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Le coup de com’ de Macron avec les Seabubbles

Point-de-vue. L’histoire est ancienne. Mais l’ancien secrétaire d’Etat au Budget, Christian Eckert, ne résiste pas à l’envie de revenir sur cet épisodode savoureux lorsqu’il était à Bercy et qui en dit long sur la mentalité d’un certain Emmanuel Macron, alors ministre de l’Economie, devenu depuis président de la République.

Christian Eckert, ancien secrétaire d'Etat au Budget (DR)
Christian Eckert, ancien secrétaire d’Etat au Budget (DR)

Par Christian Eckert

Tout commence le jour de ma nomination en avril 2014. Il n’y a pas de passation de pouvoir au sens habituel. Mon prédécesseur, Bernard Cazeneuve, a quitté son bureau de Bercy quelques jours plus tôt pour le ministère de l’Intérieur, place Beauvau.

Si cette histoire peut paraître anecdotique, elle traduit bien les facettes de la vie de ministre, à Bercy en particulier. Elle est surtout révélatrice du fossé qui s’ouvre entre Emmanuel Macron et moi.

Toujours prévenant, Michel Sapin m’appelle dès l’annonce officielle pour convenir avec moi des conditions précises de mon arrivée à Bercy. Il souhaite, faute de vraie passation, m’accueillir personnellement, avec quelques collaborateurs très proches.

En fin d’après-midi, j’entre donc avec lui à l’Hôtel des ministres, sa directrice de cabinet Claire et quelques intimes à nos côtés. Michel et moi nous entretenons une grosse demi-heure en tête à tête dans mon nouveau bureau et évoquons la situation, la constitution de mon cabinet, notre méthode de travail et le dossier urgent du programme de stabilité à transmettre à Bruxelles.

Un avenir à la douane

Concernant la « maison » Bercy, Michel me confie son inquiétude sur la douane. Contrainte à des restructurations, conduite à évoluer, s’interrogeant même sur son avenir, cette administration connaît une tension maximale et le dialogue social y est quasiment rompu. Michel me charge très précisément de m’en occuper, de recevoir vite et régulièrement leurs organisations syndicales et de veiller à ce que le plan pluriannuel de modernisation soit mis en place sans crise majeure.

Pendant trois ans, j’ai donc beaucoup reçu les agents, je me suis très souvent déplacé dans les brigades, j’ai programmé mille embauches, « inversant la courbe… des effectifs douaniers » et obtenant que les personnels réintègrent le défilé du 14 Juillet, pour la première fois depuis des dizaines d’années. J’y ai passé un temps fou, découvrant une structure complexe, des métiers particuliers, ainsi que des femmes et hommes attachants. Plus globalement, notre gouvernement a donné un avenir à la douane.

La navette du Nouveau Monde

Bercy est situé hors du périmètre d’or qui rassemble dans Paris l’Élysée, Matignon, le Parlement et la plupart des ministères. Or le temps des ministres est aussi rare que les embouteillages sont fréquents ; mais les sirènes et les motards irritent les Parisiens. Une « navette » fluviale nous conduit donc rapidement sur la Seine, de Bercy jusqu’à la place de la Concorde. Deux vedettes de la douane, vieillottes mais confortables et efficaces, sont pilotées par des douaniers pour assurer les trajets. Seuls les membres du gouvernement y sont admis, le cas échéant avec leurs accompagnants.

Début 2016, mon cabinet m’informe que, sur la Seine, des douaniers se sont illustrés en sauvant de la noyade un désespéré qui voulait mettre fin à ses jours : les deux agents ramènent à vide leur navette de l’embarcadère de la Concorde quand ils aperçoivent un individu sauter d’un pont. Ils se rapprochent aussitôt de l’homme qui refuse de saisir la bouée qu’ils lui lancent. Un douanier saute courageusement à l’eau. Le gouvernail bloqué par un vêtement, le bateau termine sa course contre une pile du pont. Mais tout le monde finit sain et sauf.

Avec ma cheffe de cabinet, nous décidons donc d’inviter l’ensemble des douaniers de la brigade fluviale à partager un petit déjeuner dans mon bureau, et d’en profiter pour récompenser les deux douaniers courageux avec une médaille et quelques cadeaux.

