Yannick Prost, Sciences Po – USPC
Bien que l’Europe ait dû affronter une vague exceptionnelle de demandeurs d’asile et de migrants irréguliers au cours des années 2014-2016, le candidat Macron n’avait pas accordé une attention significative au dossier migratoire durant la campagne présidentielle. Pourtant, une fois Président, il lui fallait bien traiter le sujet qui apparaît, dans un récent sondage comme la deuxième préoccupation des Français derrière la question de l’emploi mais au même niveau que l’avenir de la protection sociale.
Il est vrai que la période tragique des attentats depuis 2015 avait fait évoluer les perceptions des Français sur l’islam, l’immigration et le communautarisme, tout en provoquant un raidissement d’une partie de la classe politique lors de la déplorable séquence du projet de loi sur la déchéance de la nationalité.
En quête d’équilibre
Le Président français a intégré la vision de dirigeants comme Barack Obama, qui subordonnent la politique étrangère à l’agenda présidentiel global. Il doit trouver un équilibre propre à satisfaire son aile conservatrice-libérale (minorer le coût des politiques sociales et, en premier lieu, celle en faveur des quartiers urbains déshérités et réduire l’essor d’un fondamentalisme menaçant pour les mœurs d’une société post-moderne), garantir la sécurité du pays (une défaillance sur ce terrain pourrait raviver les doutes sur les capacités d’un jeune Président n’ayant connu ni la guerre, ni le service militaire), contribuer à la réforme générale du service public, et s’inscrire dans un pragmatisme qui fait de l’Europe autant l’instrument que la finalité du programme présidentiel.
C’est ainsi qu’avec une véritable cohérence il a conçu sa politique, exposée lors des discours à la Conférence des ambassadeurs, devant le Parlement européen de Strasbourg, à Ouagadougou, ou encore lors du sommet euro-africain à Abidjan. Il s’agit de faire progresser de concert plusieurs actions. La première vise à réduire, sur le territoire français, le nombre de sans-papiers ou demandeurs d’asile sans perspectives d’obtenir le statut de réfugiés.
Au même moment, Paris doit contribuer à la mise en œuvre d’une véritable politique migratoire européenne indispensable à la diminution des arrivées sur le territoire national par le biais des « mouvements secondaires » (le demandeur d’asile quitte le territoire de l’État européen où sa demande a été enregistrée pour s’installer dans un pays correspondant davantage à son projet de vie) ; enfin, il est nécessaire d’établir un compromis avec les pays de départ (désormais en grande partie africains) dont la croissance démographique et la situation sociale ou politique désastreuse nourrissent un flux apparemment intarissable sur le long terme.
Freins techniques
Un président jupitérien disposant d’une majorité docile à l’Assemblée nationale ne devrait pas, a priori, rencontrer de grandes difficultés pour construire le premier volet. L’accélération du traitement de la demande d’asile est une mesure de bon sens, propre à illustrer cette transformation de l’État que la nouvelle équipe gouvernementale entend par ailleurs conduire.
Toutefois, un certain nombre de freins techniques pour reconduire à la frontière les déboutés nécessitaient une loi. La discussion de celle-ci au Parlement a fait apparaître, pour la première fois, un trouble chez une partie des députés de la République En Marche, alors que le Sénat, plus conservateur, a durci le projet lors de l’examen en commission. Pas de risque politique majeur pour le Président, conforté par les sondages et une opinion publique qui lui sait gré de faire disparaître les campements sauvages en pleine capitale.
Habilement, tant pour faciliter le dialogue avec les pays africains que pour montrer l’exemple à ses partenaires européens et édulcorer l’image brutale qui semble désarçonner l’aile progressiste de son mouvement, le Président avait chargé le député Aurélien Taché de lui remettre un rapport visant à une réforme ambition de la politique d’intégration. Ce dernier trace des voies de nature à proposer un équilibre en matière de politique migratoire qui rappelle que la France est aussi une terre d’accueil.
Il demeure que la version adoptée par l’Assemblée nationale en première lecture s’avère plus timorée. Surtout, ces positions de principe – accélération des reconduites à la frontière ou accroissement de l’effort en matière d’apprentissage du français – risquent de se briser sur la réalité budgétaire qui tend à défaire ce que le discours à construit (lire le rapport de la Commission sénatoriale des finances sur la mission immigration du PLF 2018).
L’utilité de l’Europe
Sur le deuxième volet, Emmanuel Macron va faire de la politique migratoire aussi bien l’enjeu qu’une des preuves de l’utilité de l’Europe. La survie de l’espace de Schengen nécessite que l’Union européenne contrôle les frontières extérieures et répartisse les entrants, légaux ou non, parmi tous les États membres.
Ce contrôle doit être renforcé sur deux lignes de front : à la périphérie de l’Europe (d’où l’ambiguïté de la politique européenne de voisinage, finançant des régimes parfois désinvoltes avec le respect des droits de l’Homme) et sur les pays dits de première ligne (Italie, Grèce, Malte…). Mais il faut surtout répartir les demandeurs d’asile pour soulager les États en première ligne, qui n’ont pas vocation à prendre en charge tout le fardeau, et chez qui d’ailleurs les migrants n’entendent pas rester.
