combattants qui sont sur le front côté russe et côté ukrainien, c’est que les deux sont engagés pour une durée indéterminée. Côté ukrainien, la mobilisation est aussi en vigueur jusqu’à la fin de la loi martiale, sauf certaines exceptions, notamment les contrats pour les jeunes, avant l’âge de la mobilisation, qui sont désormais limités à un an.
La différence entre la Russie et l’Ukraine, c’est qu’en Ukraine les récits sur ce qui se passe sur la ligne de front circulent en permanence entre le front et l’arrière. Les combattants, y compris des commandants, prennent énormément la parole dans les médias. Pour parler des succès, mais aussi pour dénoncer des dysfonctionnements, pour critiquer le pouvoir et l’organisation de l’institution militaire. Les rotations sont régulières et les soldats rentrent souvent dans leur famille et racontent ce qu’ils ont vécu. Cette parole n’est pas muselée.
L’Ukraine, vous l’avez dit, vit sous le régime de la loi martiale. Cela implique-t-il une forme de censure dans les médias ?
Plus que de la censure, on observe de l’autocensure. La première année de la guerre, les journalistes – ils l’ont avoué a posteriori – se sont beaucoup auto-censurés, considérant que toute critique des décisions du pouvoir donnait aux Russes des arguments que ceux-ci ne manqueraient pas d’employer pour déstabiliser la société ukrainienne. Cette époque-là est désormais révolue.
Il y a bien toujours une auto-censure, mais elle ne porte que sur les questions sécuritaires sensibles. En revanche, il y a une forme de consensus sur le fait que pour résoudre les problèmes, il faut les rendre publics. Et chaque fois que, par exemple, on découvre qu’un journaliste a été suivi par des agents des services spéciaux, ou qu’un journal a fait l’objet de pressions de la part de responsables politiques, ça provoque immédiatement un scandale et un débat dans l’espace public.
En outre, il y a une autre interrogation présente dans les milieux médiatiques et intellectuels : en temps de guerre, dans une société qui combat, mettre en avant des désaccords dans une société extrêmement fragile, traumatisée, blessée, c’est aussi faire le jeu de l’ennemi. Il y a donc un équilibre extrêmement délicat à trouver en matière de degré de débat : l’Ukraine tient à sa vie démocratique, mais elle ne veut pas faire le jeu de la Russie en mettant l’accent sur les désaccords internes et les points douloureux.
La vie politique ukrainienne est extrêmement tendue, tout spécialement depuis les mesures prises à l’encontre de l’ancien président Petro Porochenko, qui reste un personnage très important dans le pays…
Il y a effectivement aujourd’hui des crises qui sont visibles et flagrantes. Et qui ne sont pas illogiques : les jeux pour le pouvoir, les conflits entre différents cercles politiques et entre différentes personnalités n’ont pas disparu avec la guerre. J’entends de nombreux Ukrainiens dire, notamment depuis les récentes déclarations de Donald Trump, qu’il est indispensable aujourd’hui de retrouver cette unité qui a tenu pendant toute la première année de la guerre et que la société ukrainienne a un peu mise de côté en se disant qu’elle avait les moyens de survivre à des divisions. Aujourd’hui, cette unité est plus importante que jamais.
Y a-t-il, chez une partie des Ukrainiens, une tentation de céder à Trump et d’accepter un cessez-le-feu, même très défavorable ?
En Ukraine, à la différence de la Russie, on sait pourquoi on se bat. La population demeure dans une très large majorité convaincue – et les agissements de l’armée russe ne cessent de la renforcer dans cette certitude – que la guerre est destinée à briser la souveraineté de l’Ukraine, à faire disparaître l’Ukraine comme nation indépendante, voire à exterminer ses habitants. Il y a toujours cette idée que la guerre est une guerre pour la survie. Un accord qui serait acceptable ne serait pas un accord qui interromprait les combats, mais un accord qui garantirait les conditions de la survie et de la souveraineté de l’Ukraine.
