Hervé Joly, Centre national de la recherche scientifique (CNRS)
Emmanuel Macron a osé ce qu’aucun gouvernement de droite n’avait osé depuis celui de Jacques Chirac en 1986, supprimer l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF), ou du moins en réduire fortement l’assiette sous la forme d’un impôt sur la fortune immobilière (IFI). Cette mesure n’est pas une surprise : elle était annoncée dans son programme présidentiel.
Mais, à la différence de la réforme du code du travail par ordonnances, elle était restée étonnamment peu débattue pendant la campagne. Son instauration immédiate ne manque pas de choquer l’opinion, d’autant plus que des mesures sociales promises comme la baisse des charges salariales ou l’exonération de la taxe d’habitation ne sont, elles, mises en œuvre que de manière progressive. S’y ajoute le choc de la décision brutale de baisser l’aide personnalisée au logement de 5 euros.
Par ailleurs, dans le programme Macron, le coût de la réforme de l’ISF était largement sous-estimé. Sa réduction à l’IFI était supposée ne représenter un manque à gagner que de deux milliards, et celui-ci devait être financé par les recettes du nouveau prélèvement forfaitaire sur le capital (flat tax) de 30 %. La réforme de la fiscalité du capital devait se faire « à coût nul ».
La réalité budgétaire s’avère fort différente. Le manque à gagner avec le passage à l’IFI atteindrait 3,2 milliards, et le prélèvement forfaitaire unique (PFU), au lieu de rapporter de l’argent, priverait l’État d’1,3 milliard d’euros de recettes en 2018 (et 1,9 milliard en 2019) ! Au total, ce sont donc plus de 5 milliards de recettes perdues !
L’idée se répand donc que, dans la politique budgétaire du nouveau gouvernement, la balance penche fortement à droite et qu’Emmanuel Macron serait un nouveau « président des riches ». Cette mesure risque de pourrir l’ensemble du quinquennat. À chaque fois qu’un sacrifice sera demandé à une catégorie, le gouvernement se verra rappeler qu’il a trouvé les moyens de faire des cadeaux à des privilégiés.
Il est incontestable que, en termes microéconomiques, sortir l’ensemble des valeurs mobilières de l’ISF représente un avantage important pour beaucoup des 350 000 contribuables qui le payaient. Des exemples pris par le ministère lui-même dans le document de présentation de la loi de finances l’illustrent.
Une famille disposant d’un patrimoine de 2 millions de francs, qui payait 5 720 euros d’ISF, se retrouvera sous le seuil de déclenchement de l’IFI (1,3 million) avec une résidence principale de 800 000 euros (bénéficiaire d’un abattement de 30 %) et un portefeuille de titres de 500 000 euros. De manière encore plus spectaculaire, un contribuable ayant vendu son entreprise 11 millions d’euros disposant d’un patrimoine financier de 10 millions gagnera 108 690 euros à être entièrement exonéré.
Des gains qui n’ont aucune commune mesure, au moins en valeur absolue, avec les quelques centaines d’euros que pourront représenter à terme les baisses de charges et d’impôts pour les catégories modestes (le fameux 13e mois mis en avant par le gouvernement). En cela, la mesure est intrinsèquement injuste dans la mesure où elle contribue a priori à accentuer les inégalités, en favorisant les plus privilégiés.
Quels effets macroéconomiques ?
Reste à déterminer si la réforme de l’ISF peut avoir des effets macroéconomiques positifs, et donc aller dans le sens de l’intérêt général. Dans sa communication (Émission politique sur France 2 le 28 septembre, entretien à Libération le 4 octobre), le premier ministre Édouard Philippe met surtout l’accent sur la perspective d’un retour des exilés fiscaux, qui permettrait, en les amenant à payer l’impôt sur le revenu et autres taxes, de compenser les recettes perdues.
Mais cela reste très hypothétique tant il est difficile de déterminer la part de l’ISF dans les motivations à l’exil fiscal, dont l’ampleur, elle-même, est contestée. Le programme présidentiel comportait d’autres arguments, en partie repris par le ministère des Finances, moins mis en avant dans le discours gouvernemental.
L’ISF est d’abord accusé de « frapper lourdement les investissements », dont il pourrait, avec le cumul d’autres impôts, supprimer tout rendement. Le ministère précise que cela inciterait les ménages assujettis à privilégier les placements à taux fixe, plutôt que les actions « au rendement incertain et fluctuant ». Mais on pouvait soutenir que l’ISF incitait les assujettis à avoir une gestion dynamique de leur capital pour le rentabiliser.
Ensuite, l’ISF aurait de nombreux effets pervers pour les entreprises, en particulier pour les PME et ETI familiales. Il inciterait pour le payer à des distributions de dividendes plus importantes qui priveraient les entreprises de fonds propres ; il les dissuaderait d’augmenter leur capital pour ne pas faire passer leurs associés ou actionnaires sous le seuil d’exonération de 20 % ; il encouragerait les dirigeants à retarder leur départ à la retraite pour conserver l’exonération de l’outil de travail.
Ces effets pervers sont plus convaincants, même si, là encore, aucune étude ne permet d’en préciser l’ampleur exacte. De plus, les deux derniers reposent sur des exonérations partielles qui visaient déjà à protéger l’outil de travail. On aurait pu imaginer de supprimer ces exonérations en les remplaçant par une baisse générale des taux. De manière générale, tous ces arguments, aussi fondés qu’ils puissent être, restent très techniques et peu « vendables » dans une communication grand public pour se défendre d’une accusation de président des riches.
Une construction fragile
Une autre défense possible serait de dire que la mesure Macron serait une moindre injustice que la suppression intégrale l’ISF que préconisait, comme ses principaux rivaux à la primaire, le candidat de la droite François Fillon. Mais ce nouvel IFI apparaît comme une construction bien fragile.
D’une part, les valeurs mobilières exonérées sont entendues très largement, bien au-delà de ce qu’impliquerait le soutien à l’investissement dans l’économie, en intégrant les assurances-vie qui sont loin de reposer sur des seuls portefeuilles d’actions, sans parler des fameux signes extérieurs de richesse comme les yachts ou les voitures de luxe. Il n’existe plus aucune incitation à des investissements productifs ; le dispositif spécifique de soutien aux PME de l’ISF disparaît avec lui.
D’autre part, l’IFI apparaît comme une survivance fragile dans la mesure où elle frappe la seule propriété immobilière, jugée économiquement négative. Les effets dissuasifs qui ne manqueront pas d’en résulter pour la construction ou la rénovation de logements inciteront à de nouvelles exonérations qui en réduiront encore l’ampleur.
On voit combien il va être difficile à la nouvelle majorité de défendre cette réforme. L’ISF était un impôt à gruyère, qui rapportait relativement peu et avait des effets pervers, mais il avait une portée symbolique forte face à un sentiment d’accroissement des inégalités. Les bénéfices potentiels au regard de l’intérêt général de sa quasi-suppression risquent d’être trop tardifs et peu perceptibles pour compenser les dégâts politiques immédiats et durables qu’elle génère. Autant la réforme du code du travail a été bien préparée et menée, autant le gouvernement semble moins bien armé pour gagner cette nouvelle bataille de communication.
Hervé Joly, Directeur de recherche histoire contemporaine, CNRS, Laboratoire Triangle, Université de Lyon, Centre national de la recherche scientifique (CNRS)
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.