Lina Kennouche, Université de Lorraine
L’arrivée de Joe Biden à la tête des États-Unis entraîne une redéfinition de la politique américaine au Moyen-Orient. Des inflexions de fond sont attendues ; pour autant, le président élu ne semble pas inscrire son engagement dans une rupture totale par rapport aux choix politiques de son prédécesseur.
Selon l’adage « Policy is People », il est essentiel de connaître la composition définitive de l’équipe que va former Biden avant de tirer des conclusions trop tranchées sur le contenu de la politique moyen-orientale de la nouvelle administration. L’expérience Trump a illustré une nouvelle fois que le président ne peut se prévaloir d’un rôle sans partage en matière de politique étrangère : une pluralité de conseillers interviennent dans ce domaine et les opinions ne sont pas unanimes en ce qui concerne sa conduite. Les nominations annoncées de Tony Blinken au département d’État, de Jake Sullivan à la direction de la Sécurité nationale, et d’Avril Haines à la tête du renseignement national, tous proches collaborateurs de Biden, portent pour l’instant à croire que la tendance qu’imprimera la nouvelle équipe à la politique américaine dans la région sera en phase avec les déclarations d’intention de Joe Biden et de sa vice-présidente, Kamala Harris, ainsi qu’avec leurs prises de position publiques sur certains dossiers.
Soutien attendu à Israël
Sur l’épineux dossier israélo-palestinien, l’équipe Biden ne remettra sans doute pas en cause les acquis de la politique du fait accompli initiée sous l’administration précédente, à commencer par le transfert de l’ambassade américaine à Jérusalem) et la reconnaissance de l’annexion par Israël du plateau du Golan. La ligne défendue par Kamala Harris, partisane déclarée d’Israël, en est le garde-fou principal.
« Plutôt Aipac que JStreet » – autrement dit, plus proche de l’American Israel Public Affairs Committee, groupe de pression défendant les intérêts de la droite dure israélienne, que de l’organisation rassemblant des membres du Congrès et de la communauté juive américaine favorables à la solution à deux États –, elle a publiquement réaffirmé l’engagement de Joe Biden à maintenir un « soutien inconditionnel à Israël » et à garantir sa « supériorité militaire qualitative ».
L’amitié, le soutien et l’admiration de Harris pour Israël s’enracinent dans son histoire personnelle. La vice-présidente l’évoque volontiers : dans sa jeunesse, elle a milité au sein du Jewish National Fund, organisation-sœur américaine du KKL, qui est une association israélienne en charge de planter des arbres sur les ruines des villages palestiniens et qui se trouve engagée, selon Haaretz, dans des batailles juridiques pour faire expulser des familles palestiniennes de Jérusalem-Est. L’engagement personnel de Harris emporte la conviction que, lors du mandat qui s’ouvre, la défense des intérêts sécuritaires d’Israël continuera de représenter la priorité de Washington, bien plus qu’une juste résolution de la question palestinienne.
De surcroît, bien que Joe Biden n’ait pas d’alchimie personnelle avec Benyamin Nétanyahou, qui vient de perdre un ami intime en la personne de Donald Trump, il n’en demeure pas moins un allié et « grand ami d’Israël », comme l’a déclaré le premier ministre israélien lui-même dans un tweet de félicitations au nouveau président élu. Sa proximité moins grande avec Nétanyahou ne suffit donc pas à considérer qu’il reviendra sur les décisions de son prédécesseur. Néanmoins, et dans la mesure où Biden, conformément à la position traditionnelle du Parti démocrate, se déclare en faveur de la « solution des deux États », il pourrait être enclin à rouvrir le consulat américain à Jérusalem-Est, à rétablir la participation des États-Unis au budget de l’UNRWA et à réaffirmer son soutien à l’Autorité palestinienne, qui a d’ores et déjà annoncé la reprise de sa coopération sécuritaire avec Israël.
