Notre planète Terre, Gaïa chez les Grecs, considérée comme un être vivant, correspond régulièrement avec une autre planète de l’univers, Aurore Kepler 452 B dans la constellation du Cygne. Gilles Voydeville nous fait découvrir cette magnifique correspondance interstellaire.
Lettre du mois d’août 2021 sur Gaïa
Lettre des terres brûlées sur Kepler
Ma chère Gaïa
Je viens de te lire et d’apprendre tant de chose que j’en suis encore ébahie. Tant d’événements se sont succédés chez toi, de façon si inattendue et surprenante, que j’ai l’impression que tu m’écris un roman plutôt que de me rapporter les faits de la vie sur ta terre. Ton petit virus est vraiment un as de la transformation, un contorsionniste de l’infiltration, un illusionniste qui feinte les systèmes hautement élaborés des défenses de ton Charmant. Il te permet de supporter ce dernier en lui rappelant qui est le maître.
La Paix ne peut durer indéfiniment
Moi aussi sur Kepler, ma terre, il faut bien que je vive avec mes créatures. J’ai l’avantage de ne pas avoir le problème de la nourriture à résoudre. Mes espèces qui se nourrissent des autres, j’ai tendance à les bannir. Mais si je les ai créées pour qu’elles ne se craignent, ça n’est pas pour cela qu’elles s’adorent. En vérité elles se tolèrent plus qu’elles ne s’aiment. Comme l’avait révélé les attaques des medorchats contre les pouloïdes, la paix ne peut pas durer indéfiniment entre deux races. Un peu comme si tes chiens adoraient tes chats !!! Il y aura toujours une lutte entre toutes ces créatures pour couvrir un territoire, en assujettir une autre ou se faire aimer par la race dominante qui chez moi est celle des Ovoïdes, et une vache à lait, le pouloïde. Chez toi, la chaîne alimentaire inclut l’exploitation mais surtout la dévoration des uns par les autres.
Les routes de la soi-disant félicité
Ton Charmant pratique les deux mais rares sont tes espèces qui en exploitent une autre si ce ne sont tes fourmis qui dressent tes pucerons pour récolter leur miellat et s’en régaler. En échange, elles les nettoient de leurs exuvies et de leurs déjections, évitant ainsi le développement de champignons toxiques. Les fourmis protègent leur bétail de tes coccinelles et de tes larves de syrphes qui aiment tes pucerons pour leur tendre chair et non pour leur fèces. Et si la sève vient à manquer sur les feuilles des plantes sucées jusqu’à la moelle par tes pucerons gloutons, tes fourmis les transportent sur d’autres branches. Des convois de fourmis logistiques chargées du bétail se forment sur les routes de la soi-disant félicité.
Tes fourmis partagent donc avec ton Charmant, l’exploitation des espèces pour leur production et pas seulement pour leur chair. Mais elles peuvent manger les pucerons qui ne produisent pas de miellat, tout comme tes Charmants dévorent les bœufs et exploitent tes vaches.
Donc ici sur Kepler, en général, la vie sous l’emprise de mes Ovoïdes est calme. Elle repose sur l’exploitation totale de mes pouloïdes qui n’ont pas les moyens de se révolter et donne leur lait sans contrepartie. Ce sont les esclaves du système. Mais leur esclavage se résume à des tâches automatiques et non douloureuses. Ils broutent, mastiquent, digèrent et produisent un délicieux lait sans douleur ni crainte. Ils règnent sur des tapis verdoyants où il suffit de tendre un cou replet pour goûter le pâturin des près, belle graminée des régions septentrionales de mon globe ; ou le ray grass vivace qui se relève sous leurs sabots aussi vite qu’il a été foulé ; ou la fine fétuque qui les régale à l’ombre des coteaux ; ou bien la fétuque élevée qui se régénère dès qu’elle est broutée ; la zoysia qu’ils rencontrent lorsqu’ils galopent sur des parcs interdits réservés à la promenade avec balles de mes Ovoïdes ; la bermuda qui aime la chaleur et dort en hiver comme un ourson des Rocheuses ; la chiendent de bœuf au corps large, dure, robuste et musclée, qui supporte la sécheresse et le sable ; l’eremochloa ophiuroides qu’ils aiment moins car elle est courte et résiste à leurs mâchoires.
