Régis Latouche, Université de Lorraine
« L’initiative d’un seul homme suffit à déclencher mille impondérables qui modifient la face du monde […] Par la règle éternelle du cycle, notre science nous ramène au point de départ et le prétendu progrès ressuscite le diseur d’autrefois. Jadis les hommes en rond écoutaient l’aveugle aux cheveux blancs dont les yeux s’usèrent sur trop de spectacles. Aujourd’hui, murés dans leur chambre comme dans leur existence quotidienne, atteints d’une égale cécité, les hommes écoutent celui qui voit pour eux. »
L’auteur de ces phrases pourrait commenter l’Internet si, en 1928, son article « Le parleur inconnu » (Lucien Farnoux-Reynaud, dans Le Gaulois, 17 juillet 1928) ne faisait part des problématiques d’un récent média prescripteur : la radio. Une décennie plus tard, alors que l’usage du poste de radio s’est pleinement démocratisé, le 30 octobre 1938 à 19 heures 35, la troupe du Mercury Theatre dirigée par Orson Welles adapte en direct, sur la chaîne américaine CBS, le roman d’H.G. Wells, The War of the Worlds (La Guerre des mondes) (1898), qui raconte l’invasion de la Terre par des êtres venus de la planète Mars. Ce feuilleton-parlé modernise les codes proposés en 1898. La première personne du roman et les références aux journaux de l’époque sont remplacées par l’utilisation d’un semblant de « direct radiophonique »… Cette adaptation bon enfant, américaine et sonore, d’un classique de la littérature anglaise de science-fiction, va pourtant, on le sait, faire souffler un vent de panique des États-Unis au Canada.
De nombreux essais et des fictions ont décortiqué cet événement, dont la portée est parfois sujette à question. Quelle a été la portée effective du vent de panique ? Qu’est-ce qui fait que ce phénomène, entre fausse information et vraie fiction – une sorte de fake news avant l’heure –, a « pris » ?
« Broad castle »
Pour comprendre la perception de cet événement, il faut comprendre le contexte de sa diffusion, mais également la place de la radio dans l’écosystème des médias de l’époque.
En effet, dès 1934, la presse américaine a réussi à protéger ses ventes en obtenant des radios qu’elles ne diffusent l’actualité nationale qu’entre 9 heures (après les parutions écrites du matin) et 18 heures (avant les parutions écrites du soir). CBS a été une des premières radios à contourner cet accord en jouant de son direct pour s’intéresser à l’Europe dans son CBS World News Roundup.
Le 13 mars 1938, la radio fait ainsi vivre l’Anschluss, annexion de l’Autriche par l’Allemagne nazie, un feuilleton-vrai qui préfigure un futur conflit. CBS est encore la chaîne de l’« interactivité » quand elle prend ses auditeurs au téléphone ou répond à leurs courriers (Antenne ouverte). Ces proximités rapprochent les informations, même lointaines, du quotidien de l’écoutant.
La radio, parce qu’elle aligne tout sur une même ligne de temps, impose alors une redéfinition du terme anglais broadcast : « _broadcast _ : concerts, lectures, sujets instructifs, discours, informations météorologiques, représentations théâtrales et tout autre sujet. » (Comptes rendus des séances de l’Académie d’agriculture de France, Paris, éd. Idem, 1927, p. 1047. Nous avons choisi cette redéfinition vue de l’agriculture… Nous aurions pu la choisir venant des syndicats d’auteurs du 08/05/1923… Par la radio, le terme « broadcasting », entre dans le siècle.)
En radio, le sérieux et la fantaisie ne se différencient que par le son et le ton : un jingle (et une présentation publicitaire) segmente le passage d’une émission à l’autre, la voix grave donne et commente l’actualité, les sons plus haut perchés avec une légère réverbération sont typiques des feuilletons dramatiques radiodiffusés… Un pacte entre « les speakers inconnus » et les auditeurs s’est inventé (Contrat de communication, contrat de parole).
« Dress up for Halloween »
Une semaine avant la diffusion de La Guerre des mondes, dans leurs programmes réservés au divertissement, les médias font paraître des sujets d’horreur dont la science-fiction est alors un sous-genre : pour Halloween du 31 octobre 1938, les familles se préparent à se faire peur. Le lendemain de l’émission, les journaux américains accolent différents articles à ce fait divers : la Une du Boston Daily Globe aligne « The Capital Parade », « Ready for Halloween », « Mars Invasion, Thought Real », quand celle du New York Times associe à ce fait divers un article sur l’autorisation des juifs à franchir la frontière polonaise. Pour la première fois aux États-Unis, le 11 novembre devient une journée fériée (Armistice Day). Depuis le 13 mai 1938 (vote du Congrès instaurant la journée nationale), les médias et les vétérans évoquent la guerre passée.
