Elyamine Settoul, Sciences Po – USPC
Les actes de terreur djihadiste qui ensanglantent les grandes villes occidentales comptent de plus en plus souvent des fratries. Merah, Kouachi, Abaaoud, Abdeslam, Belhoucine en France, El Bakraoui en Belgique, Tsarnaev aux Etats-Unis : le phénomène devient suffisamment récurrent pour que l’on n’y prête une plus grande attention. Si l’on ajoute à ces quelques exemples la longue liste des frères partis rejoindre les rangs des foreign fighters de l’État islamique, le phénomène se compte vraisemblablement par dizaines.
Les études de sociologie militaire s’avèrent heuristiquement pertinentes pour décrypter l’importance et la plus-value des liens fraternels dans l’accomplissement de missions qui s’apparentent de plus en plus à de véritables actions de guerre. Les solidarités affectives représentent en effet un vecteur idéal pour la cohésion des groupes face à l’adversité. Loin d’être originales, les vertus de ces liens comme élément cohésif ont été instrumentalisées dès l’Antiquité comme ressource pour le combat.
Camaraderie et confiance mutuelle
À l’époque de la Grèce antique le Bataillon sacré (ou Bataillon thébain) qui fédérait exclusivement des couples d’hommes représentait une troupe d’élite se démarquant par son ardeur au combat. Au XXe siècle, des sociologues américains tels que Morris Janowitz et Edward Shils ont mis en lumière l’importance primordiale de la camaraderie et de la fraternité dans la cohésion interne des groupes. Ces auteurs ont notamment théorisé l’idée selon laquelle, plus que le partage d’une idéologie commune, c’est la camaraderie et la confiance mutuelle qui constituent le principal ressort des groupes de combat.
Aujourd’hui encore, une bonne partie des programmes d’instruction militaire vise à générer ce sentiment de camaraderie et de solidarité parmi les soldats. Une fois ces derniers enrégimentés, la vie communautaire à l’intérieur des bases, le partage de rites communs (fêtes, popotes…) parachèvent cette socialisation professionnelle et participent d’une sociabilité destinée à produire un sentiment d’appartenance collectif quasi familial (frères d’armes).
Ces dynamiques ne sont pas sans rappeler la notion wébérienne de « communalisation », à savoir un processus donnant le sentiment à des groupes d’individus d’appartenir solidairement à la même communauté. Dans ces conditions, et comme l’a bien montré Farhad Khosrokavar à travers ses travaux sur la radicalisation, la complicité fraternelle apparaît comme une condition de résilience face à l’adversité. Elle représente une ressource opérationnelle d’autant plus stratégique que le maillage des services de renseignement se fait de plus en plus intense.
Du point de vue sociologique, les fratries du djihad ont souvent fait leurs gammes au fil de parcours sociaux marqués par des activités délinquantes. Celles-ci représentent autant d’occasions de tester la résistance de ces liens. Ne pas « balancer »son acolyte lors des gardes à vue policières, résister à toutes les formes de stress et de pression, tout cela constitue autant de preuves et de certifications d’une confiance absolue qui sera nécessairement mobilisée pour commettre l’acte ultime.
Engagement militaire et engagement djihadiste
Mais si la fratrie apparaît bien comme un support évident pour le combat, on pourrait inverser la proposition et se demander si certains djihadistes n’ont pas recherché dans le métier du combat une forme de fratrie. Peu relevé par les spécialistes, le nombre de djihadistes ayant approché ou embrassé le métier des armes est pourtant frappant.
Les parallèles et les porosités entre parcours d’engagement militaire et engagement djihadiste ont en effet trouvé à s’incarner à travers de multiples exemples. Ainsi, avant de commettre ses attaques à Toulouse en juillet 2010, Mohamed Merah avait tenté de s’engager au sein de la Légion étrangère. De même, les témoignages relatifs au parcours d’Hasna Ait Boulahcen, proche des terroristes des attentats du 13 novembre dernier, rapportent qu’elle souhaitait vivement s’enrôler au sein des armées françaises.
D’autres ont franchi le cap. Ainsi Lionel Dumont, ex-membre du gang de Roubaix (1996), avait effectué son service militaire au 4e Régiment d’infanterie marine de Fréjus. Il partit par la suite à Djibouti avec le 5e Régiment interarmes d’outre-mer pour participer à l’intervention multinationale de l’ONU en Somalie dans le cadre de l’opération humanitaire française Oryx (1992-1993).
D’autres exemples puisés à l’étranger pourraient être cités. Ainsi le converti Abdul Shakur (né Steven Vikash Chand) s’est engagé durant quatre années au sein du Régiment Royal du Canada de (2000-2004) avant de se livrer à des activités terroristes lors du complot déjoué à Toronto en juin 2006. Daech compterait dans ses rangs plusieurs ex-soldats issus d’armées occidentales (France, Pays-Bas, Belgique).
Bifurcations biographiques
L’ambivalence de ces trajectoires sociales déstabilise quelque peu tant les valeurs associées aux logiques d’engagement djihadiste et militaire paraissent diamétralement opposées dans les imaginaires collectifs. Elle nous amène également à repenser les motivations profondes de ces acteurs et les facteurs qui infléchissent, d’un côté ou l’autre, leurs itinéraires sociaux.
Qu’est-ce qui détourne un Merah du passage des derniers tests de recrutement militaire ? Qu’est-ce qui fait qu’Hasna Ait Boulahcen rêve des armées françaises sans franchir le cap de l’enrôlement ? Pourquoi des soldats socialisés et formés dans des nations occidentales décident un jour de rejoindre les rangs de l’État islamique ?
Rendre compte de ces bifurcations biographiques n’est pas chose aisée. Cela nécessite de s’immerger dans les détails et les singularités des parcours de vie. Pour cette raison l’adoption d’une focale microsociologique paraît particulièrement appropriée dans la mesure où elle permettrait de mettre en lumière les incidences des micro-évènements sur les itinéraires individuels et de mieux penser une complexité sociale qui se laisse difficilement enfermer dans la simplicité des visions manichéennes du type engagement militaire versus engagement djihadiste.
Elyamine Settoul, Chercheur, Sciences Po – USPC
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.