Pour autant, les propos du futur secrétaire d’État de Joe Biden, Tony Blinken, accréditent l’hypothèse du maintien inconditionnel de l’aide militaire américaine à Israël. Le président du groupe JStreet reconnait lui-même que le « retour à une approche équilibré sur Israël » ne figure pas au rang des priorités de Biden.
L’intellectuel américano-palestinien Rachid el-Khalidi, professeur à Colombia, estime dans son livre Brokers of Deceit : How the U.S. Has Undermined Peace in the Middle East qu’il s’agit là d’une constante de la politique conduite par Washington. Selon lui, derrière le discours en trompe-l’œil sur la solution des deux États, toutes les administrations américaines successives ont cautionné la politique du fait accompli et exercé des pressions sur la partie palestinienne pour l’amener à négocier dans les conditions les plus désavantageuses.
Un retour à l’accord de 2015 sur l’Iran ? Pas si simple…
Sur le volet des relations avec l’Iran, Biden s’inscrit dans la continuité de Barack Obama, dont il partage la conviction que pour contrer la montée en puissance de la Chine, il est nécessaire d’atténuer les tensions avec Téhéran. Or un réchauffement des relations américano-iraniennes implique préalablement de trancher la question du retour des États-Unis dans l’accord sur le nucléaire de 2015 ou de le renégocier pour y inclure des restrictions sur le programme balistique iranien. Rappelons que lorsque les États-Unis ont signé le JCPOA en juillet 2015, l’Iran était affaibli par les sanctions, ostracisé sur la scène internationale et acculé en Syrie.
La convergence entre l’Arabie saoudite et la Turquie sur le terrain syrien a donné naissance à l’Armée de la Conquête qui mène une série d’offensives victorieuses dans le Nord, et prend Jisr Choughour et Idlib, progressant jusqu’à Sahl el Ghab, aux portes de Lattaquié. En très mauvaise posture, les alliés du régime syrien en appellent à l’implication militaire de la Russie qui intervient finalement en septembre 2015 pour inverser la vapeur.
Avec l’entrée en action de Moscou, non seulement Damas et ses alliés reprennent du terrain mais Téhéran exploite le contexte pour accroître sa présence militaire en Syrie (c’est plus qu’un renforcement du soutien militaire au régime syrien). Afin de contrer le développement de ce potentiel militaire de l’Iran en Syrie, lsraël initie alors la stratégie des « Operations between Wars » et mène, de l’aveu même de l’ancien chef d’état-major interarmées israélien Gadi Ezeinkot, « des milliers d’attaques » contre les Iraniens en Syrie, sans parvenir à freiner cette dynamique.
Dès lors, la dimension balistique apparaît comme un problème central car la dissuasion iranienne modifie les règles du jeu stratégique sur le terrain, comme l’a illustré en juin 2019 l’attaque par Téhéran de deux pétroliers dans le détroit d’Ormuz.Il est donc peu plausible que la nouvelle administration, dans un contexte géopolitique transformé, accepte un simple retour à l’accord de 2015. Mais reste à savoir si Biden fera montre de flexibilité tactique en levant les sanctions et en acceptant dans un premier temps le cadre du JCPOA pour renégocier par la suite, ou s’il énoncera dès le départ fermement les grands paramètres d’un nouvel accord (qui comportera donc des restrictions imposées au programme balistique iranien). De son côté, l’Iran est résolument opposé à l’idée d’une renégociation, faisant toutefois connaître sa disposition à revenir « automatiquement » au respect intégral de ses engagements du JCPOA en cas de levée des sanctions.
Inquiétudes à Riyad
Concernant l’Arabie saoudite et les Émirats, la différence d’approche est claire entre Trump et Biden. Tandis que le premier s’est illustré dans le choix inédit et remarqué de visiter Riyad immédiatement après son élection, le second a, dans une critique aux accents déplaisants, qualifié durant sa campagne l’Arabie saoudite d’« État-paria ».
Les déclarations de Biden scellent donc une détérioration réelle de la relation avec les Saoudiens et Émiratis qui ont financé la campagne de Trump en 2016 et craignent un retour à la vision d’Obama. Le lâchage par ce dernier des régimes de Moubarak et de Ben Ali, pourtant alliés de Washington, son acceptation des Frères musulmans ainsi que sa main tendue à l’Iran, ont constitué de sérieux sujets de préoccupation pour Riyad.