La présence d’Halloween, les problèmes européens, le souvenir de 1917-1918, l’interactivité, etc. n’auraient pas créé cette panique si l’adaptation avait été produite sur un média classique, avec un « contrat spectatoriel » accepté. En effet, la génération de vingtenaires, née avec la radio, s’amuse de ses codes comme les feuilletonistes du début du XXe siècle s’amusaient des références aux journaux réels sans danger et sans déranger personne.
The Daily News (31 août 1938) résume en deux photographies sous-titrées ce nouvel écart conceptuel et générationnel. Quand la photographie du vieux Wells est sous-titrée « How odd », « Amazing » sous-titre celle du jeune Welles. Sans en avoir conscience, la troupe d’Orson Welles vient de rompre le pacte entre les auditeurs et leur station. Ce non-événement aurait dû s’interrompre avec les excuses du metteur en scène et disparaître de l’actualité… Dès le 2 novembre 1938, Le Washington Post titre d’ailleurs « Calm after Storm »… et pourtant, cette adaptation continue à alimenter une réflexion sur les médias.
W-Hell – (e) (s) ?
L’ampleur de la panique produite par l’émission est remise en cause depuis plusieurs années. Il est vrai que les journaux font alors leurs choux gras de cas individuels, même si le standard de CBS battit son record avec plus de 1 000 appels, dépassant ceux reçus le 6 mai 1937 lors de la catastrophe du Hindenburg. Le réseau CBS est, en 1938, la cible de la presse écrite parce qu’il détourne l’accord de 1934.
Le faux pas d’Orson Welles permet au Saint Louis Post Dispatch (31 août 1938) de dénoncer le : « Yellow journalism of the Air » (« Yellow journalism » peut se traduire par « journalisme de caniveau »). Ainsi, en amplifiant l’évènement, en le transformant en une forme de contenu trompeur dans ses effets pour servir ses intérêts politiques et économiques, la presse en fait clairement un exemple de mésinformation (fake news).
À neuf jours de l’Election Day (8 novembre 1938), les hommes politiques américains, pour « caresser » la presse écrite, utilisent le non-événement pour proposer une loi interdisant de lier actualité et fiction. David Sarnoff (RCA) attaque le 14 novembre 1938 son concurrent direct (CBS) en imaginant une régulation des radios sur le mode appliqué à Hollywood avec le code Hays. Cette proposition sera reprise par le New York Times (20 novembre 1938)…
Par le jeu des correspondants et la vitesse de la transmission des informations, ce qui se transforme en scandale traverse l’Atlantique pour atteindre des pays, dont beaucoup qui ne connaissent ni les tenants ni les aboutissants de cette émission (Halloween est une tradition inconnue en France). Ajoutez à cela le futur Citizen Kane, pour la sortie duquel le dossier de presse de la RKO utilisera l’anecdote afin de situer son réalisateur en 1940 aux États-Unis, puis après 1945 dans l’Europe libérée… et l’on peut comprendre qu’une heure d’émission suivie d’une petite émotion populaire ait pris tant d’ampleur.
Le diable est rentré dans sa boîte, mais il l’agite toujours…
Ce phénomène radiophonique fait réfléchir à la crédibilité accordée par le public aux récents supports dont, pourtant théorisés, on ne connaît pas précisément pas l’impact tout en affirmant qu’il est important (Influence). Laissons conclure, depuis 1898, le narrateur de « The War of the Worlds » qui découvre les joies d’une petite révolution (le vélo), sachant que les martiens attaquent avec des objets volants : « Pour ma part, j’étais fort préoccupé d’apprendre à monter en bicyclette, et absorbé aussi par une série d’articles discutant les probables développements des idées morales à mesure que la civilisation progressera. » 120 ans après, si le vélo est banalisé, le débat sur les « technologies de l’information et de la communication », les valeurs morales et le progrès civilisationnel est encore et toujours d’actualité.
Régis Latouche, Maître de conférences en sciences de l’information et de la communication, UL, CREM, Université de Lorraine
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.