« Une histoire originale de Papychat pour Guigui » nous est envoyée de Bretagne pour découvrir le monde fabuleux de la mer.
Erwan était un petit garçon sage, mais alors un tout tout petit garçon qui était très très sage. Il était si petit que tout le monde se moquait de lui, l’appelait « Microbe » et le traitait comme un bébé, quand on ne l’oubliait pas, tant il était petit et sage.
« Mon petit Erwan par-ci, mon petit bonhomme par là! » étaient des expressions qu’il avait prises en horreur, se jurant bien que, quand il serait grand, (ce dont il ne doutait pas), il s’arrangerait pour ne jamais prononcer le mot « petit ».
En attendant, lui qui évitait ce mot avec grand soin, il rigolait bien en entendant les grands utiliser cet adjectif à tout bout de champ, quand ce n’était pas à tort et à travers…
« Ma petite maison, mon petit manteau, ma petite voiture, mon petit boulanger… »
Décidément, tout était petit dans la tête des grands…
Erwan habitait avec ses parents au bord de la mer, et on lui avait dit que, s’il regardait bien l’horizon, il pourrait voir l’Amérique au loin, très loin, juste en face de la fenêtre de sa chambre, là où se couche le soleil quand il devient tout rouge.
Mais Erwan avait beau scruter dans la bonne direction, il n’avait jamais vu l’Amérique, ni même les Indiens sur leurs chevaux de toutes les couleurs.
Tout cela parce qu’il était trop petit. Ce n’était vraiment pas juste !
Comme son papa, Erwan adorait la pêche et ils partaient souvent tous les deux, cannes et musettes sur l’épaule, taquiner les habitants des ondes.
Ils en revenaient généralement tout aussi bredouilles que crottés, la faute à pas de chance…
Erwan restait persuadé en son for intérieur, que c’était la présence de son père qui faisait fuir les poissons et qu’au fond, lui, il se débrouillerait bien mieux tout seul.
Un jour, qu’une fois de plus il rentrait bredouille de la pêche, son oncle, un énorme colosse à grosse bedaine, crût drôle de l’accueillir par un sonore et rigolard : « Alors Microbe, qu’est ce qu’on mange de bon ce soir ? »
Face à la mine dépitée d’Erwan et devant tout le monde, le monstre sortit de sa poche une allumette et, la tendant à Erwan, lui dit : « Tiens Microbe, je t’ai acheté une canne à pêche à ta mesure ! ». Et d’accompagner le tout d’un gros rire à lézarder les murs…
Vexé au plus profond de lui-même, Erwan ravala sa salive, serra les poings dans ses poches et fila dans sa chambre pour laisser libre cours à sa colère.
Là, le regard perdu à travers sa fenêtre et fixé sur une Amérique toujours absente, il se jura, entre deux hoquets, que lui, Erwan le Microbe, pêcherait le plus beau poisson du monde et que comme ça, personne n’oserait plus ni se moquer de lui ni l’appeler Microbe.
Puis il s’endormit, bercé par cette douce certitude, son chat entre les bras.
Le lendemain matin, alors que la maison était encore silencieuse, Erwan se prépara un bon casse croûte et se dirigea d’un pas décidé vers la plage.
On allait voir ce qu’on allait voir, non mais!
Seul à bord de son youyou, Erwan rama vers l’Ouest, tout droit vers cette Amérique qui devait se cacher derrière l’horizon.
Il rama si bien et si dur que soudain il ne se vit plus qu’entouré d’eau, sans aucune côte en vue : il était perdu.
Jamais il ne s’était autant senti Microbe qu’à ce moment là, avec rien que la mer de tous les côtés.
Comme il était tout seul, avec personne pour le voir et personne pour se moquer de lui, Erwan se mit à pleurer, mais pleurer, comme si rien ne pouvait l’arrêter.
Et plus il pleurait, et plus il avait envie de pleurer…
Jamais il ne retrouverait le chemin de la maison, ni ses parents, ni son chat, ni même son oncle qui se moquait tout le temps de lui mais qu’au fond il aimait bien…
Jamais plus il ne reverrait son école, sa maitresse et ses copains, sans compter le goût des crêpes de Maman, qu’elle servait pour le goûter.
Il allait mourir de faim dans son bateau et on ne le retrouverait jamais, perdu dans l’immensité marine.