La volatilité du contexte stratégique a ainsi conduit l’Arabie saoudite à développer ses liens avec Moscou et Pékin, principaux concurrents des États-Unis, une situation nouvelle qui pourrait ouvrir la voie à une diversification des partenariats. Biden n’a aucune sympathie pour le prince héritier saoudien Mohamed Ben Salmane et ses positions belliqueuses, et exprime son opposition à la guerre au Yémen ; pour autant, le partenariat stratégique avec Riyad, qui traduit également la prégnance des intérêts du complexe militaro-industriel, dans l’élaboration de la politique étrangère américaine, reste solide.
L’Irak, la Syrie et le Liban vus à travers le prisme iranien
Pour ce qui est de l’Irak, le nouveau président américain apparaît comme une figure problématique : partisan de l’intervention américaine en 2003, il a également été l’instigateur d’un plan pour la partition du pays en trois États. Aujourd’hui, en dépit de l’importance que revêt Bagdad sur l’échiquier régional, dans un contexte de rivalité sino-américaine et de priorité donnée à l’endiguement de la puissance chinoise, un désengagement militaire de la région semble inéluctable, même si la question divise profondément l’establishment américain. Malgré une intention maintes fois réitérée par Donald Trump, la crainte que le vide laissé par un retrait américain soit comblé par l’Iran a jusqu’ici empêché la concrétisation de cette décision.
Aussi, sur la politique que conduira Biden en Irak, les orientations ne se dessinent pas encore de façon claire. Mais il est en revanche certain que, dans la perspective des négociations avec l’Iran, les Américains devront conserver une capacité de nuisance en s’ouvrant à de nouvelles forces y compris au sein de la Marjaïya, la plus haute autorité religieuse chiite, pour contrer l’influence iranienne. Depuis la chute du régime de Saddam Hussein, cette autorité tient un rôle prépondérant au sein de la communauté chiite irakienne. C’est sur pression de la Marjaïya que les forces américaines ont accepté la tenue d’élections législatives en 2005. En 2014, dans le contexte de l’offensive de l’EI sur Mossoul, cette autorité émet une fatwa sur le « djihad défensif » qui conduit un million de chiites à se porter volontaires pour combattre le groupe.
L’approche américaine du dossier syrien demeure la grande inconnue, mais elle pèsera également lourdement sur les perspectives de négociations avec l’Iran. Si Washington entend renouer le dialogue avec Téhéran, il le fera en appuyant sur les points de faiblesse de ce dernier, notamment la Syrie. Pour les États-Unis, il demeure indispensable de refouler l’influence régionale de l’Iran ; or, jusqu’ici, la bataille menée par Trump pour affaiblir le potentiel militaire de Téhéran a été un échec patent. Il est fort probable que l’offensive se poursuive sous l’administration Biden qui, tout en cherchant à négocier, entendra également mettre en difficulté l’Iran sur le terrain syrien. La loi César, qui prévoit notamment le gel de l’aide à la reconstruction et des sanctions contre le régime de Damas et toutes les personnes et entreprises collaborant avec celui-ci, demeure dans cette optique un instrument incontournable pour maintenir la pression sur le pouvoir de Bachar Al-Assad.
Enfin, vis-à-vis du Liban, la posture américaine pourrait se révéler moins intransigeante sous la nouvelle administration. La ligne adoptée par Trump se résumait par « étrangler le Liban pour étrangler le Hezbollah », mais cette politique s’est avérée totalement contre-productive comme l’a fait remarquer en août dernier Emmanuel Macron à son homologue américain. La nouvelle administration pourrait marquer sa différence en revenant à une politique de pression plus ciblée contre le Hezbollah… même s’il est encore bien tôt pour démêler les intentions de la politique concrète qui sera mise en œuvre.
Lina Kennouche, Doctorante en géopolitique, Université de Lorraine
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.