Vincent Geisser, Aix-Marseille Université (AMU) et Youssef Nouiouar, Université Paul Valéry – Montpellier III
L’attentat commis par les frères Kouachi, le 7 janvier 2015, contre la rédaction du journal satirique Charlie Hebdo et, plus récemment, l’assassinat d’un professeur d’histoire-géographie, Samuel Paty, le 16 octobre 2020, par un jeune tchétchène résidant en France, ont été revendiqués par leurs auteurs comme une volonté de venger l’honneur du prophète Mohamed, considéré comme le dernier des prophètes et « le Sceau de la prophétie » en islam.
C’est cette même figure qui est aussi défendue avec véhémence, voire violence par des militants et citoyens de différents pays des mondes musulmans aujourd’hui, critiquant la position de la France à l’égard des caricatures.
Dans les deux cas, les motivations des terroristes interrogent les observateurs profanes – comme les chercheurs en sciences sociales – sur la dimension prophétique de la socialisation religieuse des jeunes musulmans français. Est-ce vraiment au nom du prophète Mohamed que certains revendiquent leurs tueries aujourd’hui ? S’agit-il d’un facteur significatif du passage à l’acte terroriste ?
Le prophète Mohamed : un objet sociologique comme un autre ?
Malgré un nombre substantiel de commentaires écrits et oraux sur le rapport émotionnel des croyants et des pratiquants musulmans à la figure prophétique, peu de travaux islamologiques et sociologiques se sont penchés de manière approfondie sur les représentations, les discours et les pratiques sociales des musulmans français et européens autour de leur messager Mohamed.
Cette absence de travaux s’explique moins par un manque d’intérêt pour la question que par une relation qui est souvent posée comme une évidence : depuis le VIIIe siècle du calendrier hégirien – ère des musulmans – un « modèle prophétique » se serait imposé dans la oumma (communauté des croyants) musulmane.
Cette vision est défendue par certains islamologues tels que Anne-Marie Delcambre qui écrit que la figure du prophète structurerait de manière déterminante leur rapport à la fois au croire et la pratique religieuse, voire au monde. Et ce, au point de concurrencer la relation à Dieu.
« Les musulmans – véritablement “mahométans” par leur pratique – en vénérant à ce point le prophète donnent un rival à Dieu et rompent, de ce fait, avec le strict monothéisme qu’ils croient toujours, avec beaucoup de naïveté, pratiquer. »
Une telle conception essentialiste du supposé « prophétisme » des musulmans nous paraît devoir être interrogés sur un registre critique, nous incitant à poser une hypothèse plus nuancée.
La dimension prophétique reste centrale dans l’éducation parentale et la socialisation religieuse des jeunes musulmans français mais elle ne constitue pas un tout.
Mohamed un médiateur de sens
En ce début de XXIe siècle, la figure de Mohamed constitue une forme de « médiateur de sens » dans la construction de la personnalité des croyants et dans la production des identifications collectives et communautaires.
En ce sens, le prophète Mohamed reste une figure extraordinaire dans la vie ordinaire de millions de musulmans en France et du monde entier, ce qui justifie une tentative de l’appréhender comme une figure sociologique à part entière en échappant à la seule biographie de type apologétique ou hagiographie.
C’est dans cette perspective que nous avons conduit récemment (2019–2020) une enquête sociologique sur la relation des jeunes musulmans français au prophète Mohamed. Cette enquête fera l’objet d’un article à paraître dans un ouvrage collectif sur le prophète, dirigé par Nelly Amri, Rachida Chih-Faulks et Stefan Reichmuth aux éditions Brill.
Nous avons réalisé une trentaine d’entretiens semi-directifs dans le sud de la France ainsi qu’une analyse de la littérature enfantine sur la vie de Mohamed (disponible dans les librairies musulmanes et sur Internet). Nous avons aussi travaillé à partir des contenus disponibles via les réseaux sociaux (le « Prophète numérique » sur YouTube, les sites Web, Facebook et les blogs) et d’observations directes au sein d’instituts religieux islamiques de la région Sud et Occitanie.
Un référent pour les plus jeunes
C’est généralement au sein de la cellule familiale que les jeunes musulmans français découvrent pour la première fois la figure du prophète Mohamed, certains à un âge précoce (entre 5 et 10 ans), d’autres plus tardivement à l’adolescence.
Le personnage du prophète est ainsi évoqué par les parents comme une figure de référence quasi quotidienne, pour réprimander un « mauvais comportement » ou pour inciter les enfants à une conduite exemplaire.
À ce niveau, la figure prophétique agit comme un médiateur de sens pour asseoir l’autorité parentale et gérer certains conflits intrafamiliaux.
Mais elle est aussi associée à des moments intimes comme, par exemple, les petites histoires ou les contes racontés aux enfants pour les endormir le soir.
Il n’est pas rare qu’à l’occasion des anniversaires ou des fêtes musulmanes les parents offrent à leurs enfants des livres sur la vie du prophète Mohamed et sur les prophètes en général, qu’ils se procurent dans les libraires musulmanes, sur les sites de vente en ligne, ou encore dans les foires musulmanes comme celle du Bourget organisée chaque année par l’association « Musulmans de France » (ex-UOIF).