Et il pleurait, pleurait à chaudes larmes…
Soudain il entendit comme un bruit d’eau qu’on agite avec la main, puis plus rien.
Le silence envahit à nouveau son univers, troublé par le son des vaguelettes heurtant la coque de son bateau.
Erwan somnolait quand il crut entendre à nouveau le bruit d’eau, suivi d’un rire moqueur : « Hi hi hi ! » faisait la voix.
Mais Erwan avait beau scruter la mer autour de son bateau, il ne voyait rien d’autre que quelques remous.
« Hi, hi, hi ! » entendit-il derrière lui.
Il se retourna très vite, aussi vite qu’il le pouvait sans faire chavirer son fragile esquif, mais rien, toujours rien, sauf peut-être un peu d’écume.
« Hi, hi, hi ! » fit encore la voix tout près de lui.
« Qui que tu sois, ce n’est pas très malin de se moquer d’un petit garçon perdu au milieu de l’océan ! Tu n’es ni meilleur ni intelligent que les grands », pleurnicha alors Erwan avec un peu de désespoir.
Pendant quelques minutes il ne passa rien puis, à deux pas de lui, la mer sembla se soulever, et un dauphin apparu, dansant sur sa queue et agitant les nageoires.
« Hi, hi, hi ! Je ne me moque pas de toi, je te dis bonjour ! Comment t’appelles-tu » dit le dauphin ?
« Je m’appelle Erwan, s’entendit répondre Erwan, un peu sidéré. Mais tout le monde m’appelle Microbe, parce que je suis tout petit. Et toi, quel est ton nom ? »
« Hi, hi, hi ! Moi c’est Youri » répondit le dauphin en faisant une pirouette.
« Et que fais-tu ici, Erwan, en pleine mer et si loin des côtes ? » fit le dauphin après quelques acrobaties.
« Tu es bien curieux de poser des questions à un inconnu », rétorqua un Erwan un peu surpris. « Je vais en Amérique, si tu veux savoir, même que je n’ai pas de temps à perdre si je veux arriver avant le goûter. » ajouta-t-il fièrement, comme un qui sait parfaitement ce qu’il fait.
Youri se roula alors dans l’eau qu’il frappait à coups de nageoires, le tout à grands renforts de Hi, hi, hi ! qui eurent le don de bien énerver Erwan.
« Tu vois bien que tu te moques de moi et que tu en profites parce que je suis tout petit. C’est pas juste » pleurnicha Erwan à l’adresse du dauphin qui sautillait autour du bateau.
« Je ne me moque pas de toi, pouffa Youri, mais je crois que tu ne te rends pas bien compte de la distance qui nous sépare de l’Amérique ! »
« Je sais très bien où je suis, même que je ne vais pas tarder à arriver, parce que je suis parti très tôt ce matin, que j’ai ramé tout le temps dans la même direction, et que j’ai terminé tout mon casse croûte et je peux te dire qu’il était gros !» lui répondit un Erwan très vexé mais aussi un peu ébranlé par les paroles de Youri.
« Je ne voudrais pas te faire peur… » commença Youri.
« Je ne vois pas pourquoi j’aurais peur » le coupa Erwan d’un ton qui ne souffrait aucune réplique.
« Bon, d’accord dit le dauphin, tu es le plus grand navigateur de tous les temps, mais j’aimerais bien te guider vers l’Amérique, si toutefois tu acceptais l’aide d’un modeste et stupide dauphin qui ne connaît rien à la mer. »
Erwan fut soudain pris d’une envie de donner un bon coup de rame à l’imprudent, mais Youri s’était trop éloigné de l’embarcation.
Au lieu de cela, scrutant le soleil qui se dirigeait lentement mais sûrement vers l’horizon, il s’entendit répondre, d’un air très décontracté malgré son appréhension grandissante : « Oui, pourquoi pas, si cela peut te faire plaisir… »
« De toutes façons j’y allais, j’ai un rendez vous pas loin des côtes chanta Youri, passe moi un bout* et on y va ! ».
Aussitôt dit, aussitôt fait, et voilà notre dauphin tirant la barque vers l’horizon.
Une conversation réveilla Erwan qui avait fini par s’endormir, bercé par la houle et le bruit de l’océan.
« Hi hi hi ! » disait Youri.
