Yves Petit, Université de Lorraine
Les négociations de l’accord de retrait du Royaume-Uni de l’Union européenne (UE) ont débuté officiellement le 19 juin 2017. Comme le précisent les directives de négociation, qui s’appuient elles-mêmes sur les orientations du Conseil européen, l’article 50 TUE « confère à l’Union une compétence horizontale exceptionnelle pour aborder dans l’accord toutes les questions nécessaires à l’organisation du retrait. » Il faut en effet mettre fin à 44 ans de relations communes et souvent tumultueuses, et en même temps parvenir à un retrait ordonné de l’UE.
Il est effectivement vital que le retrait soit organisé de manière ordonnée, « afin de ne pas porter préjudice » à l’UE, à ses citoyens ou au processus d’intégration européenne ». Les enjeux sont très nombreux, en raison des incidences du Brexit sur les plans humain, économique, financier, juridique, social et politique, sans compter qu’une absence d’accord aurait certainement des conséquences graves.
Les têtes de chapitre des orientations du Conseil européen et des directives de négociation permettent de se faire une idée des multiples sujets que la négociation de retrait devra aborder et régler : les droits des citoyens, le règlement financier, la situation des marchandises mise sur le marché, les procédures en matière de coopération administrative et répressive, de coopération judiciaire civile, commerciale et pénale. Une procédure en trois temps – appel d’offres, évaluation par la Commission, décision finale des 27 en novembre 2017 – conduisant à une décision relative au transfert de l’Agence européenne des médicaments et de l’Autorité bancaire européenne a été arrêtée le 22 juin 2017.
Trois sujets se détachent cependant. Les deux premiers sont prioritaires : les droits des citoyens ; le règlement financier du Brexit. Le troisième découle de la transformation du Royaume-Uni d’État membre en État tiers, ce qui « fait émerger des conflits mis en sommeil grâce à l’Union européenne ».
Les droits des citoyens européens
Un working paper, « Essential Principles on Citizens’ Rights », a été adopté par l’Union et transmis au Royaume-Uni le 12 juin 2017. En retour, la première ministre Theresa May a présenté, le 26 juin 2017, un document intitulé « Safeguarding the Position of EU Citizens Living in the UK and UK Nationals Living in the EU ».
La négociation du retrait entre ainsi dans le vif du sujet, car plus de 4 millions de citoyens de l’Union sont directement concernés par le Brexit. Un peu plus de 3 millions d’Européens (notamment 900 000 Polonais, 300 000 Irlandais et 230 000 Roumains) vivent et travaillent au Royaume-Uni. Environ un million de citoyens britanniques sont installés dans un autre État membre, plus du tiers vivant en Espagne.
Si l’UE et le Royaume-Uni estiment à l’unisson que les citoyens européens constituent une priorité en raison de la menace pesant sur leurs droits, leurs positions respectives doivent être rapprochées pour parvenir à un accord. L’offre britannique du 26 juin a été jugée trop peu généreuse, car manquant d’ambition, de clarté et de garanties selon le négociateur en chef de l’Union, Michel Barnier.
Le respect du principe de l’égalité de traitement
Pour l’UE, un retrait ordonné implique la conclusion d’un accord portant sur des garanties réciproques préservant le statut et les droits des citoyens des États membres de l’UE à 27 et du Royaume-Uni, ainsi que des membres de leur famille affectés par le Brexit. L’accord de retrait devra ainsi lister les droits à protéger : droits de séjour, relatifs à l’accès au marché du travail, à l’éducation, aux soins de santé et à la sécurité sociale, aux pensions et la reconnaissance des diplômes. Ils devront être protégés sur le fondement du droit de l’UE, et garantis par la Cour de Justice de l’UE. Les garanties apportées devront être effectives, opposables, globales, fondées sur le principe de l’égalité de traitement et inclure un droit de séjour permanent après 5 ans de séjour régulier ininterrompu.
L’offre britannique du 26 juin 2017 est présentée comme « équitable et sérieuse » par la première ministre britannique Theresa May. Elle ne va cependant pas sans soulever de difficultés, même si « Le Royaume-Uni s’engage à protéger les ressortissants européens ». Il veut créer un nouveau statut sécurisé de résident permanent (« settled status ») qui leur octroiera quasiment les mêmes droits que les citoyens britanniques en ce qui concerne l’emploi, la santé, l’aide sociale ou la retraite. Les Européens vivant depuis plus de 5 ans au Royaume-Uni avant une date qui reste à fixer (« specified date ») en seront bénéficiaires. Le statut des Européens qui ne posséderont pas ces 5 ans « d’ancienneté » reste, pour le moment, incertain. La situation du ou des membres d’une famille n’ayant pas le statut de citoyen européen doit encore être précisée.
Plusieurs points restent en suspens. La date butoir (« cut-off date »), à partir de laquelle il ne sera plus possible pour les Européens et les Britanniques de bénéficier des mêmes droits, n’est pas arrêtée. Elle devrait intervenir entre le 29 mars 2017 – date de la notification du retrait – et au plus tard à la sortie du Royaume-Uni. L’offre britannique aligne (à la baisse ?) les droits des Européens sur ceux des Britanniques, et exclut la compétence de la Cour de justice en cas de litige.