À ce niveau, on notera une évolution majeure : la littérature islamique destinée aux enfants, qui a longtemps été dominée par un registre rigoriste et moralisateur, a de plus en plus tendance à s’aligner sur les standards de présentation de la littérature enfantine profane et généraliste.
Même s’il n’est jamais représenté en tant que tel, le plus souvent sous une forme métaphorique, les éditeurs, les auteurs et les dessinateurs musulmans ont de plus en plus le souci de délivrer un message accessible et une iconographique attractive pour un lectorat musulman socialisé en France et en Europe, cédant à une forme de « disneyisation » (en référence implicite au monde de Disney) du récit de la vie du prophète tels que rédigé par les savants musulmans (sira).
C’est d’ailleurs dans une perspective similaire que le réalisateur américain Richard Rich a réalisé en 2004 un film d’animation « Muhammad : le dernier prophète », dont la version française a connu un vif succès auprès des jeunes musulmans de l’Hexagone.
Le rôle proéminent des réseaux sociaux
Bien sûr, il ne convient de ne pas sous-estimer, notamment à l’adolescence, l’influence des réseaux sociaux, où de nombreux prêcheurs et prédicateurs musulmans francophones délivrent des conférences sur le prophète Mohamed ou se livrent à une exégèse (interprétation) des paroles prophétiques (hadiths).
Ici, il est clair que les milieux salafistes qui promeuvent une vision littéraliste et rigoriste de la tradition prophétique ont une longueur d’avance sur les autres obédiences musulmanes : ils sont très largement majoritaires, pour ne pas dire hégémoniques sur la toile, concernant les productions numériques sur le prophète Mohamed, ce qui ne veut pas dire forcément qu’ils soient toujours les plus suivis, comme en témoigne l’un de nos jeunes enquêtés marseillais :
« Sur Internet, je me méfie un petit peu. Parce qu’il y a trop de personnes, trop d’avis. On n’est pas sûr de la source et tout. Je me méfie, je préfère demander à mon prof. »
Réactions aux « caricatures de Mahomet »
Bien que notre enquête sociologique ait porté principalement sur les formes de piété et de dévotion ordinaires des jeunes musulmans français vis-à-vis du prophète Mohamed, nous n’avons pas manqué de les interroger sur les polémiques publiques autour de la publication des « caricatures de Mahomet » (prophète Mohamed).
Contrairement aux idées reçues, ils auraient plutôt tendance à défendre une position de retrait par rapport au débat public, même si sur le plan intime, ils ressentent parfois une blessure symbolique, comme en témoigne Nadia de Sète :
« Oui, j’étais très touchée parce que j’étais très jeune à l’époque, j’étais assez choquée qu’on puisse parler comme ça [du Prophète]. Ça m’a fait poser beaucoup de questions sur la liberté d’expression et tout ça. J’en ai parlé avec ma famille, avec mes amies et beaucoup de non-musulmans aussi. »
À certains égards, ils éprouvent un certain fatalisme par rapport aux polémiques publiques autour des caricatures de Mahomet, qui les incite davantage à s’abstenir qu’à réagir, comme le reconnaît Djamel de Marseille :
« Au risque d’être accusé d’égoïsme, je sens de la quiétude bizarrement. Je me dis que ce n’est pas la peine de s’emporter. Je me suis dit que c’était la décision de Dieu qui a voulu que ça se produise et qu’il fallait laisser aller en paix, laisser faire les choses. »
La grande majorité de nos enquêtés refusent même l’idée d’organiser des manifestations publiques pour défendre l’honneur du Prophète, comme l’affirme Chahida étudiante marseillaise :
« Personnellement, je pense que ça ne sert à rien d’organiser des manifestations pour défendre le Prophète. Il faut juste invoquer Dieu et on demande à Dieu qu’il arrête tout ça et c’est tout ! Les émeutes, ça ne sert à rien. Ca va plus aggraver le problème, ça va provoquer une nouvelle guerre. »
Et ils rejettent unanimement toute éventualité de recourir à la violence pour laver l’honneur du prophète, se distanciant clairement des actes terroristes à l’instar d’Imed :
« Déjà la violence, je ne la cautionne pas du tout. Pour changer l’avis de quelqu’un, ce n’est pas la solution. Il faut réagir par les paroles, par l’écrit. À propos de Charlie Hebdo, j’ai entendu dire “Ils l’ont bien cherché”. Mais ça je ne cautionne pas du tout. C’est la liberté d’expression ».
D’aucuns vont même jusqu’à évoquer des arguments théologiques pour justifier leurs positions pacifiques, qu’ils disent inspirées de la vie du prophète Mohamed : la violence est délégitimée au nom des enseignements du prophète.
Néanmoins la réalité semble démontrer que des individus isolés peuvent se retrouver sous l’emprise d’un discours extrémiste prononcé au nom du prophète.
Une population à la marge dans laquelle ne se reconnaissent pas les jeunes interrogés dans le cadre de notre enquête. Ceux que nous avons rencontrés entretiennent une volonté de discrétion, une relation personnelle, loin de tout désir de rupture sociétale, à l’instar de ce jeune Marseillais :
« Ma relation au Prophète est intime, elle n’a pas besoin d’être ostentatoire ! »
Vincent Geisser, Sociologue, Aix-Marseille Université (AMU) et Youssef Nouiouar, Sociologue, Université Paul Valéry – Montpellier III
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.