« Hi hi hi ! » répondaient des voix inconnues avec un drôle d’accent « Hi hi hi ! »
Se frottant les yeux pour mieux voir, Erwan aperçu Youri qui dansait avec deux autres dauphins tout blancs. Ils avaient l’air très contents de se voir, faisant des tas de cabrioles ponctuées de Hi hi hi ! sonores.
Se sentant observés, les trois dauphins se dirigèrent vers Erwan et Youri fit les présentations : « Je te présente mes cousins québécois, les bélugas. Ils ont un drôle d’accent, sont tout blancs avec une bosse sur la tête qu’on dirait des fantômes, mais ils sont très gentils. Et en plus ils vont au même endroit que moi. »
« Ah, au fait, ajouta-t-il désinvolte, tu es en Amérique… »
« En Amérique, en Amérique répéta un Erwan incrédule. Ce n’est pas possible, je ne vois ni indiens ni cow boys : tu te moques encore de moi ! »
« Pas du tout répondirent en chœur les deux autres avec un accent à couper au couteau. Bienvenue au Québec, la Belle Province canadienne, donc en Amérique du Nord. Les maudits Français oublient toujours que nous sommes américains… »
« Et où sommes-nous ? » demanda un Erwan pas très rassuré. L’Amérique, il avait dit cela comme ça, sans penser s’y retrouver un jour. Et puis, il ne connaissait personne en Amérique, comment allait-il faire pour manger, dormir, s’habiller, aller à l’école ? Encore une chance d’être au Québec, les habitants parlent français, même s’ils sont parfois difficiles à comprendre…
« On est dans St Laurent, pardon, sur le St Laurent rectifièrent les bélugas. « Ne te mords pas le front, on va s’occuper de toi et te faire découvrir notre Amérique ».
« Pour commencer, nous allons t’emmener avec nous à notre rendez vous de ce soir. C’est un événement très important, inconnu des humains, et qui doit le rester. Es-tu prêt à nous suivre et à ne jamais parler à qui que ce soit de ce que tu auras vu ou entendu ? Ce sera un secret entre toi et le Peuple de la Mer. »
« Oui », murmura Erwan en hochant lentement la tête.
« Alors, allons y, il n’y a pas de temps à perdre si nous nous voulons arriver à l’heure et avoir de bonnes places ! »
Joignant le geste à la parole, les trois dauphins se mirent à tirer la barque vers ce qui ressemblait de loin à une petite île au milieu du grand fleuve.
Au fur et à mesure que l’équipage s’en approchait, les contours de l’île se firent de plus en plus précis et l’ile se transforma en une immense baleine bleue qui flottait à la surface du fleuve.
Ce dernier était si large à cet endroit qu’on ne pouvait apercevoir ses deux rives en même temps.
Il régnait une étrange agitation aux abords de la baleine : elle semblait être le but de toutes sortes de poissons et d’animaux marins, tous atteints d’une frénésie joyeuse.
Erwan se demanda ce que tout ce petit monde venait faire dans ce coin perdu du Canada.
« Mais c’est la Fête de la Mer » lui répondirent en chœur les dauphins.
Ils étaient étonnés par une telle question, tant pour eux la réponse était évidente. Puis, se rendant compte qu’ils avaient à faire à petit garçon complètement perdu, ils expliquèrent :
« C’est simple, sur terre, tous les parents sont fiers de leurs enfants, et les enfants adorent leurs parents, même s’ils sont parfois un peu embêtants. Et bien dans la mer, c’est tout pareil. Aussi, pour les remercier, une grande fête est organisée chaque année, et les enfants offrent un spectacle à leurs parents. Vous n’avez pas ça sur terre ? » ironisèrent les dauphins.
« Bien sûr, même qu’à la dernière fête de l’école, j’étais déguisé en Luke Skywalker, avec un vrai sabre laser » rétorqua Erwan, certain de les remettre à leur place.
Mais les dauphins ne semblèrent pas plus admiratifs que cela (ils ne connaissaient même pas Luke Skywalker, les pauvres !) et continuèrent d’un ton très excité : « Et la Fête c’est aujourd’hui. Prépare-toi, on arrive ! ».
Ils se glissèrent dans la gueule grande ouverte de la baleine qui les accueillit d’un clin d’œil bienveillant.