Sur ce point, la population ukrainienne n’a pas bougé d’un iota. Je me suis rendue à plusieurs reprises en Ukraine depuis le début de l’invasion à grande échelle en février 2022, et je n’ai jamais entendu d’Ukrainiens dire « on ne sait plus pourquoi on combat ». Les Russes, eux, sont nombreux à souhaiter que la guerre prenne fin au plus vite même si les buts de guerre affichés par le Kremlin ne sont pas atteints.
Au-delà de ces enquêtes sociologiques indépendantes que vous avez évoquées, comment peut-on savoir ce que les Russes pensent, au vu de la chape de plomb qui pèse sur l’expression publique dans ce pays ?
En parallèle des sondages récurrents menés par exemple par l’Institut Levada, moins pertinents en contexte de guerre, il y a aujourd’hui de nombreux sondeurs et sociologues indépendants qui conduisent des enquêtes régulières en posant des questions de manière, disons, futée pour contourner les biais de loyauté et la peur de la répression. Par exemple, certaines enquêtes ont posé la question : « Si demain, le président Poutine décidait d’arrêter la guerre et de se retirer du territoire de l’Ukraine sans avoir atteint les objectifs de l’opération militaire spéciale, le soutiendriez-vous ? » Près des trois quarts des Russes ont répondu par la positive. Ce qui montre la valeur toute relative de la guerre pour eux.
D’autres enquêtes, qui portent sur les priorités des citoyens, montrent que pour beaucoup de Russes, les dépenses sociales doivent avoir la priorité sur les dépenses militaires. Au total, on estime qu’il y a, au sein de la population russe, une répartition des opinions qui n’a pas beaucoup changé depuis 2022 : 20 %, très engagés idéologiquement, veulent que la guerre dure aussi longtemps que nécessaire pour que la Russie obtienne tout ce que le Kremlin a exigé au cours de ces dernières années. 20 % sont depuis le début pour la paix et contre la guerre. Et les 60 % qui se trouvent entre ces deux groupes semblent de plus en plus pencher vers l’idée que ce que la guerre coûte à la société est excessif.
Si je résume, les Ukrainiens ne veulent pas d’une paix au rabais, tandis que les Russes seraient plutôt prêts à une issue éloignée des objectifs officiels du pouvoir ; mais dans quelle mesure les opinions des populations de chacun des deux pays comptent-elles ?
Sur ce point, il y a un contraste assez saisissant entre la Russie et l’Ukraine.
En Russie, le positionnement de la population est très peu pris en compte. Ne serait-ce que parce que n’importe quelle issue de la guerre pourra être présentée comme une victoire. Le pouvoir sait construire un récit qui lui permettra d’afficher son triomphe. Et ces Russes qui ont envie que la guerre s’arrête seront soulagés et feront semblant d’y croire. La priorité du pouvoir est d’ailleurs de convaincre les élites – plutôt que la population – de continuer à le soutenir.
À l’inverse, dans la société ukrainienne, l’adhésion de la population est absolument centrale. Pas seulement parce que c’est un régime démocratique, mais aussi, et surtout, parce qu’au-delà des forces armées la défense du pays en Ukraine est l’affaire d’un réseau extrêmement large de civils qui sont engagés de diverses manières dans la défense de leur pays.
Derrière un soldat qui combat, vous avez des volontaires qui collectent de l’argent pour lui payer son équipement, ou pour envoyer un véhicule à son unité militaire. Vous avez des ONG qui soutiennent sa famille en son absence, d’autres ONG qui seront là pour l’aider s’il est blessé et doit, suite à une amputation, se faire poser une prothèse. L’ensemble de la population est directement concerné par la guerre.
C’est pourquoi, en Ukraine, un éventuel cessez-le-feu devrait être accepté non seulement par les responsables politiques et militaires, mais aussi par ce tissu de civils engagés dans la guerre – qui sont d’ailleurs le groupe dans lequel les Ukrainiens ont le plus confiance, nettement plus que dans les institutions militaires.
Quelle est la place des femmes ukrainiennes et russes dans la guerre ?