Quelle dure vie que la leur ! Il leur suffit d’ouvrir la gueule et de ruminer. Tes Charmants font plutôt l’inverse…
Ah, quelle belle harmonie que d’avoir su trouver un esclave dont le travail ne le fait pas souffrir ! Car sa digestion est indolore, excepté quand il avale des serpents des prairies, sorte de petites couleuvres…
L’absence de lutte pour la nourriture permet de faire régner la paix entre les peuples ovoïdes. Si mes pâturages sont menacés, comme tu t’en souviens sans doute, c’est moi qui intervient. J’ai déjà généré une herbe dormitive pour laisser le temps à mes sols de se régénérer avant leur épuisement total.
Les Big Five et leurs razzia
Ici, la vie sauvage, celle que ne dominent ni n’exploitent mes Ovoïdes, est un peu plus rude. Rappelle-toi des Big Five et leurs razzia. Par sa puissance de feu ailée, cette espèce détruisait tout pour satisfaire sa gloutonnerie. Elle attaquait toute ma nature et ses délicats habitants. De mes Ovoïdes elle faisait des omelettes, de mes prairies des chaumes brûlées et de mes forêts des enfilades de troncs noircis par leur haleine de fer rouge. On n’en était plus à se demander si ça pouvait continuer, mais combien de temps la diversité résisterait à ces dragons d’enfer.
Là aussi, j’ai régulé…
Tu t’en souviens sans doute, avec de petits papillomavirus. Ils furent chargés d’infester les larves des Big Five, ces énormes chenilles qui serpentaient dans mes près avant de donner naissance aux monstres. J’avais compris le péché mignon de ces chenilles qui adoraient l’odeur de poisson pourri et d’entre-fesses animales. J’infestais donc mes mousses et mes baies de mon odorant papilloma virus. Les baies empestant à cent verstes, les larves n’avaient aucun mal à les situer et s’en régalaient à foison, comme tes moines sur un festin de fromage. Et quand au sortir de leurs chrysalides, les larves se métamorphosaient en ces mastodontes aviaires, ils cramaient leurs cocons qui, sous le feu de leur salive incandescente, se consumaient en exhalant un délicat fumet de chair avariée et d’entrecuisse de chevroïde.
Le premier crash d’un Big Five
Pendant quelques temps, les Big Five carburèrent à la chair ovoïde pour alimenter leurs muscles, et aux naphtes bitumineux pour abreuver leur pompe à feu. Mais après quelques hauts vols dignes de leurs ancêtres, ils commencèrent à battre de l’aile de façon un peu molle. Les loopings de leur immenses ailes nervurées, n’étaient plus aussi étonnants ni précis. Les piqués devenaient moins nets. Les redressements de trajectoires leur posaient des problèmes techniques et les frôlements d’obstacles inappropriés se firent de plus en plus fréquents, tout comme les vols incontrôlés sur le dos. Le jet de leur plasma brûlant devint moins puissant et il leur fut difficile de coaguler et d’avaler dans la foulée.
Et je me souviens encore de la délicieuse détonation qui m’apprit le premier crash d’un Big Five : les papilloma avaient réussi et Kepler fut bientôt débarrassée de ces chalumeaux ailés.
Un de perdu, dix de retournés et, bientôt, mille au tapis.
Ma chère Gaïa, je suis en train de changer d’avis : mis à part ce cas d’urgence qui, sous peine de voir s’établir un désert, nécessitait une intervention de ma part, je me demande s’il ne serait pas plus judicieux d’avoir des espèces qui se dévorent plutôt qu’elles ne s’exploitent.
Je m’explique : quand l’un de tes poissons carnassiers dévore un plus petit qui avait avalé le plancton, le carnassier épargne l’être démuni qu’est le plancton. Alors que tes fourmis en exploitant tes pucerons, asservissent tes plantes qui finissent par crever d’avoir été privées de leur sève.