Les cabinets des ministres sont hyper-vigilants et veillent à tout. Chaque rendez-vous est passé au scanner, fait l’objet de notes détaillées et d’une préparation avec le ministre lui-même. La veille du petit déjeuner, on me « briefe » sur la réception du lendemain. J’écoute distraitement, car je connais ces douaniers et j’entends faire peu de cas du protocole et souhaite surtout partager avec eux un moment convivial.

Des navettes d’un nouveau genre

Après m’avoir décrit le déroulé, listé les viennoiseries et les boissons, proposé les décorations à remettre, mes conseillers me font part d’un « risque » de réclamation de l’équipe fluviale : nos deux navettes sont vétustes, tombent souvent en panne. Trouver les pièces de rechange devient difficile et les réparations sont de plus en plus coûteuses. Il se trouve que l’équipe fluviale a été approchée par une entreprise de type start-up, proposant des SeaBubbles, navettes fluviales d’un nouveau genre.

On me montre alors un dossier, bien formaté, présentant des montages photographiques de ces nouveaux engins quelque peu futuristes sur la Seine, avec un mini-port situé sous le bâtiment de Bercy. Je découvre ces petits véhicules électriques, dont le principe est basé sur celui des hydroptères. La vitesse et la morphologie de ces véritables « bateaux volants » les font pratiquement décoller de l’eau.

Mais l’entreprise qui les construit n’en est qu’au stade des prototypes, rien n’est encore homologué, les prix, inconnus et, pour finir, il faudra construire un quai spécifique pour garer et recharger les SeaBubbles. Mes conseillers souhaitent m’informer, au cas où les douaniers, évidemment intéressés, évoqueraient ce sujet.

Autour d’un café

Le lendemain, comme convenu, tous les équipages entrent dans mon bureau, les yeux écarquillés. Il faut dire que l’endroit est splendide : d’immenses baies vitrées ouvertes sur Paris quasiment à la verticale de la Seine, le tout sous des hauteurs donnant un volume impressionnant. Tous pénètrent ici pour la première fois. On prend les photos, plonge sur les pains au chocolat, prononce les éloges prévus et prolonge ce moment en parlant à bâtons rompus autour d’un café.

Bien sûr, le responsable du groupe finit par sortir le dossier SeaBubble que je reconnais immédiatement. Je l’écoute attentivement, devine chez lui l’envie de disposer de nouveaux outils, même s’il reste prudent en s’adressant à son ministre de tutelle. Je réponds avec la même prudence, indique que la démarche pourra prospérer lorsque les véhicules auront été testés et homologués et rappelle les contraintes budgétaires qui sont les nôtres. Je m’engage à étudier avec bienveillance le projet, dès lors qu’il sera techniquement validé et qu’il n’explose pas nos dépenses. Je n’ai rien promis mais rien écarté.

Les équipes repartent satisfaites, me promettant une invitation dans leurs locaux de bord de Seine pour un prochain apéritif « déjeunatoire » composé de spécialités de leurs régions d’origine… J’oublie pour un temps les SeaBubbles. Pour un temps seulement…

Les manœuvres de Macron

Début juillet de la même année 2016, le Premier ministre se rend pour un voyage éclair en Corse. Je suis dans la délégation, car les questions fiscales y sont extrêmement sensibles : le non-règlement hyper-dérogatoire des droits de succession et quelques autres sujets tout aussi favorables en vigueur dans l’île de Beauté – prix du tabac, déductions fiscales supplémentaires, non-paiement récurrent des cotisations sociales des agriculteurs… – font l’objet de sempiternelles exceptions, rediscutées régulièrement à chaque loi de finances et à chaque censure du Conseil constitutionnel.

Le lobby corse à l’Assemblée est l’un des plus puissants. De nombreux députés, pas forcément élus dans les circonscriptions de Corse, ont des origines ou des attaches en Corse. François Pupponi, à gauche, et Xavier Bertrand, à droite, en font par exemple partie.

Un peu avant de monter dans l’avion du retour, je reçois un mail de mon cabinet reproduisant deux articles de presse. L’un d’eux, extrait du Parisien, titre : « À VivaTech, Macron commande les premières SeaBubbles pour ses douaniers » !