Ils entrèrent en même temps qu’une rascasse bien hérissée et une seiche aux multiples couleurs changeantes.
Erwan fut tout de suite émerveillé par la beauté des lieux, tout tendus de rose pâle, du sol au plafond. Un tapis de sable fin et de coquillages multicolores guidait les visiteurs vers la salle de spectacle, encore plongée dans l’obscurité mais faiblement éclairée de place en place par des bulles de plancton phosphorescentes qui indiquaient les rangs des spectateurs.
Un crabe tout rouge vint à leur rencontre pour les conduire à leurs places respectives. Il lui était facile de se faufiler entre les rangs, lui qui marchait de travers.
Dans une rangée, Erwan se vit désigner une très belle anémone mauve qui s’avéra très confortable avec ses fines tentacules quand il s’assit dessus, ou plutôt dedans.
Malgré le léger brouhaha, il ne tarda pas à engager la conversation avec ses voisins, un sympathique poisson clown et une élégante crevette tout en carmin et beige, venus tous deux admirer leur progéniture.
« Votre enfant est-il musicien ou acteur ? » interrogea la crevette en aiguisant ses antennes.
Erwan se sentit un peu gêné d’expliquer que l’enfant c’était lui, que ses parents n’étaient pas là et qu’il avait été invité presque de force par un dauphin qui avait disparu dans la foule.
Fort heureusement, le rideau de scène, fait de laminaires tressées et constellé d’étoiles de mer et d’ormeaux, se mit à trembler sous l’agitation qui s’emparait des coulisses.
« Le spectacle va commencer » lui murmura à l’oreille le poisson clown d’un air entendu, tout en s’enfonçant voluptueusement au cœur de son anémone.
Un roulement de tambour amena aussitôt le silence dans la salle et des battements de cœur plus rapides dans les poitrines.
Lentement, le rideau se leva pour découvrir un orchestre installé dans une énorme coquille St Jacques dont les barbules clignotaient lentement, comme les lumières d’une soucoupe volante.
Et la musique s’insinua dans l’espace, sous la direction d’un minuscule hippocampe qui battait fébrilement des nageoires pour marquer le rythme.
Devant lui, des poissons scie jouaient du violon, la contrebasse emplissait avantageusement les bras d’un orque dignement drapé dans son costume noir et blanc, et une raie Manta soufflait dans une flûte traversière mordorée.
Au piano, une otarie du Cap transpirait dans sa fourrure tout en enfilant les arpèges, cependant qu’un manchot papou se dandinait derrière une trompette rutilante.
Trois rougets grondins s’époumonaient en jouant d’autant de bassons et un jeune congre enlaçait tendrement son hautbois.
Plus haut dans les gradins, une baleine de Pinck* s’éclatait à la caisse claire, alors qu’une vive furieuse virevoltait sur un xylophone en coquillages nacrés.
Erwan ne savait plus où donner de la tête et des oreilles tandis que la mélodie l’enroulait petit à petit, comme un ruban de chaleur.
Le chœur de maquereaux rayés et de sardines aux reflets métalliques se mêlait de manière parfaite à l’enivrante musique qu’un ballet de méduses et d’étoiles de mer complétait harmonieusement.
Une réussite parfaite qui le faisait fortement douter du niveau de qualité de ses propres prestations de Skywalker en herbe.
Si jeunes et si talentueux! Comme quoi on peut être petit, voir minuscule, et faire aussi bien et même mieux que les grands !
Erwan songeait qu’il en parlerait à son oncle, quand il se souvint de sa promesse de ne rien dire à quiconque. Dommage !
Mais ce qui retenait le plus son attention, c’était le dernier rang des musiciens, avec son morse qui faisait vibrer les timbales et surtout sa petite pieuvre violette et jaune qui s’activait à la batterie, comme un grand chef devant ses casseroles.
Ses tentacules volaient d’un instrument à l’autre, faisant naître un torrent ininterrompu de vibrations apaisantes.
Confit d’admiration, Erwan ne songeait qu’à faire sa connaissance, tant elle lui semblait maîtriser son art, tout en donnant l’illusion d’une facilité extrême.
Il ne la quittait pas des yeux, qu’elle avait grands et profonds, insondables comme des abysses.
« Elle est douée, la petite » lui susurra le poisson clown.