De rusées bêtes
Nos carnassiers nous permettent bien d’avoir moins de bouches à nourrir et surtout ce sont les seuls qui permettent d’épargner nos végétaux sans défense : les fleurs des champs, les herbes des prairies et celles des étendues marines : le pelagos qui circule en pleine eau et le benthos qui tapisse nos fonds.
Comme tu le sais, je surveille mes Transparents qui sont de rusées bêtes et jusqu’à présent, j’aurais eu tendance à leur en vouloir de percer incognito les pis des pouloïdes et la coque des Ovoïdes. Mais à la lumière de mon nouveau raisonnement, je devrais sans doute les laisser se multiplier et essaimer pour épargner un peu plus mon monde végétal…
Ah ! Ma tendre Gaïa, qu’il est difficile de réguler une planète !
Heureusement que nous correspondons. Sinon je me sentirais remarquablement seule et je dirais de plus en plus seule. Mes savants de l’ICL viennent de me prouver l’aggravation de ma solitude. Notre Univers étant en expansion, nous nous éloignons chaque jour un peu plus l’une de l’autre. Oh bien sûr c’est très relatif au vu de la distance déjà existante. Mais ils ont calculé la vitesse de notre éloignement : 67,28+- 0,61 kilomètres par seconde par megaparsec (un megaparsec correspond à 3,26 millions d’années-lumière). Comme nous sommes distantes de 1400 années-lumière, cela fait quand même environ 30.000 kilomètres par seconde…
L’espace est un peu courbé
Puisqu’avec un autre système de perception utilisant le parallèle entre l’éloignement et la perception de l’objet observé en rouge (identique à ton effet Dopler), d’autres scientifiques ont trouvé des différences de distance de l’ordre de 10%, le monde scientifique est en train de remettre en question les théories initiales. L’ICL pense maintenant à introduire d’autres particules que l’énergie sombre présente dans l’espace vide. Dans la théorie de ton Einstein, elle contrecarrait la gravité pour expliquer l’expansion de l’Univers. La théorie de l’espace plat du type Euclidien (la somme des angles d’un triangle est de 180°) semble aussi être remise en question. Certains pensent que l’espace est un peu courbé. Si ma mémoire est bonne, plus il est courbé, plus nous avons de chances de passer par un trou de vers qui nous rapprocherait. Donc j’adhère à cette dernière théorie.
Enfin, rien n’est sûr. C’est le grand principe des recherches fondamentales. Après avoir acquis de nouveau instruments plus puissants, les savants s’aperçoivent des incohérences de leur précédente théorie et ils en émettent une autre. Celle-ci dure en général jusqu’à l’apparition d’autres instruments, plus puissants encore, qui démontrent l’insuffisance du nouveau modèle théorique qui doit lui-même laisser la place à un suivant. Même les théories tremblent pour leur vie.
35 millions de galaxies
Les derniers instruments, je ne sais si vous les avez, sont des spectrographes à fibres multiples branchés sur des télescopes. Les variations vers le rouge de la perception des galaxies observées par ces instruments vont pouvoir nous donner une cartographie du ciel en expansion : 35 millions de galaxies seront répertoriées. On aura la carte, il ne manquera plus que les moyens de circulation adéquats…
Ah, tout cela est passionnant, mais tout cela m’épuise !
Tout comme toi, je vais me reposer en contemplant mes paysages. Voir mes ruisseaux d’amarante fourmiller entre les bouquets d’asphodèles. Écouter mes torrents de nacre dévaler les gorges de quartz. Regarder mes échassiers au bec amphorique pêcher sur mes étangs couverts de nymphéa. Admirer mes nuages d’encens couvrir les vapeurs méphitiques des sulfureux volcans… Que ma nature est belle ! Que mon air est pur comme un rayon cosmique ! Que mon eau est claire comme une larme de nymphe ! Comme mon amour est immense !!!
Ton Aurore