Avec « Généalogie d’un coup de foudre » l’avocat Charles Morel signe une fiction intense à partir d’un souvenir très fort de son propre passé. Introspection garantie. Entretien.
Quand un avocat prend la plume, le plus souvent, c’est pour évoquer ou sa vie ou une affaire en particulier. Pourquoi avoir choisi la fiction pour parler à la fois de vous et de votre profession ?
J’ai voulu écrire une fiction avec une matrice autobiographique, comme c’est d’ailleurs souvent le cas dans un premier roman. Il ne s’agit pas d’autofiction, je ne raconte pas ma vie, je me sers d’épisodes de ma vie comme d’un matériau littéraire que je tords, interprète, déforme pour pouvoir élaborer une œuvre littéraire. La profession d’avocat, telle que j’en fais l’expérience, multidimensionnelle, intellectuelle et humaine, s’imposait pour le personnage de Julien, mon double fictionnel, pour formuler, au fil du roman, deux ou trois choses essentielles de cette vocation, de ses grandeurs, de la liberté et de la force de caractère qu’elle exige, et de ses complications, notamment le rapport névrotique à l’argent, que Kessel contait lui-même en maître dans « Le Tour du malheur ». La passion amoureuse et l’enfance de Julien relève de ce que j’ai vécu. Le reste n’est que littérature !
Écrire a été pour vous une envie irrépressible ?
La Genèse de ce premier roman relève à la fois du hasard et de la nécessité. Le hasard, c’est une discussion avec une éditrice parisienne au cours d’un rendez-vous avec un client qui, comme d’habitude, avait quelques heures de retard. Nous avons eu le temps d’échanger sur nos parcours de vie, elle a lu le discours que j’avais prononcé en novembre 2000 sur le procès de Pierre Goldman à la rentrée solennelle du barreau de Paris, qui se rattachait à son histoire familiale et politique. Après ces heures fiévreuses, elle m’a demandé pour ainsi dire, comme Cocteau avec Radiguet, ordonné d’écrire un roman, après le récit d’une passion lycéenne dans notre conversation en escalier. J’ai commencé à écrire tranquillement, entre mes amours, mes amis, mes emmerdes, et mon travail d’avocat, des mots, des phrases, des chapitres se sont peu à peu agrégés, jusqu’au jour où j’ai décidé de prendre les choses en main et au sérieux. Ce travail ponctuel et désordonné puis structuré et rigoureux a commencé à ressembler à un roman.
Voilà pour le hasard. Et la nécessité ?
Rainer Maria Rilke affirmait à son jeune poète qu’on ne devait écrire que par nécessité. Il restait sans doute dans mon existence l’empreinte traumatique de cette passion de jeunesse, inassouvie, qui avait singulièrement compliqué mon rapport à l’amour. Un amour absolu, quels que soient ses ressorts, fait considérer à celui qui le vit ou en est frappé que seule la femme aimée pourra être l’objet de ses sentiments et qu’il engage donc sa vie entière dans l’aventure. Si le dénouement est malheureux, soudain et inexpliqué et que l’homme épris n’a pas un comportement exemplaire dans sa façon de faire face à la perte, il peut développer un sentiment de culpabilité et une hantise de l’abandon qui pèseront nécessairement sur sa vie sentimentale ultérieure. Faire l’expérience, finalement rare, d’un coup de foudre, c’est comprendre à l’instant même où il vous traverse que, quoi qu’il arrive, plus rien ne sera comme avant.
Une sorte de thérapie en quelque sorte ?
Indiscutablement, avant d’en faire, je l’espère et le crois, aux lecteurs et aux lectrices, ce roman m’a fait du bien, je crois même pouvoir dire qu’il m’a réparé. J’ai pu à nouveau aimer sans peur et sans réserve. Il m’a aussi aidé à mieux comprendre mon histoire, personnelle et familiale, l’intensité des épreuves traversées, le chemin vers ma lumière à travers l’apparente adversité, à regarder mon ombre avec bienveillance. Je ne l’avais pas anticipé, mais le travail d’écriture tire les fils de la mémoire, une arborescence de souvenirs qui remontent à la surface et permettent de revisiter le passé à l’aune d’une conscience qui s’est élargie et élevée, d’un cœur plus savant et plus profond. J’ai mieux compris l’incertitude de mon appartenance sociale — la petite bourgeoisie parisienne du 19ᵉ arrondissement, une mère assistante sociale, un père architecte-décorateur vaillant, mais désargenté -, le caractère structurant de mon ancrage familial entre Paris, les Landes et les Hautes-Pyrénées.
Pouvez-vous expliquer le beau titre de votre roman ?
Le roman tente de donner une définition du coup de foudre et d’en expliquer la gestation, de décrire ce qui se passe à l’intérieur du corps, de l’esprit et de l’âme. Il s’agit d’une fusée à plusieurs étages. D’abord la formation d’un esprit romantique dans une enfance bucolique, marquée par la découverte très précoce de la littérature et la présence vivante des ancêtres dans le Sud-Ouest de la France. J’ai été cet enfant qui dévore les livres en marchant à l’arrière d’une voiture, dans un train, allongé dans les hautes herbes, au temps où le téléphone résolument fixe sonnait dans l’indifférence générale au fond de la buanderie. Ensuite le portrait de la femme idéale, qui se dessine peu à peu, inconsciemment, par ébauches successives, par l’effet de ressemblance et de contraste avec ce que l’on connait, ce qui attire ou nous déplaît, après de nombreuses rencontres réelles ou fictives. Enfin, le jour de la rencontre ou, en l’espèce, de l’apparition. Un foudroiement qui dilate le cœur à l’infini et recompose le paysage mental.
Comment expliquez-vous que très peu d’avocats écrivent des romans ?
J’ai l’impression que nous ne sommes pas si rares, mais c’est peut-être un effet de loupe, je suis très attentif à la production littéraire de mes confrères, celle en tout cas qui m’apparaît d’emblée digne d’intérêt. Le principal frein à l’écriture d’un roman est sans doute le manque de temps. Lorsque tu travailles dix heures par jour minimum et que tu as une vie personnelle, familiale et parentale dense, c’est très compliqué de disposer du temps, de la constance ou de la continuité nécessaires. Il y a aussi la question du rapport à l’imaginaire, à soi-même et à l’écriture. Georges Kiejman, qui était un plaideur extraordinaire, un lecteur infatigable et passionné, me confessait qu’il se sentait incapable d’écrire un roman.
Comment décririez-vous la trame de Généalogie d’un coup de foudre ?
Ce roman commence par la chute : on découvre cet avocat parisien dont la trentaine s’achève, dans un couple en train de se déliter, un homme brave, courageux, et libre, mais aussi inconséquent, cerné de problèmes financiers et de menaces d’origine et de nature inconnues. Dans cette existence mouvementée et chaotique d’où surnagent quelques moments de bravoure, d’éloquence et d’inspiration, Julien est percuté par le souvenir incendiaire de la jeune femme, Charlotte, qu’il a passionnément aimé dans ces années lycéennes, sous la forme d’une étiquette surgie de nulle part dans des circonstances baroques. L’occasion pour lui de prendre conscience de la gravité de sa blessure et de la nécessité de se réconcilier avec son passé. S’ensuite une enquête pour retrouver Charlotte, comprendre ce qui s’est joué et obtenir son pardon. Le propos est romanesque, le fil rouge sentimental, les ressorts intimes, la destination politique.
Propos recueillis par Frédéric Crotta
« Généalogie d’un coup de foudre » Charles Morel Ed Ramsay 260 pages 20 euros