Vincent Lowy, Université de Lorraine
Le jour de Noël 2016 a été mis en ligne sur le site Politico un court article assez introspectif expliquant comment Rogue One, le dernier épisode de la série Star Wars, comportait de nombreux échos troublants liés à l’actualité internationale et en particulier des références à la guerre au Moyen-Orient et au terrorisme islamiste.
Spécialiste de cette saga dont il a retranscrit toutes les péripéties dans le système de versification shakespearien, le jeune romancier américain Ian Doscher relève, non sans précautions oratoires, plusieurs points difficiles à contester : dans Rogue One, la troupe des rebelles qui affronte l’Empire est composée de mercenaires qui représentent (selon nos critères terriens) un certain nombre de minorités ; ils exécutent une mission délicate qui se termine en apothéose, mais laisse tout le monde sur le carreau ; ils sont mal équipés et mal coordonnés et harcèlent néanmoins avec succès un ennemi puissant et implacable qui s’emploie à maintenir l’ordre dans la galaxie…
Doscher va même jusqu’à établir une analogie entre le moment où une petite navette pousse un gros vaisseau sur un autre et l’effondrement des Twin Towers percutées par des avions de ligne en septembre 2001.
Toutes ces suggestions convergent pour désigner l’Empire comme une métaphore des États-Unis et les rebelles comme un succédané des terroristes islamistes qui font régner la terreur dans le monde entier depuis plus de quinze ans. Le sous-titre de l’article est assez explicite : l’Empire, c’est nous ! Et naturellement, l’auteur fait le lien avec les risques et l’angoisse que suscitent pour une majorité d’Américains – des deux partis – le comportement erratique du nouveau Commander in Chief et l’avènement de son administration.
Nous savons déjà que cette dernière sera placée sous l’autorité de Steve Bannon, qui, mi-novembre, s’est empressé de décrire sa mission de conseiller à la Maison Blanche : « Dick Cheney, Dark Vador, Satan, c’est le vrai pouvoir… ». L’ancien responsable du site conspirationniste Breitbart place donc le méchant le plus populaire de la saga Star Wars au premier rang de ses héros, déclaration immature et cynique qui n’a soulevé aucune indignation tant l’état de choc qui suit l’élection de Trump est profond.
L’obsession du retour aux sources
La saga Star Wars a une forme : un mélange de science-fiction, de film de guerre et de film de cape et d’épée teinté de New Age, opposant des rebelles épris de liberté à un ordre totalitaire, au fil d’une intrigue tirée par les cheveux. Mais cette forme s’accompagne d’une aura : porté par un marketing puissant, Star Wars véhicule une mythologie particulièrement dynamique, entièrement conçue à partir du succès inattendu du premier film de 1977, mythologie qui se renouvelle au fil des progrès technologiques et qui aura bientôt traversé et structuré un demi-siècle de culture populaire.
Comme Ian Doscher, interrogeons-nous sur la cosmogonie élaborée par cette saga. La première trilogie a été réalisée dans les années 77-83 et son cadre de référence était celui de cette époque : un ordre international brutal et tyrannique ne pouvait que faire référence aux totalitarismes que l’Amérique venait d’affronter – et en réalité beaucoup moins au stalinisme qu’au national-socialisme (ces années ont été marquées par l’institutionnalisation de la Shoah).
Tout le monde a remarqué la parenté entre le casque noir de l’idole de Steve Bannon et le casque des troupes de la Wehrmacht, lui-même dérivé des casques lourds des soldats allemands de la Première Guerre mondiale et des corps francs qui ont inspiré le parti hitlérien. Les vaillants rebelles font donc très évidemment référence aux résistants, partisans (et aux soldats américains) qui dans toute l’Europe occupée ont lutté contre l’armée allemande et la sinistre Gestapo.
Au-delà, le film originel renvoyait à une autre révolte, plus emblématique encore d’un point de vue civilisationnel : George Lucas rejouait la Guerre d’Indépendance – à l’image de Stanley Kubrick qui dans Spartacus (1960) a systématiquement attribué à des acteurs anglais les rôles de patriciens du temps de la République (Laurence Olivier, Charles Laughton, Peter Ustinov…), alors que des juifs new-yorkais (Kirk Douglas, Tony Curtis…) ou des afro-américains (Woody Strode) incarnaient les gladiateurs appelés à renverser l’ordre ancien.
Jusque-là, tout était simple.
Marqués par le millénarisme apocalyptique des années 2000, les films suivants ont singulièrement compliqué la donne. Ne serait-ce que parce qu’ils ont été conçus dans le désordre, la seconde trilogie prenant place bien avant la première et la troisième longtemps après. Ce déboîté chronologique, très bien analysé dans un article récent par Laurent Jullier, traduit une certaine forme d’obsession américaine, celle du retour aux sources : la nécessité de constituer des récits fondateurs et de leur assigner un rôle fédérateur constitutif d’une mythologie des origines. Et les films récents instaurent un rapport de fascination fétichiste et quasi pervers à cette mythologie : ils semblent tendus vers le passé et son exploration (à travers des variations d’autant plus pesantes qu’elles se veulent subtiles), à défaut de pouvoir se tourner vers l’avenir et d’éventuelles promesses d’harmonie, comme le faisaient les films de la fin du XXᵉ siècle.