La relance du projet européen passe gagnerait en crédibilité si l’Allemagne et la France s’engageaient fermement derrière la Commission européenne pour rapprocher les législations, les conditions d’accueil, pour une mise en œuvre plus pragmatique mais réaffirmée dans ses principes du règlement de Dublin ainsi qu’en faveur d’une relocalisation des migrants accueillis par les pays de première ligne.
Las, le contexte politique s’est rapidement dégradé, tant en Allemagne (poussée de l’extrême droite) que dans un certain nombre de pays (Europe de l’Est, Autriche, Italie…), où l’hostilité de l’opinion publique s’est aggravée : à force de ne pas traiter la question, elle devient toujours plus délicate à gérer en dehors des passions.
Le refus d’accepter les relocalisations de la part des pays dit de Visegrad (Pologne, Slovaquie, Hongrie, Tchéquie) s’évanouira difficilement devant la menace des sanctions financières brandies par la Commission. Et, d’ailleurs, l’absence d’attaches historiques et diasporiques dans ces pays offrant par ailleurs peu d’opportunités professionnelles rend peu crédible l’installation durable des migrants. Et l’abandon de leurs responsabilités par les pays de la première ligne aggravera le délitement de l’espace de Schengen, déjà mis à mal par le rétablissement provisoire des contrôles à la frontière entre certains pays membres.
Il faudrait, certes, envisager une prise en charge plus importante par les pays d’accueil traditionnels comme la Suède, les Pays-Bas, la France, l’Allemagne, moyennant une compensation financière de l’Europe.
Procrastinations budgétaires
La Commission européenne vient de proposer un triplement du budget alloué aux questions migratoires (dont l’essentiel pour le contrôle des frontières, il est vrai). Mais les discussions âpres pour la préparation du cadre des perspectives financières 2021-2027 (disparition de la contribution britannique) ne facilitent pas l’émergence d’une telle solution, et le coût politique pour les responsables nationaux pourrait s’avérer sévère – plus, d’ailleurs, pour le Président Macron que pour une Angela Merkel qui devrait vivre son dernier mandat.
Il faut toutefois noter que cette dernière doit affronter la fronde d’une partie de son gouvernement, dont le ministre de l’Intérieur, Horst Seehofer, qui appelle à une redéfinition de la politique migratoire allemande dans un sens très restrictif, en évoquant notamment la nécessité d’expulser massivement et à courte échéance les « dublinés » présents sur le sol allemand.
Les mêmes procrastinations budgétaires se retrouvent sur le troisième volet, qui conjugue l’action nationale et la politique de coopération européenne. L’approche bilatérale française – celle des accords de gestion des flux concertés, qui proposent une aide économique en échange d’une réadmission facilitée par le pays de départ de leurs nationaux expulsés – n’a eu que des résultats mitigés : l’aide n’était pas à la hauteur des enjeux, et les migrants ont précisément pris de grands risques pour échapper à une absence de perspectives économiques.
Il s’agit, désormais, de répondre à ces enjeux, et de lier lutte contre le djihadisme, aide au développement et limitation des départs de migrants, souvent issus des zones rurales délaissées par les politiques publiques locales. La France a recentré son effort en matière d’aide au développement sur la zone sahélienne, et l’Europe a créé un fonds fiduciaire d’urgence qui s’inscrit dans cette logique.
Mais, là encore, les montants ne sont pas à la hauteur, et insuffisamment orientés vers la relance de l’agriculture et la création d’activités économiques pour les jeunes. Le plan Marshall en faveur du Sahel, que Berlin a ébauché en ayant pris conscience que le djihadisme africain pouvait aussi frapper l’Europe centrale, doit se concrétiser et c’est le moins que l’on puisse attendre d’une Allemagne qui laisse les soldats français se faire tuer pour tenter de ramener l’ordre dans cette région.
L’urgence d’une initiative conjointe
L’odyssée de l’Aquarius, ce bateau rempli de migrants repêchés en Méditerranée, demandant à accoster, mais repoussé par l’Italie, Malte et la France avant que l’Espagne accepter de laisser débarquer ses passagers, marque bien la désunion des Européens et le caractère très sensible d’un dossier qui a provoqué, au passage, de nouvelles tensions entre Paris et Rome.
Après l’échec du dernier Conseil de l’Union (4-5 juin) sur les propositions de réforme du régime de l’asile européen, il est urgent qu’une initiative conjointe de Jean‑Claude Juncker, d’Angela Merkel et d’Emmanuel Macron soumette un plan de financement de la coopération avec l’Afrique et d’accueil des relocalisés, adossé à une réduction des États qui ne participent pas au traitement commun et solidaire de l’Asile.
Si cette relance venait à manquer, le régime de Dublin et l’espace de Schengen seraient gravement menacés et l’actuel projet de loi asile et immigration bien insuffisant à résorber le surcroît de migrants irréguliers.
Le durcissement des relations avec les pays tiers qui en résulterait (rétorsion contre les États refusant de collaborer au retour de leurs nationaux) dégraderait encore l’indispensable coopération, et pourrait contribuer à terme à l’incompréhension de l’opinion publique envers notre engagement militaire au Sahel. Nous serions alors parvenus assez loin des objectifs de l’agenda présidentiel.
Yannick Prost, enseignant en relations internationales (Sciences Po) – responsable de l’unité d’enseignement « aire juridique et administrative' » (Master Lisi, UFR EILA, Université Paris VII Denis DIderot), Sciences Po – USPC
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.