« Remarquable » renchérit sobrement la crevette en sirotant un jus de wakamé* .
La salle entière bruissait d’un contentement étonné.
Erwan allait ajouter son commentaire quand la petite pieuvre se lança dans un solo de batterie époustouflant, mêlant le tonnerre des orages et les sons des cataclysmes les plus effroyables aux tintements célestes les plus doux, le tout sur un rythme effréné.
L’ensemble de l’orchestre se tenait figé, à l’exception de l’hippocampe qui ne savait plus où donner de la nageoire.
Puis le solo s’acheva sur un énorme coup de cymbales qui fit vibrer l’air un long moment après que le son se fut dissipé.
Largué par une escadrille de poissons volants, un torrent de perles s’écoula alors du plafond, comme un feu d’artifice inattendu.
A ce moment précis, Erwan eut la certitude que le regard de la petite pieuvre se perdait dans le sien, et un frisson le traversa de la tête aux pieds.
Un manchot empereur, très digne dans costume de soirée, vint remercier public et artistes pour cette magnifique performance qui ferait sans nul doute date dans les annales de la Fête de la Mer, tout le monde étant invité au bal qui suivait.
Mais déjà les spectateurs applaudissaient à tout rompre les artistes d’un soir qui quittaient la scène l’un après l’autre tandis que la coquille St Jacques se refermait majestueusement.
Puis, dans une salle attenante, une foule mélangée s’empressa de s’agglutiner autour du buffet servi par une troupe de macareux aux becs multicolores.
Les parents éperdus de fierté félicitaient avec grandes effusions leurs rejetons héroïques et les piliers de bar habituels squattaient consciencieusement la tireuse à bière de salicorne* .
Les petites familles formaient des îlots entre lesquels slalomait Erwan, à la recherche de la petite pieuvre qui restait invisible.
Un banc de carangues tenta de l’emporter dans une folle farandole et il échappa de peu à la leçon de pêche d’un poisson Napoléon.
« Toujours pas de pieuvre en vue » s’alarma Erwan. « J’espère qu’elle n’est pas déjà partie ! ».
Interrogé, un tarpon étincelant lui assura l’avoir félicitée près du gros rocher il n’y avait pas cinq minutes. Elle devait encore s’y trouver.
Il refusa poliment la conversation d’un couple d’orphies entièrement habillées de turquoise et se dirigea vers le fond de la pièce, près des vestiaires.
De ce poste d’observation, il embrassait du regard toute la foule amassée, mais il avait beau écarquiller les yeux, il ne trouvait pas la silhouette recherchée.
Mais alors que son dos s’appuyait sur une tapisserie d’algues tressées, il ressentit un petit coup sur l’épaule gauche. Il tourna aussitôt instinctivement la tête de ce côté.
Mais il n’apercevait toujours rien, quand un coup identique se fit sentir sur son épaule droite.
Il dû tourner la tête très rapidement, car il lui sembla entrapercevoir un léger éclair jaune provenant de l’arrière de la tapisserie.
Persuadé qu’il s’agissait de celle qu’il recherchait, Erwan décida de s’éloigner lentement, pour ménager la timidité bien connue des pieuvres.
Il n’avait pas fait un pas qu’un tentacule violet et jaune s’enroula autour de son cou.
Faisant volte face, il se trouva nez à nez avec la pieuvre, toujours à moitié camouflée par la tapisserie.
« Ah, c’est toi ! Justement je te cherchais. » dit Erwan, la gorge nouée mais d’un ton qui se voulait badin.
« Eh bien tu m’as trouvée » lui répondit-elle d’un air moqueur. « Et que me voulais-tu ? »
« Te féliciter pour ton numéro de ce soir, vraiment extraordinaire, j’ai beaucoup, beaucoup aimé » bredouilla un Erwan soudain très emprunté. « Tu t’appelles comment ? Moi c’est Erwan mais on m’appelle aussi Microbe. »
« Je préfère Erwan, c’est plus sympa. Et puis c’est idiot de t’appeler Microbe, parce quoi je trouve que tu es déjà bien grand pour un microbe ! » s’entendit-il répondre une voix douce.
« Merci, je suis bien d’accord avec toi. Ce surnom m’énerve un peu. Mais avec le bruit, je n’ai pas bien compris ton nom, tu peux me le redire ? »
« Tu ne risquais pas de le comprendre, avec ou sans bruit, parce que je ne l’ai pas dit » s’amusa-t-elle.