Ce qui est très intéressant, c’est que nous sommes passés d’une situation similaire à une situation radicalement différente. En 1991, la Russie et l’Ukraine ont hérité de la législation soviétique sur la participation des femmes aux forces armées. Les femmes ont de tout temps fait partie des armées dans les deux pays, mais la législation leur interdisait d’accéder à des positions de combat. Résultat : dans les deux armées, les femmes ont exercé à l’arrière – comme comptables, infirmières, etc.
Le basculement a lieu pour l’Ukraine en 2014-2015. Beaucoup de femmes s’engagent dans les forces armées, officiellement en tant que blanchisseuses ou en tant que comptables ; dans les faits, elles prennent les armes et combattent bénévolement sur le front. Rapidement, il y a eu un intense lobbying de ces femmes-là, des femmes vétéranes, à la fois pour faire reconnaître leur expérience, mais aussi pour faire changer la législation. Cela a été fait dans la décennie 2010. Juridiquement, l’armée ukrainienne peut aujourd’hui employer des femmes à des fonctions combattantes. Les femmes peuvent avoir un grade d’officier, elles peuvent commander des unités militaires, et elles sont assez nombreuses à tous les niveaux de l’armée.
Désormais, les Ukrainiennes ne s’envisagent pas forcément à l’arrière. Pendant mes derniers séjours en Ukraine, j’ai beaucoup étudié les centres associatifs dans lesquels les civils ukrainiens s’autoforment à la conduite de la guerre, au maniement des armes, etc. Aujourd’hui, on y voit beaucoup plus de femmes que d’hommes. Pour certaines d’entre elles, pas pour toutes, c’est une préparation à leur engagement dans l’armée.
La Russie, elle, n’a pas changé ses lois, et seuls les hommes y vont au front.
Ces hommes russes qui partent au front, ce sont surtout des représentants des régions périphériques du pays, n’est-ce pas ?
Oui, même si les soldes élevées vont aussi attirer la petite classe moyenne de ces régions. Et c’est notamment pour cette raison que la guerre, qui en Ukraine a nettement raffermi l’unité du pays et l’identification de ses habitants à identité ukrainienne, a eu en Russie un effet centrifuge. En effet, les régions les plus pauvres paient le plus lourd tribut en termes de combattants.
Cela a fait émerger, d’une manière qui, je pense, n’avait pas été anticipée par le pouvoir, un certain discours des minorités – Caucasiens, Bouriates, Iakoutes… – sur les sacrifices disproportionnés qu’elles font à l’armée russe. Ce discours, qui renvoie aussi aux inégalités et oppressions dont ces minorités ont pu faire l’objet par le passé et aujourd’hui encore, et au sentiment de certaines d’entre elles que leur culture est fragilisée et leur survie à terme menacée, est surtout formulé par les diasporas récentes, par ces gens qui ont quitté la Russie en guerre en 2022 ou qui sont partis dans les années précédentes, et qui, souvent, dénoncent le caractère colonial de la Fédération de Russie à l’égard de ses peuples minoritaires.
En outre, la logique centrifuge en Russie a été accentuée par la délégation aux régions de la responsabilité de la gestion des questions inconfortables. C’est quelque chose que le Kremlin avait déjà fait durant la pandémie de Covid-19. Les régions avaient alors été responsabilisées : elles étaient libres de mettre en place des restrictions ou pas, de financer des hôpitaux ou non, etc. Quand les choses allaient mal, le Kremlin n’y était donc pour rien : les autorités régionales étaient responsables, pas le centre. Ce système, très confortable pour Moscou, a été en partie reconduit à partir de février 2022. La responsabilité du recrutement a été déléguée aux régions – et cela, sans qu’elles reçoivent de ressources supplémentaires. Il y a de quoi, pour certaines régions, exprimer leur insatisfaction. Le contrat entre le centre et les périphéries ne sortira pas intact de la guerre, c’est certain.
Anna Colin-Lebedev, Enseignante-chercheuse en sciences politiques, spécialiste des sociétés postsoviétiques, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.