Il faudra donc veiller à ce que « l’intégrité du droit de l’Union, y compris de la Charte des droits fondamentaux », soit respectée et éviter toute dégradation des droits liés à la liberté de circulation, ainsi que toute discrimination entre citoyens de l’UE.
Le règlement financier du retrait
L’UE a proposé au Royaume-Uni un deuxième working paper, « Essential Principles on Financial Settlement ». Quand on connaît l’histoire budgétaire de l’Union, et notamment l’épisode célèbre du « chèque britannique », figurant toujours en bonne place dans la décision « Ressources propres » et dont le principe a été posé en juin 1984 lors du Conseil européen de Fontainebleau, ce sujet est potentiellement le plus conflictuel.
Afin de régler l’ardoise de la sortie, le principe retenu par les orientations du Conseil européen est celui d’un « règlement financier unique ». Le Royaume-Uni doit honorer l’ensemble des engagements financiers qu’il a pris en qualité d’État membre de l’UE, ce principe ayant pour but de couvrir l’ensemble de ses relations financières avec l’Union. Comme l’a spécifié Michel Barnier, l’objectif est de solder les comptes : « Il ne s’agit pas d’une punition, ni d’une taxe de sortie. »
Le retrait du Royaume-Uni a donc un coût, que le gouvernement britannique doit assumer financièrement et politiquement. Non seulement, il devra s’acquitter de la totalité de ses obligations et des paiements correspondant aux engagements contractés durant le cadre financier pluriannuel 2014-2020, financer les pensions des fonctionnaires européens britanniques et le transfert des deux Agences dont le siège est à Londres, mais des compensations pourraient lui être demandées par certains pays tiers liés à l’UE par des accords commerciaux.
Pour le moment, la Commission européenne n’a précisé aucun chiffre. Le montant le plus fréquemment avancé de cette soulte varie entre 40 et 60 milliards d’euros. Cette somme « pourrait (cependant) être réévaluée à 100 milliards d’euros, afin de prendre en compte les coûts supplémentaires induits par le Brexit sur la mise en œuvre de la politique agricole commune et le fonctionnement administratif de l’UE ». Une méthode de calcul rigoureuse s’impose donc.
De plus, le départ du Royaume-Uni va contraindre la Commission et les 27 à combler le « trou béant » laissé par un important contributeur net, et à gérer les tensions probables entre les contributeurs et les bénéficiaires du budget de l’Union. Ce gouffre financier est évalué à 8,5-10 milliards. Le Brexit vaut par conséquent son pesant d’euros !
Eviter le retour de conflits européens « gelés »
Le futur statut d’État tiers du Royaume-Uni risque de réactiver des tensions « oubliées », grâce à l’action de l’Union et de son droit. Ainsi, le cadre de négociation du Brexit aborde les trois questions spécifiques de la relation entre la République d’Irlande et l’Irlande du Nord, des zones de souveraineté du Royaume-Uni à Chypre, et de l’avenir de Gibraltar. Alors que la garantie du statut et des droits des citoyens européens travaillant sur les bases militaires souveraines d’Akrotiri et de Dhekelia (à Chypre) devrait pouvoir faire l’objet d’un arrangement sans grande difficulté, il n’en va pas de même des deux autres questions.
L’accord de retrait devra ainsi éviter la réouverture des plaies irlandaises, car l’UE a promu avec succès la paix et la réconciliation consacrée par l’accord du Vendredi saint. Garante du respect de cet accord qui a mis fin aux violences en Irlande du Nord, elle devra éviter le retour d’une frontière physique sur l’île d’Irlande, tout en respectant l’intégrité de l’ordre juridique de l’Union. Une fois le Brexit entériné, la frontière entre les deux Irlande deviendra une frontière extérieure de l’Union. Il faudra alors permettre un transit des marchandises sans encombre, l’Irlande exportant par exemple plus de 40 % de sa production agricole et agroalimentaire vers le Royaume-Uni.
Gibraltar « constitue un territoire européen dont un État membre […] le Royaume-Uni, assume les relations extérieures », et le droit de l’Union ne s’y applique que partiellement. Gibraltar ne participe pas à l’union douanière et est exempté de la politique agricole commune et de la politique commune de la pêche. Suite au Brexit, le rétablissement d’une frontière terrestre entre l’Espagne et Gibraltar est susceptible d’affecter la libre circulation des personnes et le tourisme.
L’avenir de Gibraltar ne se pose toutefois pas uniquement en termes économiques ; il revêt également une dimension politique car, pour l’Espagne, le retrait britannique représente une occasion de récupérer la souveraineté sur le Rocher. Face à un Royaume-Uni devenu un État tiers, la revendication espagnole acquiert davantage de poids. Les orientations du Conseil européen prévoient ainsi qu’« aucun accord entre l’UE et le Royaume-Uni ne pourra s’appliquer au territoire de Gibraltar sans accord entre le Royaume d’Espagne et le Royaume-Uni ». Comme bien d’autres questions, le statut de Gibraltar mérite une attention particulière.
Finalement, on ne soupçonnera jamais assez les innombrables enjeux qui s’attachent au Brexit. De toute évidence, le retrait du Royaume-Uni nécessite beaucoup de pédagogie, sans quoi le « no deal » risque d’être au bout du chemin.
Yves Petit, Professeur de droit public, Université de Lorraine
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.