« Tu as peur que je me moque de toi ou quoi ? »
« Mon nom c’est Lénaïg et je n’ai pas peur qu’on se moque de moi ».
« Comment ? »
« LE NA IG ! Tu es sourd ou quoi ? Heureusement que je joue de la batterie, sinon tu ne m’aurais jamais entendue ! ».
« Ah ben oui, Lénaïg », répéta Erwan, ignorant le sarcasme et faisant comme s’il avait toujours connu ce prénom. « Ca doit être du vieux breton ! »
« Exactement » dit-elle d’un air pincé et devenant toute violette. « Et ça te pose un problème ? » interrogea-t-elle en sortant entièrement de sa cachette.
Erwan constata alors qu’elle était plus grande qu’elle ne lui était apparue lors du spectacle, avec ses huit grands tentacules et ses grands yeux aux bords dorés.
Ce qui le surprit le plus, c’était sa capacité à changer de couleur à tout moment, passant en un instant d’une robe entièrement jaune à un manteau intégralement violet, la juxtaposition des deux couleurs étant toutefois son uniforme préféré.
« Un prénom breton, c’est plutôt pas courant ici. Et puis, Lénaïg, ca ne me pose pas de problème, parce que je suis breton. Et j’en suis fier ! » estima Erwan un peu plus fort qu’il ne l’aurait voulu.
« T’énerves pas, moi aussi je suis bretonne !» dit-elle en sautant sur son épaule.
« Tu es de quel coin toi ? Je te préviens, je ne suis pas Bigouden. Tu me vois avec une coiffe sur la tête ? »
Ils éclatèrent de rire et finirent la soirée ensemble, ne se quittant pas des yeux, se racontant leurs vies en bons « pays » se retrouvant loin de chez eux.
Tout avait soudain disparu autour d’eux, le bruit, la foule, les serveurs, les danseurs, les farandoles…
Parfois ils dansaient, langoureusement enlacés, souvent ils riaient, toujours ils discutaient et rien ne pouvait les atteindre. Ils étaient solidement installés dans leur bulle et n’avaient nulle intention d’en sortir.
Mais même les meilleurs moments ont une fin et Erwan constata que la musique ralentissait, que les farandoles devenaient plus courtes et la foule moins dense.
Bientôt on éteindrait les lampions et chacun rentrerait chez soi, emportant de merveilleux souvenirs dont l’encre pâlirait au fil du temps.
Il avoua alors à Lénaïg qu’il ne voulait jamais oublier ce moment, jamais l’oublier elle, qu’il voudrait que le temps s’arrête et rester toujours à danser rire, discuter et tout et tout.
Lénaïg lui expliqua les yeux humides que c’était pareil pour elle mais qu’il fallait se faire une raison, que la vie c’est pas toujours rigolo, mais qu’après tout ils avaient la chance d’être bretons tous les deux, alors qui sait peut être qu’un jour…
Soudain ses yeux s’animèrent en avisant un poisson chirurgien qui passait par là dans sa belle livrée bleue. Elle l’arrêta d’un bout de tentacule et lui murmura quelque chose à l’oreille.
L’autre fit aussitôt demi tour et se dirigea vers un groupe d’oursins diadème* avec lesquels il entra en grande discussion, guetté du coin de l’œil par Lénaïg.
Puis il revint avec une aiguille dans la gueule et interrogea Lénaïg du regard.
Cette dernière lui indiqua un coin de l’épaule d’Erwan et cracha discrètement un petit nuage d’encre, qu’Erwan n’aperçut pas car tout ce manège se déroulait dans son dos.
Alors, délicatement, le poisson chirurgien trempa l’aiguille dans l’encre du poulpe et dessina quelque chose sur l’épaule de Erwan qui ne se rendit compte de rien, tant il profitait des derniers instants avec Lénaïg.
Puis le moment redouté se produisit : les dauphins se dirigeaient droit vers eux, visiblement très contents de leur soirée.