Si bien que la série actuelle, à commencer par Rogue One, nous précipite dans un « no future » existentiel d’autant plus difficile à résoudre que les formes dystopiques ont été littéralement épuisées par la saga et ses imitations et que le cinéma des 20 dernières années a fait de l’effondrement de notre civilisation un lieu commun hyperbolique que tout blockbuster digne de ce nom doit donner à voir, par une surenchère toujours plus riche en effets numériques et pyrotechniques et toujours plus pauvre d’un point de vue moral et politique.
L’Amérique, ennemi ultime de l’Amérique
De ce nouveau cinéma qui impose le design de la production en série là où l’ancien proposait l’éventuel et l’inactuel du prototype, on ne saurait retenir grand-chose d’autre : notre destin se joue désormais dans une pétaradante course à l’abîme, filant tout droit vers le passé, à défaut d’être capable d’envisager l’avenir.
Un environnement de menaces diffuses et constantes a remplacé l’ancien ordre totalitaire : tout comme le cinéma du monde bipolaire jouait sur l’affrontement bloc contre bloc et pariait sur des trios de personnages moins résilients que sémillants, les films d’aujourd’hui engendrent les personnages par dizaines et déroulent des intrigues artificiellement complexes où hécatombes et scènes primitives semblent rejouées à vide.
Doudou vaguement sinistre, Rogue One est à ce titre emblématique : la mission suicide de ces héros d’une seule séance est destinée à accoucher de l’espoir porté par le premier film, espoir que la trilogie actuelle s’emploie justement à enterrer ! En somme, c’est un film pour rien. Et la disparition brutale de l’actrice Carrie Fisher, fin 2016, est venue donner à ce sentiment d’impossible happy-ending une matérialité pirandellienne.
Dans les nouveaux films de la saga, il s’agit désormais de tenter de survivre. L’anthropologue Marc Abélès a théorisé l’idée d’un passage de la « convivance » à la « survivance », expliquant que les préoccupations liées à l’environnement et aux menaces bactériologiques obéissent à un besoin bien précis. Dans Anthropologie de la globalisation (2008), il souligne :
« Ce n’est pas un hasard si nous voyons émerger de nouveaux discours qui prennent au sérieux la négativité intrinsèque de la globalisation et les menaces qu’elle fait planer tant sur la nature que sur la société. D’un point de vue anthropologique, cela amène à réinterroger la pertinence de certaines visions bien ancrées qui ont jusqu’ici orienté les analyses et les théories portant sur le politique dans la société contemporaine. Aujourd’hui cependant, il faut bien se rendre à l’évidence : la conscience du risque et de l’insécurité n’est pas seulement une donnée phénoménologique. Elle induit un ensemble de préoccupations beaucoup plus vaste, et qui reconfigure de part en part le rapport de l’individu à la politique entendue comme action collective ».
C’est ce qui fait sans doute de Rogue One un des premiers jalons culturels de l’ère Trump. Ce film est au leader populiste ce que Hairspray (2007) a été à Obama : un retentissant manifeste pour l’Amérique à venir. Hanté par les fantômes numériques d’acteurs disparus, ce film boucle une boucle absurde et autoréférentielle, concluant implicitement à l’impossibilité d’un avenir commun dans une Amérique déchirée, où couve une guerre civile de basse intensité.
Les cinéphiles endurcis savent que le modèle des premiers films de la saga était en réalité le cinéma rooseveltien de l’âge d’or, en particulier les films de Frank Capra : La guerre des étoiles, c’est Monsieur Smith au Sénat. Les sénateurs corrompus et les prévaricateurs professionnels doivent s’incliner devant l’idéalisme boy-scout et l’exercice d’une presse indépendante. Seul le retour in extremis aux valeurs des pères fondateurs d’un certain nombre de figures nixoniennes et mélancoliques permet de maintenir la foi dans la République.
Si comme le suggère Ian Doscher, les rebelles de Rogue One ont l’allure des terroristes qui minent le moral de l’Occident et des gagnants de la mondialisation, c’est que la dépression post-11 septembre touche désormais au cœur du narcissisme américain et de son envahissante psyché. Il n’y a désormais plus de conversion possible dans cette Amérique en guerre contre elle-même, où les médias traditionnels sont supplantés par des sites conspirationnistes qui menacent leur rôle historique de gardien de la démocratie.
Dans ce monde-là, les mauvais pères sont appelés à le rester…
Vincent Lowy, Professeur en sciences de l’information et de la communication, directeur de l’Institut européen de cinéma et d’audiovisuel, Université de Lorraine
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.