J’imagine la joie des douaniers… Macron commande les jouets qu’Eckert n’a pas voulu nous acheter ! Je n’ai pas de budget, pas entendu parler d’appel d’offres, encore moins signé de commande pour des véhicules qu’on m’a présentés comme n’étant qu’au stade de prototype… Et puis « ses douaniers »…

Je passe des heures à améliorer nos relations avec eux, peine à restructurer leur réseau, gère les liens police-justice-douane, travaille sur la fluidité des opérations de dédouanement dans les ports et les aéroports, l’autoliquidation de la TVA sur les échanges internationaux… Et mon collègue décide seul, sans même m’en parler, de dépenser quelques dizaines de millions pour des véhicules encore en gestation sur un budget qui n’est pas le sien ! Et, évidemment – c’est le but de la manœuvre –, il s’empresse de le clamer devant la presse !

Le Père Noël de la brigade fluviale

Je manque de m’étouffer, et envoie sur-le-champ un SMS à Emmanuel Macron, devenu l’espace d’un salon le « père Noël de la brigade fluviale », pour lui demander des explications. « De quel droit as-tu commandé des SeaBubbles pour la douane ? Sur quel budget ? Merci de ta réponse. » Sa riposte est aussi rapide que vague : « J’ai rien commandé, la presse exagère, ceci dit le chef d’entreprise attend un signe… Sinon il va se barrer ailleurs. »

Ceux qui me connaissent savent que mes colères sont rares. Elles sont d’autant plus violentes que ma rancune tenace. Le voyage Ajaccio-Paris ne me calme pas et, juste après l’atterrissage, je lance un tweet rageur :

« #Macron passe des commandes de SeaBubbles pour la douane. Il fait donc tout à la fois ce surhomme. Ministre de tous les étages de Bercy ? »

D’ordinaire, mes tweets sont vus entre 1 000 et 5 000 fois. Celui-ci atteint rapidement plus de 50 000 affichages. La presse s’en mêle et, depuis Ajaccio, le Premier ministre tente d’éteindre la polémique en disant du bien de ses deux ministres, veillant à un équilibre parfait.

Mais, derrière cette fâcherie qui peut paraître exagérée et anecdotique, s’exprime un clivage plus profond. Sur bien des sujets, Emmanuel Macron n’a eu de cesse de ringardiser ses collègues et d’enfourcher systématiquement – et sans argument de fond – le cheval de l’innovation : un Eckert dépassé, économe pour ne pas dire pingre qui s’oppose à un Macron moderne, audacieux et investisseur. Voilà pourquoi ce qui aurait dû être un épiphénomène a été scénarisé par le futur Marcheur.

Abus de biens sociaux

Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les déplacements du ministre de l’Économie à Las Vegas pour la French Tech Night ont été réalisés selon un budget unlimited, accordé avec la bénédiction de sa future ministre du Travail, Muriel Pénicaud, qui reste soupçonnée d’un possible délit de favoritisme. C’est assurément plus smart de se montrer à Las Vegas au milieu des projecteurs que de gérer les difficultés d’une fonderie d’aluminium des environs de Longwy qui emploie – encore – trois cents ouvriers. Mon ancrage territorial est en Lorraine, pas dans le désert du Nevada.

Aux dernières nouvelles, les SeaBubbles, ces taxis volants électriques, navigueront bientôt sur la Seine. Uniquement pour un galop d’essai. La maire de Paris, Anne Hidalgo, a indiqué fin novembre 2017 que, après avoir levé les contraintes réglementaires, les premières SeaBubbles pourront être expérimentées en 2018. Le Suédois Anders Bringdal, cofondateur de ces merveilles, s’en est félicité. Tant mieux. Nos successeurs à l’Économie, Bruno Le Maire et Gérald Darmanin, pourront alors juger ensemble de la pertinence d’un projet propre à Bercy, en assurer le financement et communiquer sur du concret, pas sur du vent.

En fait, en Août 2021, l’épopée des Seabubbles connait une nouvelle étape. Le Canard Enchainé » relate des faits étranges, parle d’abus de biens sociaux et décompte l’argent englouti dans cette drôle d’affaire. Heureusement, j’ai à priori évité que l’argent destiné à la douane y disparaisse, malgré le drôle de jeu de mon collègue de l’époque soucieux de son image plus que des intérêts de l’Etat. Ces Seabubbles deviendraient-ils un remake du Vaisseau Fantôme ?

*Extrait d’un chapitre à peine retouché de mon livre « Un Ministre ne devrait pas dire ça… » (Robert Laffont).

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