« Hi hi hi ! » fit Youri « Alors cette soirée ? Super non ? Tu as entendu ce solo de batterie ? Mémorable ! »
Puis, apercevant Lénaïg penchée sur le cou de Erwan : « Ah ben je vois qu’on a fait connaissance, j’avais peur que tu te retrouves tout seul dans ton coin. Après tout tu étais le seul terrien de l’assistance ! »
Manifestement Youri avait abusé de la bière de salicorne, sans doute sous l’influence de son prénom russe…
« Dis donc mon gars, faut qu’on y aille, on a un océan à traverser, mine rien ! »
La mort dans l’âme Erwan se sépara de Lénaïg en détachant l’un après l’autre ses tentacules devenus soudains inertes et tout jaunes.
Au dernier, elle tomba à ses pieds comme une pauvre chose molle et lui lança d’une voix mourante, les yeux clos : « A bientôt, mon Microbe ! ».
« Kenavo** , ma pieuvre préférée… ».
Comme un zombie, Erwan quitta la salle et Lénaïg, traversa la gueule de la baleine en la saluant poliment, remonta dans son bateau et se fia à Youri pour le reste, malgré l’ivresse de celui-ci.
Il n’avait plus goût à rien, même pas aux crêpes de sa mère. C’était dire. Et puis son oncle pouvait bien se moquer de lui ça lui était égal, et même l’appeler Microbe, vu que comme Lénaïg l’avait appelé comme ça, alors ce n’était plus vexant.
C’est donc un Erwan très malheureux qui s’endormit comme assommé au fond de la barque, tandis que Youri cinglait vers l’Est, du moins l’espérait-il confusément.
« Erwan, Erwan, réveilles-toi mon chéri ! Il est dix heures, il est temps de prendre ton petit déjeuner ! »
La voix de sa mère le sortit de sa torpeur, autant que la bonne odeur des croissants au caramel au beurre salé, ses préférés.
Il s’assit dans son lit, baigné par la lumière éclatante du soleil, fait rarissime en Bretagne, c’est bien connu.
« Eh bien dis donc, tu nous as fait un sacré dodo depuis hier ! Tu as dormi plus de douze heures ! On a cru que tu nous couvais quelque chose ! Faut dire que tu as piqué une sacrée colère contre ton oncle quand il s’est moqué de toi pour la pêche et qu’il t’a appelé Microbe. Pourtant tu le connais, il n’est pas méchant, juste un peu taquin, mais tu sais, en fait il t’adore. Mange, mon Erwan, mange.»
Effondré dans son lit, Erwan mâchonnait mécaniquement son croissant. Ainsi tout ceci n’était qu’un rêve ! Youri, les bélugas, l’orchestre, le poisson clown et la crevette, les perles, l’anémone et surtout, surtout Lénaïg !
Pourtant il se souvenait de tout, jusqu’au goût du jus de wakamé ! Impossible d’avoir rêvé tout cela. Et la promesse ? En plus il ne pouvait rien dire. De toute façon personne ne le croirait, alors…
Et le poisson chirurgien, qu’est ce qu’il fabriquait celui-là à lui caresser l’épaule ?
Persuadé de pouvoir se raccrocher à quelque chose de tangible, Erwan courut examiner son épaule dans le miroir. A sa grande déception, aucune trace suspecte ne venait gâcher le grain délicat de sa peau.
Rien qu’un rêve alors ? Ben dans ce cas, c’était le plus chouette des rêves qu’il avait jamais fait. Mais quand même c’était trop vrai pour être faux.
Tandis qu’il s’habillait, sa mère l’appela. Il n’entendit pas la perle s’échapper d’une poche de son pantalon, rouler sous son lit et se caler confortablement entre deux lames de parquet.
La vie reprit son cours, Erwan devint un grand gaillard plus grand que son oncle qui ne se risquait plus à l’appeler Microbe.
Il ne se moquait plus de lui non plus quand il allait à la pêche pour en revenir systématiquement bredouille.
S’il l’avait suivi en pleine mer, il l’aurait entendu parler tout seul et rire parfois à gorge déployée. Evidemment le tonton ignorait la promesse qu’Erwan avait faite au Peuple de la mer…
Mais saurait-il su voir pour autant les légères marques de ventouses sur le corps de son neveu quand ce dernier rentrait de la pêche, et le petit tatouage qu’Erwan porte sur l’épaule, que seule l’eau de mer révèle ?
Une petite pieuvre violette et jaune avec un nom discrètement inscrit dans un des tentacules : Lénaïg.